Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte III, scène 5

Commentaire en trois parties :
I. Un art de la manipulation. Le jeu des masques
II. La tromperie : un plaisir tout esthétique pour Figaro
III. Le valet vertueux ou la leçon de morale

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

LE COMTE, FIGARO.

FIGARO, à part.

Nous y voilà.

LE COMTE.

… S’il en sait par elle un seul mot…

FIGARO, à part.

Je m’en suis douté.

LE COMTE.

… Je lui fais épouser la vieille.

FIGARO, à part.

Les amours de monsieur Basile ?

LE COMTE.

… Et voyons ce que nous ferons de la jeune.

FIGARO, à part.

Ah ! ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se retourne.

Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ?

FIGARO s’avance.

Moi, qui me rends à vos ordres.

LE COMTE.

Et pourquoi ces mots ?…

FIGARO.

Je n’ai rien dit.

LE COMTE répète.

Ma femme, s’il vous plaît ?

FIGARO.

C’est… la fin d’une réponse que je faisais : Allez le dire à ma femme, s’il vous plaît.

LE COMTE se promène.

Sa femme !… Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler ?

FIGARO, feignant d’assurer son habillement.

Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais.

LE COMTE.

Faut-il une heure ?

FIGARO.

Il faut le temps.

LE COMTE.

Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres !

FIGARO.

C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider.

LE COMTE.

…Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant…

FIGARO.

Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant…

LE COMTE.

Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif.

FIGARO.

Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait, dans votre emportement si…

LE COMTE, interrompant.

Vous pouviez fuir par l’escalier.

FIGARO.

Et vous, me prendre au corridor.

LE COMTE, en colère.

Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir.

FIGARO, à part.

Voyons-le venir, et jouons serré.

LE COMTE, radouci.

Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais quelque envie de t’emmener à Londres, courrier de dépêches… mais, toutes réflexions faites…

FIGARO.

Monseigneur a changé d’avis ?

LE COMTE.

Premièrement, tu ne sais pas l’anglais.

FIGARO.

Je sais God-dam.

LE COMTE.

Je n’entends pas.

FIGARO.

Je dis que je sais God-dam.

LE COMTE.

Eh bien ?

FIGARO.

Diable ! c’est une belle langue que l’anglais, il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Voulez-vous tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne…

LE COMTE, à part.

Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé.

FIGARO, à part.

Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre.

LE COMTE.

Quel motif avait la comtesse pour me jouer un pareil tour ?

FIGARO.

Ma foi, monseigneur, vous le savez mieux que moi.

LE COMTE.

Je la préviens sur tout, et la comble de présents.

FIGARO.

Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ?

LE COMTE.

… Autrefois tu me disais tout.

FIGARO.

Et maintenant je ne vous cache rien.

Le Comte.

Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ?

FIGARO.

Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet.

LE COMTE.

Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ?

FIGARO.

C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts.

LE COMTE.

Une réputation détestable !

FIGARO.

Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?

LE COMTE.

Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit.

FIGARO.

Comment voulez-vous ? La foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ; arrive qui peut, le reste est écrasé. Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce.

LE COMTE.

À la fortune ? (À part.) Voici du neuf.

FIGARO.

(À part.) À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l’Andalousie…

LE COMTE.

Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ?

FIGARO.

Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête.

LE COMTE.

Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux.

FIGARO.

De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout.

LE COMTE.

…Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique.

FIGARO.

Je la sais.

LE COMTE.

Comme l’anglais : le fond de la langue !

FIGARO.

Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage ; répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure !

LE COMTE.

Eh ! c’est l’intrigue que tu définis !

FIGARO.

La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, oh gai ! comme dit la chanson du bon roi.

LE COMTE, à part.

Il veut rester. J’entends… Suzanne m’a trahi.

FIGARO, à part.

Je l’enfile, et le paye en sa monnaie.

LE COMTE.

Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ?

FIGARO.

Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ?

LE COMTE, raillant.

Au tribunal le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance.

FIGARO.

Indulgente aux grands, dure aux petits…

LE COMTE.

Crois-tu donc que je plaisante ?

FIGARO.

Eh ! qui le sait, monseigneur ? Tempo è galant’uomo, dit l’Italien ; il dit toujours la vérité : c’est lui qui m’apprendra qui me veut du mal ou du bien.

LE COMTE, à part.

Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne.

FIGARO, à part.

Il a joué au fin avec moi, qu’a-t-il appris ?

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro - Acte III, scène 5

C’est l’acte où le comte mène ses enquêtes. D’abord auprès de Chérubin (il hésite au sujet de la fidélité de sa femme), ensuite auprès de Figaro : l’enjeu consiste à savoir si Suzanne a parlé. La scène 5 commence par un procédé théâtral traditionnel : le comte continue le monologue de la scène 4 que Figaro est supposé entendre. Le valet en fait un commentaire ironique en usant d’un aparté que le comte n’entend pas. Ce jeu qui met Figaro d’emblée en position de supériorité suppose une complicité avec le public, et annonce le ton gai de la tirade du "God’dam". Cette tirade est tirée de la version en 5 actes du Barbier de Séville.

I. Un art de la manipulation. Le jeu des masques

Dans cette scène, chacun croit posséder l’autre, et chacun finalement échoue

A. Le comte

Il est inquiet et les hésitations à propos de sa femme révèlent une flamme encore brûlante. Il semble avoir l’avantage et vouloir mener le dialogue par un jeu de questions précises.

