La liberté est chérie des poètes, qui écrivent son nom sur des pages tremblantes, des sculpteurs, qui l’érigent illuminant le monde, des peintres, qui la dessinent guidant le peuple. Chez les philosophes aussi, elle a de nombreuses émules qui cherchent à libérer l’homme de ses chaînes, notamment de celles de l’ignorance. Mais comment concilier l’idée de liberté et la nécessité d’obéir ? Car toute notre vie, nous devons faire face à des contraintes, à des ordres, nous plier à des lois et des conventions. Naïfs sont ceux-là qui espèrent ne pas s’y soumettre, car on ne désobéit pas à une loi : on obéit à une autre. S’ils ne tombent écrasés, ils vivent avec une liberté des plus illusoires. Obéir librement est un exercice de sa liberté, la désobéissance est une forme d’esclavage. Cependant, l’obéissance ne peut-être pratiquée par un individu seul. L’obéissance suppose un ordre, émanant d’une autorité, et une durée. Toute obéissance n’est pas bonne, et celui qui obéit n’est pas nécessairement libre. Un tel peut obéir et être libre, un autre peut être contraint à obéir mais n’a pas renoncé à sa liberté, un dernier peut obéir sans y être contraint, et s’abandonner à l’esclavage.
Dans Pinocchio de Collodi, le pantin animé Pinocchio se veut libre en n’obéissant qu’à lui-même. Mais n’obéir à personne, est-ce vraiment possible ? Pinocchio a sans doute l’impression d’être libre quand il désobéit à Geppetto, mais il est en fait le pantin de ses mauvaises fréquentations. Pantin dont on tire les ficelles, Pinocchio le reste tant qu’il reste rebelle. Il devient réellement libre lorsqu’il se soumet librement aux règles de la société. Le livre de la Genèse nous offre un exemple analogue, avec le récit de la Chute d’Adam. Adam et Eve désobéissent à Dieu, et mangent du fruit défendu. Ils ont violé la loi divine, et ils seront chassés du paradis terrestre. Leur désir d’être plus grands, plus libres les a perdus. Car en goûtant du fruit défendu, ils n’agissaient pas librement, mais se laissaient entraîner et enchaîner par le serpent. De même, ceux qui ne veulent plus obéir à aucune loi se leurrent et s’enchaînent. La liberté n’existe que dans l’obéissance. Ceux qui veulent ne pas obéir se perdent dans l’incohérence et le sang comme Caligula, ou tombent, brisés dans leur orgueil face aux ouragans de ce monde, tel ce Chêne de La Fontaine qui se voulait au-dessus de l’obéissance aux vents. Hélicon a raison, qui, quand Caligula lui confie son "besoin d’impossible" répond laconiquement : "C’est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu’au bout." La liberté, c’est le choix. Etre libre, c’est choisir librement à qui ou quoi obéir, car obéir il faut. Ne renonce pas à la liberté celui qui obéit ainsi. La question se pose donc : qu’est-ce que l’ "obéissance libre" ? Obéir, c’est par définition obéir à un autre, à quelque chose qui m’est extérieur, à ce que nous appelerons une autorité. Obéir, c’est également obéir à un ordre, une injonction. Enfin, obéir, c’est obéir dans le temps. Ordre, autorité et temps, l’examen de ces trois éléments nous révélera quand l’obéissance est libre et quand elle ne l’est pas. Car il est clair que toutes les formes d’obéissance ne sont pas libres, mais que certaines sont contraintes ou corrompues.
