Que nous conseille l'opinion quant à la conduite à tenir vis-à-vis du désir ? Aujourd’hui, tout le monde flatte la recherche du plaisir. Nous sommes largement encouragés de donner satisfaction à tous nos désirs. "Vivre ses désirs" est dans le monde actuel une formule publicitaire assez banale. Nos mœurs n'ont pas une forme répressive, ils seraient plutôt très largement laxistes. Nous partageons d'emblée l’opinion selon laquelle le bonheur, c’est la satisfaction de tous les désirs. Cette libération a apporté l'idée qu'il ne fallait surtout pas réprimer, qu'il fallait même exprimer le désir, exprimer ses désirs et se borner à les suivre. Celui qui voudrait réprimer ses désirs serait vu dans notre monde comme une sorte d'exception étrange à une règle commune qui enseigne le contraire. Nous pouvons donc nous étonner de mettre en association le bonheur avec le renoncement de ses envies. En effet, le bonheur c'est au moins la satisfaction de notre nature et notre essence n'est-ce pas le désir? Comment parler sérieusement de renoncer à nous-mêmes?
Pourtant, de loin en loin, nous faisons aussi l’expérience de ce que la multiplication des désirs engendre aussi l’insatisfaction, le dégoût et l’ennui. "Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne". Fatigué de désirer en restant mécontents, nous serions presque en désespoir de cause tentés de dire tel que Proust que : "si le bonheur ou du moins l’absence de souffrance peut-être trouvé, ce n’est pas dans la satisfaction, mais dans la réduction, l’extinction progressive finale du désir qu’il faut chercher". L’ascétisme serait alors la véritable morale du désir. La question est donc : le bonheur est-il dans la réalisation ou dans la suppression des désirs ?
I. Volupté des désirs et impossibilité du bonheur
Le premier pas serait de se demander d’abord ce qu’est le bonheur et si la satisfaction des désirs a un rapport réel avec le bonheur. Nous ne pouvons pas nous lancer dans une analyse de la maîtrise du désir sans préciser en quoi le désir peut-être une composante du bonheur. Mais supposons que nous ne nous posions même pas la question de savoir ce qu’il en est du bonheur. Comment verrons-nous l'issue de nos désirs? Nous en resterons à ce que l’opinion admet : pour la plupart d’entre nous le bonheur est la même chose que la satisfaction des désirs ; c’est l’état béat de contentement de celui qui a enfin pu obtenir ce qu’il cherchait, l’objet de ses désirs. L'homme heureux est celui qui après une lutte difficile pour parvenir à la satisfaction, gagne ce sommet où, entouré de tous les attributs du luxe, il peut enfin dire qu’il a enfin réalisé tous mes désirs ! Que serions nous en effet sans la poursuite incessante des désirs? Rousseau dit en ce sens dans La Nouvelle Héloïse : "l’homme qui n’a rien à désirer est à coup sûr plus malheureux que celui qui souffre".
Ainsi pouvons nous dire que si vivre, c’est désirer, ne plus désirer, c’est ne plus vivre. Le désir est humain. Il est même l’essence de l’homme explique Spinoza dans Ethique : "Le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose ». La violence du désir qui peut être excessif peut inquiéter, mais une morale qui chercherait à supprimer le désir, même le plus démesuré ressemble à une sorte de suicide. Si vivre c’est désirer, cesser de désirer c’est en quelque sorte mourir. Nier le désir, ce serait en même temps nier notre affirmation, notre volonté d'être. Il est même impossible de vouloir supprimer le désir. Ce serait être confronté avec une contradiction insoluble : désirer ne pas avoir de désir !
