C’est l’acte où le comte mène ses enquêtes. D’abord auprès de Chérubin (il hésite au sujet de la fidélité de sa femme), ensuite auprès de Figaro : l’enjeu consiste à savoir si Suzanne a parlé. La scène 5 commence par un procédé théâtral traditionnel : le comte continue le monologue de la scène 4 que Figaro est supposé entendre. Le valet en fait un commentaire ironique en usant d’un aparté que le comte n’entend pas. Ce jeu qui met Figaro d’emblée en position de supériorité suppose une complicité avec le public, et annonce le ton gai de la tirade du "God’dam". Cette tirade est tirée de la version en 5 actes du Barbier de Séville.
I. Un art de la manipulation. Le jeu des masques
Dans cette scène, chacun croit posséder l’autre, et chacun finalement échoue
A. Le comte
Il est inquiet et les hésitations à propos de sa femme révèlent une flamme encore brûlante. Il semble avoir l’avantage et vouloir mener le dialogue par un jeu de questions précises.
Le comte paraît tout d’abord se maîtriser. Il utilise les répliques de Figaro contre lui-même. Rebondissant sur le thème de la "chute salissante" du valet, il enchaîne habilement sur la fuite de la chambre de la comtesse, sur le motif de cette fuite, les lieux empruntés (couloir/corridor).
Le comte cherche à contrôler son discours en même temps que ses sentiments : l’a parte "Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir" souligne une intention stratégique. Les didascalies, les modalités du discours, montrent une gradation vers la colère ("insidieux valet !" ; "le comte interrompant" ; "en colère") puis un radoucissement, exprimé par les procédés de correction ("ce n’est pas ce que je voulais dire", la réticence "...")
B. Figaro (" À mon tour maintenant ")
Après avoir fait croire au comte que Suzanne n’a pas parlé en acceptant l’ambassade à Londres, il inversera la situation en argumentant en faveur des plaisirs du foyer... Il se donne la comédie en se jouant de son maître.
- par le jeu de mot sur "heure" et "temps" ; par la répartie spirituelle concernant les valets habillant leur maîtres ; par l’enchaînement sur le mot "danger" qu’il corrige ironiquement.
Les deux apartés "je m’emporte" et "Voyons-le venir" consacrent bien la supériorité de Figaro qui feint finalement d’accepter l’offre de carrière à Londres...
II. La tromperie : un plaisir tout esthétique pour Figaro
Le valet, comme dans la plus pure tradition de la farce gauloise (La Farce de Maître Pathelin), va payer son adversaire de mots. La duperie est effectivement un exercice de style avant tout verbal. Un seul mot va servir de monnaie : "God’dam".
A. La tirade du "God’dam" et les prouesses de Figaro
"God’dam" est présenté comme un mot magique mais dont les effets seraient manqués : les ratages successifs créent des situations absurdes et bouffonnes où Figaro lui-même semble être ridiculisé. Un ton burlesque est ainsi créé qui a pour fin de détendre l’atmosphère, de désamorcer le conflit avec le maître et de le mener à sa guise. "God’ dam" permet en effet de métamorphoser un poulet en pied de boeuf, un bourgogne en verre de bière, une jeune beauté peu farouche en fille vertueuse...
Comme le Neveu de Rameau, ou comme l’excellent abbé Galiani de Diderot (Lettres à Sophie Volland, "la fable du Coucou et du Rossignol", 20 oct. 1760), Figaro est aussi "pantomime de la tête aux pieds". Les didascalies le soulignent et ouvrent la voie à une improvisation libre du comédien... Le gueux imitant les trémoussements de la jeune coquette est dans Le Neveu de Rameau.
Tout laisse conclure à une supériorité de Figaro qui triomphe par son esprit, qui se donne ici le plaisir gratuit du jeu...
B. Un jeu qui se retourne contre lui
Mais Figaro, en artiste narcissique, ne sait pas s’arrêter. Dans la deuxième partie de la scène, lorsqu’il rejette l’offre anglaise, il éveillera les soupçons du comte qui fera tout pour qu’il perde son procès contre Marceline.
III. Le valet vertueux ou la leçon de morale
A. Le grand Seigneur méchant homme
Almaviva a tout du grand seigneur méchant homme. Il est rustre et vulgaire : il fait montre d’une autorité grossière à l’égard de Figaro, lui coupant la parole ; il est près de l’insulte, lorsqu’il lui lance : "insidieux valet".
Il montre fort peu d’esprit de répartie, et par exemple ne sait pas rebondir avec humour sur le trait de Figaro : "C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider".
C’est un homme violent, qui en outre n’hésite pas à introduire dans ce dialogue la question d’argent, qui est indécente et déplacée. Il fait ainsi de la classe des valets une classe servile et veule, et lui dénie toute sorte de grandeur d’âme.
B. Les vertus du valet
Figaro tend un miroir inversé au comte. Reprenant une maxime du temps bien connue, il reproche explicitement au comte son infidélité à l’égard de sa femme : "Sait-on gré du superflu à qui nous prive de nécessaire ?". Cette saillie cache donc un implicite : le comte doit se garder de courtiser Suzanne. La réplique "Et maintenant je ne vous cache rien" prend alors toute sa saveur si on la fait porter ici sur les jeux de non-dit dans le dialogue avec le comte.
Les valets, contrairement aux maîtres, sont fidèles en amour. Ils semblent aussi pourvus d’une sensibilité qui manque à ces derniers. Lorsque le comte aborde la question d’argent entre Figaro et sa femme, le valet est réellement humilié. Les relations entre l’ancien serviteur et Rosine sont devenues avec le temps d’ordre sentimental. Ainsi que le fait remarquer J. Scherer, le XVIIe siècle avait trouvé la forme stéréotypée du confident. L’adoucissement des mœurs au XVIIIe siècle permet l’éclosion d’un type littéraire nouveau : le domestique ami.
Figaro rappelle aussi discrètement le code de l’honneur au comte, en faisant une allusion aux multiples services rendus, dont celui, particulier, de l’aider à séduire Rosine, dans Le Barbier de Séville : "Tenez, Monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet". On a presque là l’idée rousseauiste selon laquelle c’est la corruption des maîtres qui éveille le vice chez les valets...
Conclusion
Comme dans les autres extraits, on lit bien en creux une critique de la classe aristocratique, corrompue et corruptrice, alors que les vertus sont nettement du côté du peuple.
On voit clairement exposé le problème du mérite personnel, irréductible à l’appartenance sociale.
Finalement, Almaviva est un personnage anachronique. N’est-ce pas lui qui veut jouir de "l’antique" droit du seigneur, dans une société qui est en train justement de vouloir abolir les vieux privilèges ?