Faust, le fameux héros de Goethe, signe un pacte avec Méphistophélès, l’incarnation du Diable. Il est sans doute un exemple parfait d’obéissance non-libre. Sous l’impulsion de son maître, Faust amène Marguerite qu’il aime à l’infanticide, à la prison et à la mort. Manifestement, son obéissance à Méphistophélès n’est pas sous le contrôle de sa volonté propre. Bien qu’il traite Méphistophélès comme le caniche noir sous la forme duquel il lui est apparu, c’est en fait Méphistophélès qui tient le docteur Faust en laisse. Comment en aurait-il pu être autrement ? Entre Faust et Méphistophélès, il y a une relation d’élève à son maître. L’autorité de Méphistophélès est intellectuelle : "Je ne suis pas omniscient, mais j’en sais long" dit-il. Mais le maître est infiniment plus fort que son élève. Faust, dans sa vanité, crut pouvoir tenir tête au Diable et d’être son égal. Mais l’esprit de Faust ne pourra jamais atteindre les sommets de puissance qu’hânte Méphistophélès, malgré toutes les leçons et toute la science que son maître voudrait bien lui donner ("Mon ami, entends bien cet enseignement ?") Ainsi, son obéissance sera sans fin, sera une servitude éternelle. Au contraire, l’obéissance de Marguerite à son Henri n’est pas éternelle. L’autorité de Faust sur elle est morale, et n’est pas démesurée. Faust est "un excellent homme", non pas un "monsieur mon révérend Maître". Au dernier Acte, Marguerite le repousse, horrifiée, car elle s’est liée à lui librement. Maintenant qu’elle voit la dépravation de Faust, elle peut se délier. Faust lui ne peut s’opposer à l’appel de Méphistophélès : depuis le début, il est son esclave, il n’a pas la puissance ou la volonté pour se libérer de sa servitude, qu’il soit conscient d’elle ou non. L’obéissance libre peut être abandonnée, rejettée. La servitude est éternelle et n’a pas de fin prévisible. Ainsi, Adam dans le jardin d’Eden était libre quand il obéissait à Dieu : il a pu désobéir. Le Diable de même était libre, puisqu’ange il s’est révolté. L’ordinateur HAL dans 2001 : l’Odyssée de l’Espace est lui un esclave de son programmateur. Quoiqu’il fasse, il ne peut se libérer de son obéissance à son esprit métallique, et est ainsi neutralisé. De même, les français qui combattirent dans la Waffen-SS avec la division Charlemagne n’obéissaient plus librement. Ils s’étaient engagés volontairement, mais ne peuvent revenir en arrière, ne peuvent déserter. Ils se sont soumis à une obéissance dont ils ne pouvaient percevoir la fin dans le temps : aussi longtemps qu’un régime qu’ils croyaient immortel.
Nous voyons ainsi comment celui qui se soumet à une obéissance pouvant durer infiniment longtemps a renoncé à la liberté. Cela ne veut cependant pas dire que ceux qui obéissent à une même autorité toute leur vie ne sont pas libres. Ils peuvent en effet renouveller à chaque instant leur obéissance temporaire, en ayant toujours la possibilité de rebellion. Une ombre apparaît cependant sur cette distinction que nous avons réalisé. N’y a-t’il pas des gens qui obéissent, ne perçoivent pas de terme à leur obéissance, et n’ont cependant pas renoncé à la liberté ? On peut se souvenir de la dictature de Trujillo, évoquée récemment par l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa dans La Fête de La Chèvre. Pendant plus de trente ans, Rafael Trujillo fit régner la terreur sur ce qui est aujourd’hui la République Dominicaine. La capitale Santo-Domingo était alors appelée Ciudad Trujillo, et les exactions du clan proche du pouvoir augmentaient presque proportionnellement avec leur glorification par le régime. Il serait absurde de dire que les dominicains qui travaillaient dans la peur pour le gouvernement étaient libres. Cependant, peut-on dire qu’ils en aient pour autant renoncé à la liberté ? Il est évident que non, car Trujillo fut assassiné en 1961. Cette fin inattendue confirme que certains, sans nécessairement en avoir les moyens réalistes, rêvaient de reprendre leur liberté et n’en avaient pas abandonné l’espoir. De même, tout en étant réduits à un esclavage abject, il y a des gens tels Spartacus ou Soljenitzyne qui ne renoncent pas à la liberté. L’un a fait trembler Rome, l’autre Moscou. Ni Rome, ni Moscou ne sont tombées sous leurs coups, mais ils ont fait reconnaître au monde leur désir ardent de liberté tempéré ni par les fers ni par la torture ou la peur. Ceci vient du fait que l’autorité à laquelle ils sont livrés sans porte de sortie apparente émane d’une supériorité physique et non intellectuelle ou morale. Spartacus combat dans le Circus Maximus par ce que les soldats Romains l’y contraignent. Soljenitzyne accomplit les tâches épuisantes du goulag, parce que les gardes ont des fusils et lui pas. Ainsi, l’obéissance même interminable à une autorité supérieure physiquement, n’est pas nécessairement une renonciation à la liberté.
