Recourir au langage, est-ce renoncer à la violence ?

Copie intégrale d'un élève en hypokhâgne BL. Note obtenue : 15/20.

Dernière mise à jour : 31/08/2021 • Proposé par: muser33 (élève)

L’actualité offre de nombreux exemples de conflits sociaux dans lesquels, bien que des négociations soient engagées entre les partenaires sociaux, les salariés concernés manifestent leur impatience en menant des actions de grève. Ils n’hésitent pas dans certains cas à recourir à la violence comme mode d’expression : destructions matérielles, séquestration de dirigeants… Ils ne croient plus au dialogue, qu’il considère comme inutile et passif, et privilégient l’action concrète et brutale. Cet exemple met en lumière l’opposition que la doxa fait généralement entre dialogue et violence. La violence apparaît ici comme une réaction naturelle pour l’homme qui porte des revendications. La violence désigne l’emploi illégitime et disproportionné de la force dans le but de nuire à quelque chose ou à quelqu’un. Elle est non seulement un fait social - au sens où elle est présente dans toutes les sociétés et affecte tous les individus - mais elle est également un fait naturel. En effet, ont la remarque dans nature, chez l’Homme mais également chez toutes les espèces animales. Le langage au contraire est le propre de l’homme. C’est la faculté d’exprimer et de communiquer sa pensée au moyen d’un système de signes. Il est donc la marque de la rationalité de l’homme. C’est une construction culturelle. Langage et violence semblent donc a priori opposés. Le problème suivant se pose alors à nous : la communication rationnelle permet-elle durablement d’échapper à la violence naturelle de l’Homme ?

Dans un premier temps, l’établissement du dialogue et la raison permettent en effet de repousser la violence. Cependant, le langage, lorsqu’il n’est plus purement communicationnel, devient un outil de domination comme un autre et s’accompagne de violence. Enfin, l’usage du langage, même s’il transforme la violence initiale de l’homme, ne permet pas la disparition de la violence humaine en général.

I. Le dialogue et la raison permettent de repousser la violence

Dans un premier temps, le langage permet de repousser la violence à travers le dialogue. En effet, le dialogue est un moyen de pacifier les relations mais aussi de reconnaître autrui ainsi que ma propre rationalité, en tant que le langage est une spécificité humaine.

Le langage est avant tout un système de communication. En société, il se manifeste souvent par le dialogue. Or, dialoguer atténue les conflits, en retire la violence. Choisir librement de dialoguer, c’est choisir d’écarter les impulsions, les emportements qui pourraient nous mener à la violence physique. Choisir le dialogue, c’est engager la discussion, exprimer nos problèmes et comprendre ceux d’autrui. Ainsi, le dialogue permet d’écarter ma propre violence, mais également la violence d’autrui envers moi, de me protéger. En effet, chercher à expliquer et être à l’écoute permet de régler de nombreux problèmes ; et ce pour la raison simple que les conflits entre les hommes n’ont souvent pas d’autre origine que l’incompréhension de l’autre. Il existe de nombreux exemples historiques dans lesquels l’instauration d’une communication a permis à deux pays, même antagonistes de ne pas basculer dans le violence. En 1962 par exemple, la crise des missiles de Cuba aurait pu faire basculer la Guerre Froide dans un conflit ouvert entre les Etats-Unis et l’URSS. Cependant, l’instauration du « téléphone rouge » entre la Maison Blanche et le Kremlin a permis d’engager le dialogue entre les deux pays, marquant ainsi le début de la « coexistence pacifique ». Ainsi, le dialogue apparaît comme un élément pacificateur, un préalable à instaurer pour ne pas basculer dans la violence.
Cependant, si le dialogue atténue de fait le conflit, cela ne signifie pas pour autant que toute forme de conflit disparaisse. Les conflits prennent la forme de débats, où il s’agit, grâce au langage, de n’être pas violent mais d’être fort. Ce sont les arguments qui priment, et le déroulement d’une réflexion construite et rationnelle. Cette forme de dialogue a permis au langage de remplacer en grande partie la violence physique dans la société, et jusque dans le système politique. Les sociologues Elias et Dunning ont ainsi mis en évidence la corrélation positive entre la pacification de la vie politique et sociale et l’apparition du parlementarisme (Sport et Civilisation. La violence maitrisée, 1994). En effet, le système parlementaire privilégie le débat et la discussion autour de tous les sujets. Les lois sont par exemple discutées par le Parlement avant d’être adoptées. La norme du dialogue s’est par la suite répandue dans la société, et y a remplacé la norme de la violence. Le dialogue devient alors la base de l’organisation sociale. Il est ce qui organise et rend possible de durables interactions entre des citoyens rationnels éduqués au dialogue pacifique. Ainsi, le langage modifie mon rapport à autrui.