Nous n’éprouvons pas de difficulté à justifier notre perpétuelle quête de satisfaction dans nos désirs. Seulement, il y a ceux qui osent désirer et ceux qui n'y parviennent pas et n'ont d'autre solution que de se restreindre. Pensé sous la forme d’une alternative, cela revient à distinguer les « forts » qui satisfont leurs désirs et les « faibles » qui sont incapables de les satisfaire. La répression du désir paraît tellement contre-nature qu’elle ne peut-être que le fait d’un esprit faible. Il faut être timoré, timide, contraint, inhibé pour avoir ainsi tellement peur de ses désirs qu’on ne trouve d’échappatoire que dans l’abstention et l’ascétisme. Le faible renie ses désirs et adopte une conduite d’impuissance qui le voue au ressentiment et à l’insatisfaction. Le fort libère ses désirs, leur donne libre cours et les mène à la satisfaction. C’est en ce sens que Balzac présente dans sa Comédie humaine l’homme de génie : " Il désirait comme un poète imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies... Il s’élançait avec une violence inouïe, et par la pensée, vers la chose souhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l’accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d’exécution". Le cinéma et la littérature contemporaine célèbrent cette fébrilité, cette exaltation du désir. Désirer, pour nous autres, hommes de la « postmodernité », implique vivre pleinement ses désirs, c’est être déjà là où on le désire, être ce que l’on a désiré et rien d‘autre. Chez Balzac, c’est faire coïncider la volonté, le désir et le monde. Le désir est l’ardeur de l’âme forte, c’est la substance même du héros. De ce héros du désir, Balzac écrit : " Dès son enfance, il avait manifesté la plus grande ardeur en toutes choses. Chez lui, le désir devient une force supérieure et le modèle de tout l’être ". Celui là qui manque d’ardeur à coup sûr est encore faible. Celui qui jouit avec volupté de sa propre puissance est fort et conquérant. Renoncer à ses désirs serait donc une entrave à mon bonheur.
Platon dans le Gorgias fait affronter Socrate et Calliclès dans un débat sur la démesure. Calliclès défend la thèse du bienfait de l’excès et du laisser-aller à ses désirs : " Voici ce qui est beau et juste suivant la nature je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous les désirs à mesure qu’ils éclosent ". Pour lui, laisser court à ses désirs consiste donc à ne pas se soumettre à la raison, le propre de l'homme, justifiée par le cosmos (le « bien arrangé ») et les mathématiques, qui en sont la traduction. Calliclès semble annoncer les « âmes fortes » démarquées du troupeau humain, les êtres exceptionnels dont l'éclat ou la cruauté rencontre la démesure du monde. Ainsi, comment pourrions-nous reconnaître " cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance ", quand, dans notre for intérieur nous pensons : je veux faire ce que je veux, et surtout ne rendre de compte à personne. C’est en ce sens que l’on peut dire que renoncer à mes envies serait me frustrer. Ainsi, m’empêcher d’éclater mes souhaits au nom de la morale, reviendrait à me restreindre et à m’imposer des limites et donc à m’éloigner du bonheur.
Pour Calliclès, quand on a les moyens, (le pouvoir et l’argent), on satisfait ses désirs, et on se moque de la morale et de la justice. Je recherche mon bonheur par l’assouvissement de mes désirs. Renoncer à mes désirs pour la recherche d’un prétendu bonheur serait ainsi une invention des faibles pour se protéger des forts. Dans la nature, il n’y a ni justice ni morale humaine, ce qui règne, c’est la vraie loi, c’est la loi du plus fort. Mais évidemment, le vulgaire n’a pas la force nécessaire pour conquérir une tyrannie et satisfaire ses désirs ! Alors il dénie la force. Mais c’est le discours hypocrite des envieux et des mécontents, le discours des faibles et des impuissants qui parlent de renoncer à ses envies et de morale, parlent de tempérer les désirs. La vraie vie est la vie des forts, elle est dans la démesure, dans l’orgie et la volupté et pas dans la restriction, la limitation, la suppression des désirs ! C’est en ce sens que l’on peut dire que renoncer à ses désirs n’est pour Calliclès aucunement le bonheur.