Qu’en est-il de l’autorité émanant de la supériorité intellectuelle ou morale ? Il faut d’abord reconnaître que cette autorité est subjective et non objective, à l’inverse de la supériorité physique. Il est certain que Soljenitzyne a une puissance physique moins grande que celle de son garde. Cependant, il est beaucoup plus difficile de dire s’il est également inférieur moralement ou intellectuellement. Tous les test d’intelligence manifestent une grande subjectivité : plus d’importance donnée à telle ou telle faculté, et moins à telle ou telle autre. Quant à l’autorité morale, elle se rapporte à un système, et il existe bien plus d’un système : "tout homme a son langage du bien et du mal qui lui est propre", écrira Nietzsche. Si un homme reconnaît dans un autre ou dans un groupe d’autres une supériorité morale ou intellectuelle et leur obéit, peut-on dire qu’il a renoncé à sa liberté ? Si cette supériorité est due a un manque d’expérience et n’est donc pas interminable, si la différence séparant le maître du disciple n’est pas infranchissable, alors l’obéissance du disciple n’est pas renonciation à la liberté mais éducation. C’est ainsi que les enfants obéissent à leurs parents et leurs professeurs, percevant que ceux-ci ont acquis une expérience et des connaissances au cours de leur existence que les enfants ne possédent pas en ce moment mais peuvent acquérir. Ce cas est relativement simple, mais qu’en est-il du cas où la supériorité du maître est hors d’atteinte de l’élève ? Le rapport des forces du couple maître-élève est déséquilibré, et le couple peut se métamorphoser comme dans le cas de Faust pour devenir maître-esclave. Tout dépend donc de la personnalité du maître et de l’élève. Un bon maître saura orienter son élève vers une autre sphère, ou l’empêcher de renoncer à sa liberté. Dans Narcisse et Goldmund d’Hermann Hesse, le novice Narcisse possède une forte emprise sur l’écolier Goldmund qui a préssenti en lui un maître naturellement supérieur. Narcisse est, c’est vrai, intellectuellement au-delà de Goldmund. Autant que Goldmund s’acharne à étudier et le Grec et les Mathématiques, il ne pourra jamais égaler Narcisse dans ces domaines. Mais Narcisse est un bon maître, et il ne cherche pas à imposer sa Weltanschauung ou sa volonté. Il voit ainsi que son élève appartient au monde des sens et de l’intuition autant que lui Narcisse appartient à celui de l’esprit et la logique. Sentant que le cloître n’est pas la vocation de Goldmund, il encourage ainsi son élève à partir et à trouver sa voix. Bien plus tard, les deux hommes se retrouvent, et il n’y a plus, maintenant, de maître et d’élève, mais seulement d’amis, conscients tous les deux de la grandeur de l’autre. Dans la même situation que Narcisse, Méphistophélès, mauvais maître par excellence, aurait cherché à accentuer encore son empire sur le jeune Goldmund pour en faire sa créature. Ainsi, s’il est dangereux de se soumettre et d’obéir à une autorité subjectivement supérieure intellectuellement ou moralement, le péril de se retrouver esclave est atténué par l’excellence du maître bien-choisi, qui ne songe pas à retirer sa liberté au disciple prêt à y renoncer.