Le langage, toujours dans sa dimension communicationnelle, me permet de renoncer à la violence à travers la reconnaissance d’autrui. Dans un premier temps, la première certitude que je peux obtenir est celle de ma propre pensée. C’est le cogito selon Descartes, le « je pense donc je suis », dans lequel je me reconnais comme sujet pensant. L’homme est donc d’abord seul avec sa propre pensée. Autrui, comme toutes les choses extérieures, lui est étranger. Or, si autrui est différent de moi, que je ne reconnais pas son humanité a priori, qu’est-ce qui m’interdit de me montrer violent envers lui ? Le dialogue justement. C’est dans le dialogue que je reconnais l’humanité en autrui, que je le considère comme un « alter ego », en même temps semblable et différent. Ainsi le dialogue établit un échange, un accord tacite de respect et de non-violence avec autrui. En effet communiquer, c’est d’abord se retrouver face à autrui, dans une relation directe. Dialoguer, c’est laisser advenir, en face de moi, un « Tu » qui me somme de l’admettre dans son écart par rapport à moi. Autrui est d’abord visage. Mais ce visage n’est pas un masque qu’on pourrait regarder comme un objet quelconque. Le visage est expression, discours. Pour Lévinas, il est le signe vers l’invisible de la personne qu’il donne à voir, vers son intériorité. Le visage implique la responsabilité à l’égard d’autrui, et met en évidence un impératif éthique : « tu ne commettras pas de meurtre ». C’est sa présence même qui garantit le respect d’autrui. Ainsi, le visage d’autrui exige le renoncement à la violence. Cette reconnaissance est aussi ce qui fonde l’humanité. Ainsi, l’usage du langage concourt à fonder une communauté humaine grâce à l’inter-reconnaissance et au respect mutuel.
Enfin, le dialogue ne me fait pas seulement reconnaître la présence d’autrui. Il me fait encore connaître, en partie du moins, qui est autrui. Par son langage, qui est l’expression de sa propre pensée, j’ai accès à une part de son « moi profond », j’apprends à le connaître et à l’écouter. Il s’ensuit que mon désir de violence à son égard s’évanouit. Mais le dialogue me permet également d’accéder à moi-même, et d’y trouver un rejet rationnel de la violence.

Le langage est également ce qui me permet de mieux me connaître, et donc d’évacuer la violence en moi. Premièrement, le langage apparaît comme un exutoire à mes propres passions. Plutôt que d’exprimer ma haine, ma souffrance, mon dégoût par des actions violentes, je peux en parler, que ce soit à l’oral ou à l’écrit, et en chercher l’origine, afin de repousser ces sources de violence en moi. Le langage me permet donc de mettre un frein à ma propre violence.
D’autre part, le langage me fait prendre conscience de ma propre humanité, et par là rejeter la violence. En effet, le langage est le propre de l’homme. S’il existe bel et bien des moyens de communiquer pour les animaux, aucun d’entre eux, excepté l’homme, n’est capable de langage. Descartes établit ainsi trois critères qui fondent le langage comme spécificité humaine. Dans un premier temps, le langage est indifférent à l’ égard de son mode d’expression : oral, visuel, gestuel, etc, peu importe. Dans un second temps, l’homme, grâce au langage, est capable en toute situation de créer du sens de façon appropriée. Enfin, le langage est indépendant à l’égard des passions. Si le langage est le propre de l’homme, et pour que ces trois critères soient vérifiées, c’est donc que le langage suppose l’activité d’un sujet conscient. Il n’y a donc langage que si les mots témoignent d’une pensée. Mais plus que cela, ils la constituent. Pour Hegel, « c’est dans le mot que nous pensons » (Philosophie de l’esprit, 1832). Or, c’est en me rendant compte de cela que je me rends compte du même fait de ma rationalité. Le terme même de « langage » est dérivé du terme grec logos, qui signifie non seulement « parole, discours » mais également « raison ». Ainsi, Eric Weil écrit dans Logique de la philosophie (1996) : « l’homme est un animal doué de raison et de langage, et plus exactement de langage raisonnable ». Or, la violence est un acte irrationnel, qui fait obstacle à la pleine réalisation de mon humanité. En somme, c’est dans le langage que je découvre mon humanité, et que j’aspire à la réaliser pleinement, et pour cela il me faut raisonnablement renoncer à la violence.