Calliclès fait donc l’apologie de l’immoralité. Me laisser aller à mes désirs est pour moi une force que tout le monde ne possède pas. Me laisser à la démesure est également pour moi l’expression de ma liberté et un moyen d’atteindre mon bonheur. La première remarque que fait Socrate dans la suite, c’est qu’au moins Calliclès a le mérite de la franchise. Il semble en effet dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ! Platon utilise le personnage de Calliclès afin de nous mettre en valeur notre avidité, notre violence sous couvert de la satisfaction brutale des désirs afin de trouver mon bien, ma satisfaction et donc mon bonheur. Nous découvrons alors à quel point le désir est prédateur. Calliclès fait peur car il nous montre la violence du déchaînement des désirs. La fascination devant la force ne peut prendre fin que quand nous prenons lucidement conscience de la violence qui accompagne le désir. Cette violence n’est pas seulement celle d’un " autre " : le tyran, l’assassin ou le maniaque. Elle est en moi quand je choisis délibérément de n’écouter que mes désirs, de ne suivre que l’ivresse du désir en refusant et en niant tout le reste. La morale de la satisfaction sans limite des désirs refuse ce qui est. En n’écoutant que moi je nie les autres, en ne voyant que mon intérêt je rejette l’intérêt de tous. C’est cela même l’avidité sans frein qui fait que nous ne cherchons qu'à profiter et à ne jamais donner. Soyons un tant soi peu réfléchi. Personne ne peut souscrire raisonnablement à pareille doctrine de défoulement des désirs afin d’atteindre le bonheur. Il semblerait en effet que le bonheur pourrait être plus près du renoncement à ses désirs.
II. Au contraire réfréner ses désirs semble également être une impasse
En quoi l’assouvissement de tous mes désirs ne m’apporte t il pas le bonheur ? Le bonheur serait-il alors la privation ?
Diogène, notamment, soulignait que l'on était plus heureux lorsqu'on était dénué de tout bien. Vivant avec le juste nécessaire, la quête de la vérité et de la liberté devient plus importante pour moi. A l’inverse, je n’ai que faire de l'argent et de la satisfaction de mes désirs. En effet, désirer me pousse à désirer toujours plus : c'est la preuve que je ne suis jamais satisfait et que je ne trouve pas le bonheur. L’homme est en effet un être de désir. Puissance de négation et de transformation, de rêve et d’action, le désir est ce par quoi l’homme est ouvert à la dimension du possible et de l’imaginaire. Traçant des lignes de faille dans la plénitude du réel, il y introduit l’absence. Tour à tour destructeur et entreprenant, le désir met le monde en chantier. Je suis sans cesse à la quête de la satisfaction de mon bonheur en cherchant à satisfaire mes désirs. Le bonheur semble donc être une impossible totalité. C’est l’imagination qui me fait croire qu’assouvir tous mes désirs m’apporterait le bonheur. C’est en ce sens que Kant explique dans le Fondements de la Métaphysique des Mœurs que « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination ». C’est mon imagination qui me fait penser qu’assouvir tous mes désirs serait le bonheur. Cela semble être impossible et inexpérimentable dans la vie sensible.
En effet, vouloir satisfaire toutes ses envies ne serait-ce pas la mort de mon bonheur ?
Le désir peut engendrer des attitudes antagonistes à cause de sa nature, elle-même contradictoire. On peut dire, par exemple, si le désir est l’expression d’un manque ou d’une privation, qu’il est souffrance et qu’il recherche tout naturellement sa satisfaction. Pourtant, il est tout aussi vrai de dire qu’il la refuse : le désir veut et ne veut pas être satisfait. Il y a une ambiguïté foncière du désir par rapport à son objet : qu’est-ce que le désirable, s’il n’est plus désiré ? Ainsi, pouvoir tout assouvir, n’est-ce pas tuer mes désirs ? Aussi pouvons-nous dire que loin d’être sa négation, le renoncement ou l’ascèse pourraient au contraire, être sa condition. C’est ce que Rousseau a tenté de montrer dans La Nouvelle Héloïse en disant : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère ». Ainsi, si je veux répondre à toutes mes envies et si tout pouvait s’assouvir aurait-je encore des désirs à satisfaire ? Serait-ce le prix pour trouver le bonheur ? Rousseau semble dire le contraire, selon lui, « on n’est heureux qu’avant d’être heureux ». Alors le désir et le bonheur sont-ils liés ? Pour Rousseau toujours, le lien de ceux-ci semble être l’imagination. En effet, l’imagination serait ce qui me permet de rendre « présent et sensible » tout ce que je désire. Une fois mon désir assouvi, je n’attends plus rien. Ainsi, si je peux tout acheter et donc assouvir tous mes désirs et besoins, je serais « une misérable créature ». En effet, je serais privé du plaisir de désirer.
