La liberté est une valeur fondamentale dans notre culture : des hommes se sont battus et sont morts pour donner à leurs enfants la possibilité de vivre dans un monde libre. Pourtant, le monde dans lequel nous sommes censés vivre libres ne nous semble pas si libre que cela : nous devons sans cesse obéir à des lois, à des règlements, à des consignes, à des supérieurs hiérarchiques... Et un homme qui obéit peut-il vraiment se dire libre ? A l'évidence, non. Remettons tout de même en question cette évidence avec le sujet suivant : « Obéir, est-ce renoncer à sa liberté ? ». En d'autres termes : pour vivre libre, faut-il refuser toute forme d'obéissance ? La liberté et l'obéissance sont-elles nécessairement incompatibles ? La réponse à cette question dépendra de l'idée qu'on se fait de la liberté.
Nous exposerons d'abord la position facile : la vraie liberté passe par le refus absolu de toute obéissance. Puis nous critiquerons cette position. Et nous terminerons par l'autre position : la vraie liberté peut fort bien être compatible avec l'obéissance.
I. Après les deux analyses de notion, nous développerons l'idée selon laquelle obéissance et liberté sont nécessairement incompatibles.
La liberté, qu'entendons-nous par là ? Communément, si l'on s'en tient à ce que tout le monde pense, à la doxa, nous dirons qu'être libre, c'est faire ce que l'on veut, comme on le veut, quand on le veut. C'est faire ce que bon nous semble, sans avoir à se soucier des conséquences, sans se laisser arrêter par ce que les autres souhaitent et attendent de nous. Spontanément, donc, nous plaçons la liberté au niveau de l'action : c'est pouvoir faire... Et nous savons bien que la liberté est une utopie : jamais nous ne pourrons faire tout ce que nous voulons, la société et la nature nous en empêcheront. Ceci dit, il est bien évident qu'à côté de cette liberté, que l'on sent toujours menacée et que l'on revendique sans cesse, il y a une autre liberté, purement intérieure, qui ne concerne pas ce que nous faisons, mais ce que nous pensons : la liberté de penser. Etre libre à ce niveau là, c'est pouvoir penser ce que nous voulons, sans se soucier de ce que les autres pourraient en penser, sans se poser de questions. Cette liberté là semble au-dessus de toute menace, puisque précisément les autres ignorent qu'il se passe dans nôtre tête.
Quant à l'obéissance, elle concerne habituellement notre vie en société. Elle désigne un certain rapport entre les hommes, un rapport de soumission. Communément, on dit qu'il y a obéissance toutes les fois qu'une personne donne des ordres à une autre, et que l'autre fait ce qu'on lui dit de faire. Les manières d'obéir peuvent varier selon les cas : on peut obéir en se plaignant et de mauvaise humeur, en faisant mal les choses, ou bien sans discuter en en faisant bien les choses. Les manières de commander peuvent aussi varier : on peut donner des ordres en menaçant, de manière arbitraire et injuste, ou bien en restant raisonnable et en donnant des ordres intelligents . Mais dans tous les cas, une chose ne change pas : les ordres sont contraignants. L'un dit à l'autre : tu fais ça, et l'autre doit le faire, que cela lui plaise ou non. L'obéissance, tout le monde en a fait l'expérience un jour ou l'autre ; elle se retrouve à tous les niveaux des relations humaines, dans la vie privée comme dans la vie sociale : dans les rapports parents enfant, officier soldat, patron ouvrier, professeur élève, maître esclave.
Si la liberté, c'est réellement faire ce que l'on veut, ainsi qu'on le pense naturellement, alors il est clair que liberté et obéissance sont dans tous les cas incompatibles. Car qui dit liberté, dit : je fais ce que je veux ; et qui dit obéissance, dit : je fais ce que l'autre veut que je fasse. Qui dit liberté, dit : c'est moi qui décide ; qui dit obéissance, dit : c'est l'autre qui décide à ma place.