Dans un dernier temps, la découverte de ma rationalité me pousse à vouloir expliquer le monde qui m’entoure, à l’appréhender pleinement, et donc à m’engager sur la voie de la recherche de la vérité. Or, comment construire cette vérité seul ? Au contraire, c’est avec autrui, qu’elle se construit, chacun s’enrichissant des conceptions de l’autre le dialogue et le débat, donc dans le langage. Or si je veux atteindre la vérité en coopération avec autrui, cela implique une nouvelle fois d’établir des rapports sains, et donc un engagement pour renoncer à la violence. Le dialogue ainsi établit avec autrui permet donc de pacifier nos relations, et de s’apercevoir rationnellement que la violence n’est pas une solution. Cependant, le langage ne sert pas uniquement à communiquer dans un esprit pacifique. Cela supposerait que chaque homme gouverne ses actions seulement en fonction de sa raison et avec un but humaniste. Cependant, la nature première de l’homme reprend vite le dessus…

II. Le langage, un outil de domination qui s’accompagne de violence

La renonciation à la violence grâce au langage n’est pas durable. En effet, après avoir fait l’expérience du dialogue pacifique, le désir de domination de l’homme reprend le dessus, le langage et la violence apparaissent alors comme liés, et on voit apparaître une nouvelle forme de violence.

Nous allons montrer que le langage, après avoir servi la rationalité, devient un outil de domination, et donc de violence. Tout d’abord, l’homme ne peut vivre seul. Il est naturellement fait pour vivre en société. De cette vie en communauté, il résulte des vertus, des facultés par lesquelles l’homme exprime pleinement son humanité : le langage est l’une d’entre elles. Cependant, la vie en communauté fait également ressortir des vices propres à la nature de l’homme. On pourrait désigner ce paradoxe sous le terme « d’insociable sociabilité de l’homme », comme le fait Kant dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. L’homme est sociable, il a besoin des autres pour vivre et sentir pleinement son humanité. Cependant, l’homme a également des penchants égoïstes et solitaires, ce qui le rend insociable. L’égoïsme de l’homme le conduit peu à peu à un besoin de domination. Ce besoin est naturel puisqu’observable aussi bien chez les autres animaux que chez l’homme. Dans chaque regroupement d’êtres vivants on observe une hiérarchie, des dominants et des dominés. Ainsi, l’homme possède une tendance inhérente à vouloir dominer ses semblables, et cette tendance est exacerbée par la vie en société.
Comment, alors, exercer cette domination ? Quels outils employer ? Il est naturel que l’homme mobilise toutes ses facultés, et en particulier celle du langage. Le langage, expression de la pensée, est le moyen d’interagir avec les autres, nous l’avons vu. Mais interaction ne veut pas toujours dire communication d’égal à égal. Une domination peut s’établir à l’intérieur même de la discussion, et le langage devenir un moyen de pression, de manipulation. C’est le but visé par les sophistes, Gorgias par exemple, dans la philosophie platonicienne. Leur art, la rhétorique (étymologiquement rhetorike texne ou « art de bien parler »), a pour but de persuader et non de convaincre. Il ne s’appuie donc pas sur la raison mais sur le sentiment. Leur but pratique, commander aux hommes, est poursuivi au mépris de la vérité. Ainsi le langage lorsqu’il cesse d’être purement rationnel, devient un outil de domination. La situation est paradoxale : le langage, dont tout être humain est doté, devient un instrument pour asseoir la domination de certains hommes sur d’autre. Le langage, dès lors qu’il devient une forme de domination entraîne la violence. En effet, la violence est un moyen pour la fin que constitue la domination. C’est ainsi que langage et violence se lient.