Dois-je alors renoncer ou rechercher mes désirs pour trouver le bonheur ?
Si le désir à la fois recherche et diffère sa satisfaction, c’est qu’il sent confusément qu’aucun objet ne lui convient. On a même souvent du mal à définir nos envies. On invoque cependant le bonheur comme l’accomplissement de tous les désirs possibles. Ainsi, si je peux assouvir tous mes désirs, serait-je heureux ? Il semblerait que celui qui pourrait combler tous ses désirs et ses besoins ne serait pas heureux. Le bonheur serait alors de renoncer à mes désirs. En effet, Aristote nous apprend que le bonheur est une notion qui varie. Le bonheur est la douleur de l’absence. Celui qui est pauvre pensera que le bonheur est d’être riche, le malade, quant à lui pensera que le bonheur est la santé. Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation va dans le même sens. En effet, pour tout plaisir, il y a souffrance. Plus mon désir a été long à assouvir, plus ma satisfaction sera grande. Si tout était possible d’assouvir, mes désirs seraient alors multipliés mais jamais complètement satisfaits. Il apparaît donc bien que même si je pouvais combler toutes mes envies, ma recherche de plaisir, elle, resterait la même. Schopenhauer écrit que nous ressemblons à « Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré ».
Reprenons la démonstration de Platon dans Gorgias qui va dans ce sens. Si Calliclès avait raison, d’abord, en pensant que ceux qui n’éprouvent aucun besoin sont malheureux, car " à ce compte les pierres et les morts seraient très heureux ", on pourrait toutefois se demander si la satisfaction que cherche le désir poussé à l’extrême ne serait pas un contentement qui réduit et efface le besoin ? Comparons l’âme à un tonneau et les désirs à des trous percés dans le fond. Le tonneau qui n’est pas percé est facile à remplir. Une fois qu’il est plein, il n’est plus nécessaire de lui ajouter quoi que ce soit. Nos désirs, nos besoins seraient alors sans cesse assouvies et même seraient en excès. N’est ce pas cela l’image de la plénitude et du bonheur? Au contraire, l’âme qui est percée de désirs sans nombre est impossible à combler. Tout ce qui est déversé en elle s’écoule aussitôt de sorte qu’il faut constamment la remplir : elle ne trouve jamais la satisfaction et le contentement. N’est ce pas exactement l’image du vide et du malheur de l'insatisfaction de l’âme ? Être condamné à poursuivre sans cesse des désirs, la démesure et la transgression sans jamais trouver le contentement, n’est pas là un supplice infernal ? C'est toute l'absurdité de l'existence livrée à l’assouvissement de tous ses désirs. Que penser de celui qui nous pousse à multiplier sans fin nos désirs et nos besoins jusqu’à l’excès ? N’est-ce pas un démon ? Ne faut-il pas mieux explique Platon " préférer à une existence inassouvie et sans frein une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte ?". Se donner pour règle de satisfaire tous ses désirs, ses besoins c'est se condamner à une vie de souffrance et non une vie de bonheur. De même, renoncer totalement à ses désirs ne me satisfait pas totalement. Il semblerait donc que mon bonheur pourrait être atteint par une mesure et une tempérance dans l’assouvissement de mes désirs.