L'homme libre décide pour lui même de ce qu'il a à faire, tandis que l'homme qui obéit laisse l'autre décider pour lui. Comment concilier les deux ? D'ailleurs, n'est ce pas en désobéissant que nous regagnons notre liberté ? Pendant la seconde guerre mondiale, ceux qui ont obéi aux directives du STO sont partis en Allemagne comme des prisonniers ; ceux qui ont désobéi se sont se sont comportés en hommes libres. Dans la Rome Antique, les gladiateurs qui ont obéi avaient aucune liberté ; ceux qui se sont révoltés avec Spartacus ont pu vivre quelques temps comme des hommes libres. En somme, l'idée est la suivante : celui qui désobéit suit ses propres choix, il est libre, celui qui obéit se soumet aux choix de l'autre, il n'est pas libre.
II. Spontanément, nous dirions donc qu'entre obéir ou être libre, il faut choisir. Mais est-ce si simple ?
Envisageons trois objections.
Une première objection : il est possible de vivre libre tout en obéissant à des ordres , puisqu'il y a en nous deux sortes de liberté : la liberté de penser et la liberté d'action. L'obéissance ne concerne que ce que nous faisons, elle n'a rien avoir avec ce que nous pensons. Donc même si en obéissant, nous perdons toute liberté d'action, nous gardons intacte notre liberté de penser. On peut me forcer à faire ce que je ne veux pas faire, mais on ne peut pas me forcer à penser quelque chose, même si on m'en donne l'ordre. Et quand j'obéis, rien ne m'empêche de penser ce que je veux, tout en faisant ce qu'on me dit de faire. C'est ainsi que l'esclave Epictète, un Stoïcien, se disait libre, alors même qu'il obéissait à son maître : il restait libre dans son jugement. Ou encore Galilée qui a su rester libre tout en se soumettant aux ordres des prêtres : il arrêta ses recherches sur le système solaire, mais intérieurement, il pensait toujours la même chose : « Et pourtant, elle tourne... ». D'où cette réponse plus précise : l'obéissance n'est pas compatible avec la liberté extérieure mais elle l'est avec la liberté intérieure .
Deuxième objection : s'il n'est pas possible de vivre libre quand nous obéissons, alors cela veut dire que la liberté n'est qu'à celui qui désobéit. Ainsi avions-nous pris les exemples de Spartacus et des résistants. Ils incarnent l'aspiration sans concession à une vie libre, même au prix de leur vie. Mais comment se conduisaient ces hommes ? Faisaient-ils ce que bon leur semblait, sans se soucier des conséquences de leurs actes ? Certainement pas. De plus, ils ne refusaient pas d'obéir. S'ils ont désobéi à certains, c'était pour obéir à d'autres : les gladiateurs obéissaient à Spartacus, les résistants obéissaient aux gradés. Et pourtant ils ont réellement vécus en hommes libres. Il faudrait donc distinguer deux sortes d'obéissance : il y a l'obéissance imposée par la violence, où l'on ressort vaincu, et il y a l'obéissance volontaire, acceptée suite à un jugement personnel. Il est donc inexact de dire qu'en obéissant nous perdons toute liberté d'action. D'où cette nouvelle réponse : l'obéissance volontaire est compatible avec la liberté d'action.
Une dernière objection, un peu plus philosophique : si l'obéissance en tant que telle est incompatible avec la liberté réelle, il faut en conclure que les seules personnes au monde à être libres sont celles qui ont du pouvoir sur les autres ; or la véritable liberté est moins dans le pouvoir sur les autres que dans les pouvoirs sur soi. Précisons : nous ne parlons pas de ceux qui ont du pouvoir comme Spartacus ou les colonels de la Résistance , tant il est manifeste que ces hommes étaient écrasés par leurs responsabilités, qu'ils n'étaient jamais libre de faire ce qui leur passait par la tête ; nous parlons de ceux qui usent et abusent de leur pouvoir, qui font n'importe quoi : les tyrans. Seuls ceux-ci méritaient donc d'être dits « libres » ? Mais ainsi que Spinoza le soulignait, ces hommes qui sont en situation de vivre au rythme de leurs caprices ne sont pas libres : ils sont esclaves. Esclaves de qui ? D'eux-mêmes. C'est à dire complètement soumis à leurs envies, à leurs pulsions à leurs mouvements d'humeur. Ils sont maîtres des autres, mais ils ne sont pas maîtres d'eux mêmes. Ils se comportent comme des enfants gâtés et irresponsables. Est-ce cela la liberté ?
III. Dire que liberté et obéissance sont contradictoires, cela devient de plus en plus discutable. Mais comment comprendre que les deux sont réellement compatibles ?