De quelles façons langage et violence se lient-ils ? On peut tout d’abord affirmer que le langage précède la violence physique. En effet, les mots en tant qu’ils reflètent notre intériorité, laissent apparaître dans le langage les dérèglements de la raison, la naissance des impulsions qui aboutissent à la violence. Dans La Leçon de Ionesco par exemple, la violence commence dans le dialogue. Le professeur se montre de plus en plus agressif et incohérent tandis que l’élève se soumet peu à peu. Ce dernier commence par la menacer : « Je vais te les arracher moi tes oreilles » puis s’empare d’un couteau et la tue. D’après Marie, la bonne, c’est la quarantième fois de la journée que ce scénario se reproduit. C’est donc un processus tautologique, qui part du langage et aboutit à la violence du meurtre.
Dans une autre approche, bien plus que seulement la signaler, le langage peut être l’origine même de la violence. D’une part, face aux limites du langage, la violence prend le relai comme moyen d’expression, pour pallier à l’impossibilité de dire. Par exemple, les psychologues expliquent la violence de certains adolescents à problèmes par l’incapacité à mettre des mots sur leur malaise, leurs problèmes. Dans certains cas extrêmes, cette impossibilité d’exprimer un mal-être peut mener jusqu’à de l’auto-violence, au suicide. La violence sonne alors comme un véritable appel à l’aide. En effet, le dialogue était le moyen rationnel de reconnaître autrui et d’en être reconnu. Cependant, lorsqu’autrui n’est plus guidé par sa raison et qu’il ne me reconnaît plus une place particulière dans l’espace social, comment attirer son attention ? Le langage ayant perdu cette fonction, j’ai alors recours à la violence. Ainsi la violence, et non plus le dialogue, devient un moyen de se soulager. La violence est un langage douloureux, entendu au sens large du terme comme un moyen d’expression.
D’autre part, le langage peut aussi inciter à la violence. La propagande en est un bon exemple (en particulier la « propagande d’agitation ») et illustre également le pouvoir du langage. Prenons l’exemple du régime nazi. Un ministère spécial, le ministère du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande était dédié spécialement à la propagande. De nombreux supports étaient utilisés : films, radio, presse, affiche, qui correspondent chacun à des formes de langage différentes. Le but de cette propagande était la « Gleichschaltung », la mise à pied de la société allemande. Elle a contribué à moduler l’esprit de la population pour l’amener à rejeter tous ses maux sur la communauté juive, et à banaliser la violence à son égard. Le langage de la propagande a non seulement incité à la violence, mais pour ce fait il a utilisé la violence même. En effet, la violente est aussi présente dans le langage même.

Le langage possède sa propre forme de violence : la violence verbale. Les insultes en sont la forme la plus évidente et choquante. Néanmoins, cette forme de violence est multiforme. Elle s’exprime également dans des remarques désobligeantes, des critiques, une insistance relevant du harcèlement, etc. Nous pouvons même admettre que dans certaines situations, le silence est une violence. Non pas une violence du langage cette fois mais une violence du non-langage. En effet, d’une part il peut être très violent et douloureux pour une personne qui est dans l’expectative d’une réponse que son interlocuteur ne prenne pas position, ne réagisse pas, l’ignore. En somme, c’est une violence liée à la non-reconnaissance du sujet et du dialogue. D’autre part, le silence est souvent chargé de sens et vaut plus que des mots, il traduit implicitement les pensées de celui qui reste silencieux. Le non-langage a alors une valeur de langage puisqu’il sert à exprimer une pensée, et crée un sens. Cependant, la caractéristique du langage violent est que bien souvent, il ne crée pas réellement de sens. Lorsque la violence entre dans le langage, c’est que ce dernier a cessé d’être rationnel. C’est ce que les auteurs du théâtre de l’absurde, comme Ionesco ou Becket, ont mis en évidence dans leur pièce. En effet, on y souligne une déstructuration du langage. Ce dernier devient absurde et tautologique, il exprime une violence très vive. Il réduit les personnages au rang de pantins, et détruit toute possibilité de communication cohérente.