III. Quelle modération des désirs pour mener alors au bonheur ?
Mesurer ses envies serait-il alors le bonheur ? Il semble bien que nous avons déjà assez souffert de la multiplication de nos excès et du mécontentent que cela entraîne. Ce dont nous avons besoin, c’est plutôt d’un art de vivre. L'art de vivre montre comment trouver une vie réglée, contente et satisfaite de ce que chaque jour lui apporte. Mais comme nous sommes d’abord des êtres humains et pas d'emblée des ascètes religieux, nous demandons aussi une vie qui comporte du plaisir, même si je dois pour cela être dans la démesure. La morale d’Epicure ne demande pas davantage. Ce que nous avons à apprendre c’est un certain sens de la mesure de nos désirs afin d’atteindre le bonheur. Il faut distinguer l’attitude qui nous porte à la satisfaction de plaisirs légitimes et celle qui nous porte à la poursuite de plaisirs illégitimes et en excès. C’est la poursuite des désirs excessifs qui rend l’homme pervers et non la recherche d’un plaisir légitime. " Si tous les hommes jouissent d’une façon quelconque des mets, des vins et des plaisirs, tous n’en jouissent pas dans la mesure qu’il faut ". Trouver la juste mesure en toute chose, et notamment de ses désirs est un ingrédient essentiel de la sagesse et donc du bonheur. Quand on tombe dans la démesure dans l’assouvissement de ses désirs, plus aucun plaisir n’est satisfait. La poursuite effrénée du désir traîne à sa suite l’irritation du mécontentement, la lassitude le dégoût et l’ennui. En un mot, cela nous amène au malheur.
Comment remédier à la recherche excessive de nos désirs afin de trouver le bonheur ? Pour remédier à la démesure du désir et donc trouver le bonheur, il faut apprendre à mesurer les désirs pour adopter en conséquence à leur égard une attitude correcte. Cela n’est possible que si nous établissons une classification précise et si nous adoptons une règle de conduite claire pour chacun d'eux. Tous les désirs n’entrent pas dans la même catégorie. Il y a des désirs naturels (ceux qui ont trait aux besoins, à la tranquillité du corps, comme la satisfaction de la faim, de la soif et du sommeil) et d’autres qui sont plus artificiels (comme ce qui a trait aux plaisirs esthétiques). Epicure dans la Lettre à Ménécée distingue entre désirs naturels et désirs vains. Est vain tout ce qui n’est pas naturel, ce qui ne correspond nullement à l’affirmation de notre nature. Il est naturel de rechercher l’amitié, de donner au corps ce dont il besoin. Il est vain de se prendre au jeu de croire que la richesse, la réputation, la célébrité sont indispensables. Ainsi, devant chacun de nos désirs, nous devons nous demander dans quelle catégorie le placer et adopter des règles en conséquence. Il faut savoir faire un calcul. " A propos de chaque désir, il faut se poser cette question : quel avantage résultera-t-il pour moi si je le satisfais, et qu’arrivera-t-il si je ne le satisfais pas ? " Pour ce qui est des désirs vains, il faut les fuir comme la peste et s’en débarrasser. Ils nous entraînent dans des poursuites imaginaires, ils engendrent des souffrances sans nombre et donc le malheur. Il faudra refouler ce genre de désirs afin de trouver la félicité. Pour ce qui est des désirs naturels, quoique non nécessaires, nous devons trouver le sens du juste équilibre entre l’exercice strict du désir et son excès afin de trouver le bonheur.
Comment éviter que mon assouvissement sans limite de mes désirs me rende malheureux ? L'art de vivre avec ses désirs est comme nous venons de le voir assez complexe. En effet, il ne s’agit pas de " profiter " avidement de la vie en se précipitant sur des plaisirs immédiats. Un désir se choisit. Il faut savoir cerner la genèse des faux désirs avant qu’il ne nous fasse souffrir. Il faut prendre garde aux craintes que suggère notre imagination et au cortège de désirs délirants qu’elle nous prépare. L’intelligence doit discerner l’illusion qui donne naissance à l’apparition de désirs vains. Par dessus tout, il faut savoir sauvegarder la paix, le repos, l’état d’auto-sufffisance, la plénitude de l’âme : l’ataraxie (le bonheur et la sérénité).