Une ombre plane toujours, cependant, sur notre argument. N’y a-t’il pas des élèves qui se lient à des maîtres supérieurs mais mauvais, et qui cependant n’en ont pas pour autant renoncé à leur liberté ? Et comment l’élève de toute façon peut-il bien choisir son maître ? La réponse à ces questions repose dans la relation de l’élève à l’ordre, et dans la personnalité de l’élève. Pour les Anciens, le meilleur des élèves était celui qui contestait les thèses du maître. Contester les thèses de celui qui semble supérieur moralement ou intellectuellement peut être le signe de deux choses : ou bien cette supériorité subjective est illusoire, et l’élève deviendra l’égal ou le supérieur du maître, ou bien l’élève a un caractère libre et contestataire. Dans le premier cas, notre "problème" est facile : l’élève, brillant autant que son professeur, lui obéira pendant un temps plus ou moins long, puis s’en détachera, comme Alexandre le Grand se détacha de l’enseignement d’Aristote qui s’était détaché lui-même du Platonisme, ou comme le génial Johannes Kepler se détacha du géocentrisme de Tycho Brahé. Dans le second cas, l’élève sera pour nous un "bon élève", c’est à dire que sans pouvoir nécessairement rivaliser moralement ou intellectuellement avec son maître, il ne renonce pas à sa liberté en lui obéissant. Cet élève, à force d’ironie, de détachement ou d’indépendance d’esprit obéit au maître , qui peut être mauvais, ne perçoit pas la fin de son obéissance, mais reste libre, garde un esprit critique. Quand il obéit, il le fait "pour le plaisir", comme le guerrier Danakil Cush dans les Ethiopiques d’Hugo Pratt. Cush reconnaît le bon sens des ordres qui lui sont donnés, mais ostensiblement ne fait que ce qu’il a envie de faire. Dans Le Jardins des Sentiers qui Bifurquent, Borges nous propose le personnage du Dr. Yu-Tsu, espion allemand qui tue le sinologue Albert qu’il admire. Yu-Tsun déclare qu’il n’a commis ce crime "pas pour l’Allemagne, non !" bien que ce soient aux ordres de l’Allemagne qu’il ait perpétré son forfait. Le "bon élève" est ainsi celui qui conteste l’ordre, ou qui est capable de le contester, même s’il émane d’un être supérieur au plan moral ou intellectuel. Par opposition, le "mauvais élève" est celui qui, une fois qu’il a reconnu en une personne ou un groupe de personne une supériorité, s’incline devant tous leurs ordres sans discuter. On peut penser notamment à ces fonctionnaires de la France de Vichy qui ont continué à travailler et ont collaboré pendant la guerre parce que les autorités civiles les plus visibles et le maréchal Pétain, héros de Verdun, lui demandaient de le faire, ou à ces soldats qui s’attachent à des chefs charismatiques comme Hakim de Merv ou Napoléon Bonaparte et les suivent jusqu’à la mort. Obéir aveuglement, c’est renoncer à la liberté. Rester lucide, c’est s’y agripper.
Obéir est une nécessité. Renoncer à la liberté, n’en est, cependant, pas une, comme nous l’avons vu. Ceux qui obéissent de façon ponctuelle ou temporaire, ceux qui n’obéissent que contraints "par la force des baïonnettes", ceux qui obéissent à un "bon maître", ceux qui sont des "bons élèves", ceux-là ne renoncent pas à la liberté. La contradiction qui peut sembler à première vue exister entre "obéir" et "être libre" n’en est pas une- le véritable paradoxe, c’est plutôt qu’on puisse renoncer à la liberté. Est-ce bien possible de se séparer de ce qui pour beaucoup nous définit entièrement ? Nous avions parlé des "mauvais élèves", qui ne sont pas assez critiques ou attachés à leur indépendance. Existent-ils vraiment, même dans les sociétés où l’obéissance est imposée à des degrés extrêmes, ou n’y a-t’il pas au fond de chacun de nous un "bon élève" déviant, un Winston d’Orwell écrivant "Down with Big Brother" ou un Bérenger d’Ionesco combattant la rhinocèrite aiguë qui ne renonce jamais à sa liberté même dans les moments de plus grande servilité ?