Puisqu’en effet le langage est l’expression de la pensée, il en résulte que nous sommes responsables de tout ce que nous disons, puisque nous sommes conscients. Or, la caractéristique de cet engagement du sujet réside dans son caractère total. « Aussi ne puis-je m’empêcher de craindre à chaque fois que j’ouvre la bouche, d’être engagé dans une opération infinie. » écrit Parain dans sa thèse Recherche sur la nature et les fonctions du langage. La totalité de mon engagement me dépasse. Les mots sont donc bien une forme de violence puisqu’ils répondent à un acte (parler) volontaire par lequel une personne décide consciemment de nuire à une autre personne. C’est en cela que Brice Parain qualifie les mots de « pistolets chargés ». Leur conséquence n’est certes pas matériellement comparable à celle de la violence physique puisque cette dernière laisse une marque corporelle distincte. Nonobstant, en tant qu’ils sont un acte de pensée, les mots influent directement sur l’esprit de de l’interlocuteur, dans lequel ils laissent une marque aussi cuisante qu’un coup ne saurait le faire. La violence devient alors psychologique et affecte non plus seulement la santé physique mais également la santé mentale.

La communication rationnelle ne saurait donc s’imposer face au désir de domination de l’homme et à la violence intrinsèque des mots. En plus de précéder la violence, le langage donne lui-même naissance à un autre type de violence, la violence verbale et psychologique. Cependant, une interrogation demeure : cette violence est-elle de même nature que la violence physique primitive de l’homme ?

III.Le langage ne permet pas la disparition de la violence humaine en général

Le langage transforme la violence dans la façon dont elle affecte le sujet, et remet en question le rapport de domination existant. Ainsi, il y a bien transformation mais non disparition de la violence.

Le langage a donné naissance à une nouvelle forme de violence, la violence psychologique. A son propos, on peut relever un paradoxe : les individus semblent moins la craindre, et pourtant cette dernière peut blesser plus profondément l’individu en tant que sujet. En effet, les mots sont beaucoup plus subtils que les coups, puisque la pensée humaine se caractérise par sa richesse et sa diversité. Or, les mots expriment pleinement la pensée. Ainsi, Wittgenstein écrit dans son Tractatus logico-philosophicus : « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde ». Le langage, puisqu’il exprime pleinement les subtilités de la pensée, fourni une infinité de nuances et donc une infinité de moyens supplémentaires d’exercer une violence sur mon interlocuteur, de heurter sa sensibilité. Les mots sont donc plus blessants que la violence physique sur le fond, mais également sur la forme. Le fait que ce soit l’esprit, et non le corps qui soit impliqué dans la violence verbale, nous l’avons déjà évoqué, engage une responsabilité totale du sujet. Or, si les mots impliquent un engagement si total de la part de celui qui les prononce, ils touchent également leur destinataire d’une façon particulière. En effet, le langage est une communication d’esprit à esprit. Si l‘auteur de paroles violentes engage son esprit dans sa totalité, la violence atteint également l’esprit de son interlocuteur dans sa totalité. La violence verbale touche donc la victime en son esprit, en son « moi » profond. Or, une fois que cette violence a heurté l’esprit, le sujet dans son individualité profonde, les blessures ainsi infligées se révèlent ancrées plus profondément et d’autant plus difficiles à guérir car invisibles. Elles restent gravées dans la conscience de l’individu et se rappellent à lui, toujours vivaces, traumatisantes. La violence verbale est donc avant tout une violence morale. En cela, elle est plus destructrice que la violence physique.
D’autre part, le paradoxe de cette violence réside dans le fait que bien qu’elle soit plus destructrice, elle est moins réprimée dans la société. En effet, elle est purement subjective et non observable. La violence morale est donc aléatoire dans son ressenti : si telle remarque me blesse, une autre personne peut y rester insensible. Or, comment alors poser des critères objectifs dans le but de la punir pénalement et socialement ? Il faudrait des sanctions aussi variées que le sont les nuances de cette violence. Cependant la loi se doit d’être objective, la même pour tous. C’est pourquoi il est impossible d’analyser chaque cas particulier, de croire les victimes sur parole. Ainsi, bien qu’il existe des sanctions contre le harcèlement ou la diffamation par exemple, une grande partie de la violence verbale reste impunie.
Nous pouvons alors nous demander, au vu de cette transformation de la violence, si le langage transforme également le rapport de force entre l’auteur de la violence et sa victime.