De plus, un désir se calcule à travers ses conséquences. La mesure du plaisir immédiat est trompeuse. Parfois il faut savoir refuser un plaisir qui engendrerait par la suite des conséquences dommageables (voir les excès de gourmandise et une vie débridée). De même, il faut savoir accepter une douleur momentanée pour un plus grand bien par la suite (se faire arracher une dent pour ne plus souffrir par la suite). Seule la sagesse peut nous guider, le sage étant celui qui par la puissance de son esprit sait rejeter les désirs illusoires et qui par là gagne la liberté de l’esprit et donc le bonheur. Il ne s'agit certainement pas de se laisser aller, de se laisser porter par la séduction de nos désirs les plus extrêmes. La vie heureuse suppose une maîtrise de soi.
Les désirs choisis sagement et avec mesure sont-ils le chemin vers le bonheur ? Epicure propose ainsi une philosophie du plaisir ; or les moyens proposés reviennent à un certain ascétisme, ce qui implique le reniement de bien des plaisirs. L’épicurisme vrai est une sagesse assez austère comparée à ce qu'on appelle "épicurisme" dans notre mentalité postmoderne. Du pain, de l’eau et de l’amitié. Telle est la formule de la vie épicurienne. Pour Epicure, il y a une grandeur et une beauté dans cette retenue, dans la conquête de la tempérance heureuse, bien plus qu’il n’y en a dans l’avidité sans frein.
En quoi la modération de mes désirs me conduit-elle au bonheur ? Aristote dans l'Ethique à Nicomaque met en valeur une nette détermination de ce qu'est le juste milieu, ce qui est à égale distance de deux extrêmes, comme caractère essentiel de la vertu d'être un milieu entre deux excès: la réflexion dans le choix de ses envies entre n’assouvir aucun de ses désirs et suivre aveuglement son « grand appétit ». Dans le même sens, André Comté-Sponville dans le Petit traité des grandes vertus explique que comme la justice, la tempérance est une vertu soucieuse de mesure. La mesure de ses désirs tient cependant davantage de l’art de vivre : par la contention de ses plaisirs, le sage respecte des limites qui sont celles du corps, toujours rapidement rassasié. Au contraire des jouisseurs, insatiables et malheureux, le tempérant réduit la quantité de ses plaisirs pour en augmenter la qualité. L’excès de nos comportements est souvent poussé par nos passions. Ces passions mal gérées nous amène au malheur. Le malheur que crée cette démesure de nos envies semblerait provenir de notre « non domination » de nos excès.
Dans quelle mesure les passions nous éloignent-elles du bonheur sans que nous le voulions ? Les passions sont très peu contrôlables. En effet, tandis que le choix volontaire suppose un équilibre relatif de nos tendances, le choix passionnel traduit une rupture de cet équilibre. Saint Augustin dans Les Confessions, explique que même entretenue et favorisée, la passion reste le signe de notre dépendance : quels que puissent être sa vigueur et ses effets, elle est toujours ignorance de soi-même, de son objet, de ses véritables fins. En d’autres termes, la passion, qui est une spécification du désir, se distingue de celui-ci tant pas sa constance (le désir peut en effet être intermittent) que par son ardeur (certains désirs étant tempérés). Aussi, la passion se traduit-elle toujours par une sorte de délire, ou encore d’ensorcellement. Je ne semble ainsi pas être totalement maître de moi-même lorsque je suis assujetti à une de mes passions et donc à un de mes désirs. Ainsi, la passion de vouloir assouvir mon « appétit » pourrait être plus forte que ma volonté de ne pas me laisser aller à mes désirs et c’est en ce sens que l’excès de mes envies me rend malheureux.