Voyons la position Spinoza. Nous l'appliquerons à des cas particuliers. Cela nous permettra de redéfinir la liberté.
Dans son Traité théologico-politique, Spinoza développe l'idée que par définition, obéissance et liberté sont conciliables. Pour lui, tout dépend dans quel état d'esprit, dans quel but, les ordres sont donnés . Si celui qui commande ne pense qu'à ses propres intérêts et se moque complètement de celui qui obéit, alors oui : celui qui obéit perd sa liberté. Exemple du maître et de l’esclave. Mais si celui qui commande se soucie de celui qui obéit, et donne un ordre qui prend en compte l'intérêt de l'autre, en ayant de bonnes raisons pour donner cet ordre, alors : celui qui obéit conserve sa liberté, tout en obéissant. Exemple des parents et des enfants, des lois et du citoyen . Pour Spinoza, il y a donc des ordres légitimes et des ordres illégitimes. Le critère qui permet de faire un tri entre les deux, c'est l'utilité. Si cela m'est utile d'obéir, alors je reste libre ; si cela m'est nuisible d'obéir, alors je perds ma liberté. Et utile, cela ne veut pas : pour ne pas être battu, ou pour rester en vie ; utile, cela veut dire pour faire des choses bien ou devenir quelqu'un de bien.
Est ce de la part de Spinoza un simple jeu de mot, visant à rendre les hommes dociles, alors qu'en réalité il resterait vrai que la liberté n'est qu'à celui qui vit sans dieu ni maître ? Mais son idée s'applique très bien au cas concrets. Le citoyen, en obéissant aux lois, contribue à préserver ses propres libertés individuelles. Si les lois sont justes et faites dans l’intérêt de tous, il est rigoureusement exact de dire que nous gagnons tous à obéir aux lois. Si nous n'obéissons pas à ces lois, ce serait l'anarchie et le règne de la violence : que deviendrait notre liberté ?L'enfant, en obéissant à ses parents, apprend à devenir autonome et responsable. Là encore, si les ordres donnés ne sont pas arbitraires ni donnés pour exploiter l'enfant, s'ils sont guidés par un réel souci d'éducation, l'obéissance permet d'apprendre à maîtriser ses envies, ses accès de colère ou de paresse, ses mouvements d'impatience ou d'humeur. Il reste vrai qu'en obéissant, l'enfant ne fait pas ce qu'il veut . Mais en même temps, il reste vrai que c'est ainsi qu'il apprend à se maîtriser, pour plus tard avoir la force de mener la vie qu'il souhaite vraiment.
En somme, le liberté : que devrions nous entendre par là ? Pas seulement pouvoir faire ce que l'on veut. En fait, il y a une ambiguïté dans l'expression « faire ce qu'on veut ». Car faire ce que l'on veut peut fort vouloir dire agir en être capricieux et égoïste, sans aucune réflexion et par pure bêtise. Ce n'est pas cela être libre. Et si les ordre que l'on reçoit nous forcent à être moins capricieux, moins égoïstes, moins sots, alors ces ordres contribueront pour leur part à nous faire progresser en liberté. Jusqu'au moment où ces ordres viendront de nous-mêmes, où c'est nous-mêmes qui poserons des limites à nos propres caprices. Autrement dit, la vraie liberté consiste à obéir à soi-même, mais pas à la partie capricieuse et irresponsable de soi : à la partie raisonnable. Les philosophes diront avec leur vocabulaire qu'être libre, c'est vivre en étant guidé par la raison. Concernant l'obéissance, celui qui vit ainsi prend du recul par rapport aux ordres qu'il reçoit pour se demander ce que valent ces ordres, s'ils sont justifiés, s'ils sont réellement une raison d'être, une utilité. Et ayant jugé du bien-fondé de l'ordre, il restera libre en s'y pliant.
Conclusion
Obéir, ce n'est pas renoncer à notre liberté, du moins pas nécessairement. Celui qui pense sur le mode des passions dira certainement le contraire. Celui qui pense sur le mode de la raison ne peut dire autre chose : il est souvent intelligent et normal d'obéir, même si l'obéissance en tant que telle nécessite toujours que nous surmontions nos mouvements d’impatience et de mauvaise humeur.