Si la violence du langage constitue une forme originale de violence par rapport à la violence primitive de l’homme, le rapport de domination que cette violence du langage impose est également, en partie du moins, modifié. Dans la nature, c’est la loi du plus fort qui l’emporte : le fort est violent envers le faible, qui n’a pas les moyens de se défendre. Dans un premier temps, nous pourrions croire que ce rapport de force reste inchangé. Nous observons en effet que ce sont les « brutes », les plus forts physiquement, qui souvent emploient les formes les plus basiques de la violence verbale (insulte, cris…). Or, cependant même qu’elles semblent plus agressives, ces formes de violence verbale ne sont pas les plus destructrices car elles ne sont pas rationnelles. Elles sont dictées par un emportement irrationnel. Elles touchent donc moins profondément l’individu visé.
Par la suite, nous nous apercevons que le rapport de force peut être renversé. En effet, ceux qui étaient les plus faibles physiquement ne sont plus en position de totale domination et sans moyens de défense. Ils détiennent pour arme de riposte leur raison, et pour l’exprimer le langage. En effet, pour l’emporter dans une joute verbale, ce qui compte n’est pas la force physique mais la puissance de persuasion et la dextérité à manier les mots, à les choisir pour blesser l’autre. Or, si tout humain n’est pas doté par la nature de la même force physique, en revanche chaque sujet est doté de raison et de langage. C’est un combat de conscience à conscience qui se met en place. Le plus habile est celui qui saura le mieux mettre sa raison au service de sa fin : blesser l’autre moralement et inverser le rapport de domination. La violence verbale devient alors un outil manié avec plus de subtilité et donc plus d’efficacité. Il est donc à portée de tous d’inverser le rapport de force, de passer du statut de faible à celui de violent grâce à la violence verbale.
Cependant, celui qui se retrouve en position dominante, par cela même qu’il a préféré mettre sa raison au service de la violence verbale plutôt qu’à celui du débat, reste en réalité un faible. Préférer la violence à la communication pacifique, c’est nier son humanité et dégrader sa raison, c’est montrer sa bassesse. En effet, « la faiblesse n’a souvent pas d’autres symptômes que la violence ; faible et brutale, et brutale parce que faible précisément » écrit le philosophe français Vladimir Jankélévitch dans Le pur et l’impur. La violence du langage est donc l’instrument des faibles, et le rapport de domination établi n’a qu’une signification relative. Cependant, on ne peut pas nier qu’il existe un rapport de domination. Le langage n’a donc pas supprimer le rapport de domination entre les hommes et a instauré une violence plus destructrice que la violence physique. Or, si la langage, signe de la rationalité de l’homme, n’a pas réussi à se substituer durablement à la violence, qu’est-ce qui le pourrait ? Est-il seulement possible de renoncer à la violence ?