Celui qui se laisse aller à ses désirs et à ses passions excessifs est-il dans le bonheur ou dans le malheur ?
Descartes dans la Lettre à Elisabeth du 18 mai 1645 distingue les âmes nobles des âmes viles. La différence réside pour lui dans le fait que les âmes vulgaires s’abandonnent à leurs passions. Descartes dans le Traité des passions définit les passions comme étant « un état de l’âme causé par le corps ». Les âmes basses n’ont donc aucun contrôle sur leurs passions : elles sont au contraire réduites à ne pas se « laisser aller » entièrement, elles sont réduites à combattre une passion par une autre.
Ainsi par exemple, en opposant à la peur, qui provoque la fuite, l’ambition « qui représente l’infamie de cette fuite comme un mal pire que la mort » : « Ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle, obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même et rend ainsi l’âme esclave et malheureuse ». Ces âmes abjectes rentrent alors dans un tourbillon, dans un cercle capricieux. En effet, esclaves de leurs passions, elles deviennent esclaves de leurs destins : leurs humeurs dépendent alors de ce qui leur arrive. Elles « ne sont heureuses ou malheureuses selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ». Ainsi, peut-on dire que les âmes « basses » ou plutôt dirons nous faibles, se laissent écraser par les évènements de leur vie. Plutôt que d’être acteur de leur destin, les basses âmes sont de simples spectateurs. Ils sont passifs et se laissent écraser par leur excès.
Au contraire, les « grandes âmes » possèdent un « raisonnement » considérable et influent. Ces âmes ont elles aussi des passions, et même des passions plus intenses, plus violentes que les autres. Pourtant, malgré la puissance de leurs passions et de leurs désirs, leurs raisons dominent. Cette raison nous permet en effet de connaître le mécanisme de notre vie affective et l’emprise qu’elle peut avoir sur nous. Il s’agit de domestiquer ses passions, ses excès, ses désirs et d’en prendre une connaissance adéquate pour qu’ils cessent de nous faire pâtir. Ainsi, ces âmes nobles ne subissent pas leurs passions et donc pas leurs désirs; bien au contraire, elles se servent d’elles. Les âmes nobles exercent un contrôle sur leurs envies. Les âmes puissantes résistent à ses souffrances qui font « leur force » et leur sont plaisantes. Les âmes fortes sont celles dont la volonté combat les passions mauvaises avec ses propres armes, c'est-à-dire par « des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie ». Les âmes fortes arrivent donc au bonheur en contrôlant et donc en mesurant leurs désirs.
Conclusion
Comme nous l’avons vu, le désir semble être une composante de l’être humain. Pour la plupart d’entre nous le bonheur est la même chose que la satisfaction des désirs ; c’est l’état béat de contentement de celui qui a enfin pu obtenir ce qu’il cherchait, l’objet de ses désirs. L’assouvissement de toutes mes envies semblerait être la condition pour que je j’atteigne le bonheur. Pourtant, personne ne peut souscrire raisonnablement à pareille doctrine de défoulement des désirs afin d’atteindre le bonheur. Il semblerait en effet que le bonheur pourrait être plus près du renoncement à ses désirs. « On n’est heureux qu’avant d’être heureux » disait Rousseau. Pourtant, renoncer totalement à désirs pourrait me rendre malheureux. L’homme se retrouve alors entre deux extrêmes. Se donner pour règle de satisfaire tous ses désirs, ses besoins c'est se condamner à une vie de souffrance et non une vie de bonheur. De même, renoncer totalement à ses désirs ne me satisfait pas totalement. Il semblerait donc que mon bonheur pourrait être atteint par une mesure et une tempérance dans l’assouvissement de mes désirs. Ce n’est donc qu’en maîtrisant ses désirs et en trouvant la juste mesure que je deviens sage. Cette sagesse dans la satisfaction de mes désirs m’apporte le bonheur et m’éloigne du malheur de la démesure.