La question est donc, dans cette dernière partie, de se demander si une renonciation à la violence est envisageable pour l’homme. Nous avons vu que le langage ne pouvait durablement se substituer à la violence. Quelles sont les raisons de cet échec ? Lorsque l’homme se laisse gouverner tout entier par sa raison, choisit en toute autonomie ses actes après jugement, il choisit nécessairement la coopération avec autrui, le dialogue, et donc la non-violence. Nonobstant, l’homme n’est pas entièrement rationnel. Si l’on reprend le découpage de Platon dans La République, l’âme est divisée en trois parties : une partie rationnelle, le « thumos » ou courage qui est une force d’action, et la concupiscence, siège des passions et des impulsions. Selon que le courage se rallie à la raison ou à la concupiscence, l’une des deux l’emporte et gouverne l’âme. Il faut effectuer une véritable ascèse pour repousser durablement les passions et choisir la raison. Ceci n’est pas à la portée de tous. Ainsi, l’homme n’est pas toujours rationnel, parfois les passions égoïstes reprennent le dessus. La recherche de la domination s’effectue au détriment de la raison, qui n’est plus une fin en soi mais utilisée comme un moyen au service des passions. Le langage, employé comme moyen de persuasion, repose donc sur une croyance et non sur un savoir ; sur la vraisemblance et non la vérité. En repoussant la raison et la vérité, le langage ouvre alors la porte à la violence.
Quelles sont les autres raisons pour lesquelles un abandon de la violence semble inenvisageable ? Dans un premier lieu, la violence apparaît parfois comme un moyen de défense contre la violence d’autrui. Certes, des penseurs ont développé des moyens de lutte sans recourir à la violence. C’est notamment le cas de Gandhi qui a développé la notion de « ahimsâ » ou non-violence lors de la lutte pacifique pour l’indépendance de l’Inde. Cette doctrine interdit toute violence, même au nom de motifs apparemment légitimes. Cependant, il se pose ici le problème du décalage entre théorie et pratique. En théorie, je peux adhérer au principe de non-violence, considérer à l’instar de Jankélévitch que combattre la violence par la violence est l’affaire des faibles. Du point de vue pragmatique en revanche, dans certains cas particuliers, je suis presque dans l’obligation, dictée par mon instinct, d’avoir recours à la force. Prenons pour exemple le cas de la légitime défense. Que faire lorsque ma vie est immédiatement menacée ? Lorsque j’en ai les moyens, il est naturel de se défendre, même si cela signifie être violent envers mon agresseur. Renoncer définitivement et sans exceptions à la violence semble donc hors de portée.

En dernier point, nous remarquerons que la violence est partout autour de nous. Même si je choisissais de renoncer à la violence individuellement, je la subirais de toute part, elle se présenterait sous mes yeux en toute occasion, jusque dans le système politique. En effet, l’Etat démocratique, bien qu’il interdise et punisse par la loi la violence entre ses citoyens, détient lui-même, selon l’expression de Max Weber, le monopole de la violence légitime. C’est un paradoxe de l’Etat moderne : il proscrit la violence entre citoyens mais il ne laisse pas, dans la punition même de cette violence, d’être violent. Certes cette violence est légitime puisque les citoyens ont eux-mêmes placé l’autorité en l’Etat. Néanmoins, il y a tout de même violence. La violence est donc intrinsèquement liée à nous, naturellement mais également socialement. Il serait donc vain de prétendre l’éradiquer, par quelque moyen que ce soit, langage y compris.

Conclusion

Nous nous sommes interrogés sur la durabilité d’une substitution du langage rationnel à la violence naturelle de l’homme. Si dans un premier temps la communication permet de pacifier mes relations avec autrui et de choisir rationnellement et nécessairement une renonciation à la violence eu profit de l’humanité, cette renonciation n’est pas durable. Le désir de domination de l’homme instaure une violence du langage, qui cesse d’être rationnel et peut même être la source de la violence. Cette violence morale est pire que la violence physique et nie l’humanité et la rationalité de l’individu. Ainsi, la langage instaure une violence différente mais ne la supprime pas. Le langage ne peut donc durablement combattre la violence grâce à la raison. Cette dernière est pervertie et ne suffit pas à écarter la violence, d’autant plus que la violence est intrinsèque à l’homme et la vie sociale.