Le comte paraît tout d’abord se maîtriser. Il utilise les répliques de Figaro contre lui-même. Rebondissant sur le thème de la "chute salissante" du valet, il enchaîne habilement sur la fuite de la chambre de la comtesse, sur le motif de cette fuite, les lieux empruntés (couloir/corridor).

Le comte cherche à contrôler son discours en même temps que ses sentiments : l’a parte "Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir" souligne une intention stratégique. Les didascalies, les modalités du discours, montrent une gradation vers la colère ("insidieux valet !" ; "le comte interrompant" ; "en colère") puis un radoucissement, exprimé par les procédés de correction ("ce n’est pas ce que je voulais dire", la réticence "...")

B. Figaro (" À mon tour maintenant ")

Après avoir fait croire au comte que Suzanne n’a pas parlé en acceptant l’ambassade à Londres, il inversera la situation en argumentant en faveur des plaisirs du foyer... Il se donne la comédie en se jouant de son maître.
- par le jeu de mot sur "heure" et "temps" ; par la répartie spirituelle concernant les valets habillant leur maîtres ; par l’enchaînement sur le mot "danger" qu’il corrige ironiquement.
Les deux apartés "je m’emporte" et "Voyons-le venir" consacrent bien la supériorité de Figaro qui feint finalement d’accepter l’offre de carrière à Londres...

II. La tromperie : un plaisir tout esthétique pour Figaro

Le valet, comme dans la plus pure tradition de la farce gauloise (La Farce de Maître Pathelin), va payer son adversaire de mots. La duperie est effectivement un exercice de style avant tout verbal. Un seul mot va servir de monnaie : "God’dam".

A. La tirade du "God’dam" et les prouesses de Figaro

"God’dam" est présenté comme un mot magique mais dont les effets seraient manqués : les ratages successifs créent des situations absurdes et bouffonnes où Figaro lui-même semble être ridiculisé. Un ton burlesque est ainsi créé qui a pour fin de détendre l’atmosphère, de désamorcer le conflit avec le maître et de le mener à sa guise. "God’ dam" permet en effet de métamorphoser un poulet en pied de boeuf, un bourgogne en verre de bière, une jeune beauté peu farouche en fille vertueuse...

Comme le Neveu de Rameau, ou comme l’excellent abbé Galiani de Diderot (Lettres à Sophie Volland, "la fable du Coucou et du Rossignol", 20 oct. 1760), Figaro est aussi "pantomime de la tête aux pieds". Les didascalies le soulignent et ouvrent la voie à une improvisation libre du comédien... Le gueux imitant les trémoussements de la jeune coquette est dans Le Neveu de Rameau.

Tout laisse conclure à une supériorité de Figaro qui triomphe par son esprit, qui se donne ici le plaisir gratuit du jeu...

B. Un jeu qui se retourne contre lui

Mais Figaro, en artiste narcissique, ne sait pas s’arrêter. Dans la deuxième partie de la scène, lorsqu’il rejette l’offre anglaise, il éveillera les soupçons du comte qui fera tout pour qu’il perde son procès contre Marceline.

III. Le valet vertueux ou la leçon de morale

A. Le grand Seigneur méchant homme

Almaviva a tout du grand seigneur méchant homme. Il est rustre et vulgaire : il fait montre d’une autorité grossière à l’égard de Figaro, lui coupant la parole ; il est près de l’insulte, lorsqu’il lui lance : "insidieux valet".

Il montre fort peu d’esprit de répartie, et par exemple ne sait pas rebondir avec humour sur le trait de Figaro : "C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider".

C’est un homme violent, qui en outre n’hésite pas à introduire dans ce dialogue la question d’argent, qui est indécente et déplacée. Il fait ainsi de la classe des valets une classe servile et veule, et lui dénie toute sorte de grandeur d’âme.

B. Les vertus du valet

Figaro tend un miroir inversé au comte. Reprenant une maxime du temps bien connue, il reproche explicitement au comte son infidélité à l’égard de sa femme : "Sait-on gré du superflu à qui nous prive de nécessaire ?". Cette saillie cache donc un implicite : le comte doit se garder de courtiser Suzanne. La réplique "Et maintenant je ne vous cache rien" prend alors toute sa saveur si on la fait porter ici sur les jeux de non-dit dans le dialogue avec le comte.

Les valets, contrairement aux maîtres, sont fidèles en amour. Ils semblent aussi pourvus d’une sensibilité qui manque à ces derniers. Lorsque le comte aborde la question d’argent entre Figaro et sa femme, le valet est réellement humilié. Les relations entre l’ancien serviteur et Rosine sont devenues avec le temps d’ordre sentimental. Ainsi que le fait remarquer J. Scherer, le XVIIe siècle avait trouvé la forme stéréotypée du confident. L’adoucissement des mœurs au XVIIIe siècle permet l’éclosion d’un type littéraire nouveau : le domestique ami.

Figaro rappelle aussi discrètement le code de l’honneur au comte, en faisant une allusion aux multiples services rendus, dont celui, particulier, de l’aider à séduire Rosine, dans Le Barbier de Séville : "Tenez, Monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet". On a presque là l’idée rousseauiste selon laquelle c’est la corruption des maîtres qui éveille le vice chez les valets...

Conclusion

Comme dans les autres extraits, on lit bien en creux une critique de la classe aristocratique, corrompue et corruptrice, alors que les vertus sont nettement du côté du peuple.

On voit clairement exposé le problème du mérite personnel, irréductible à l’appartenance sociale.

Finalement, Almaviva est un personnage anachronique. N’est-ce pas lui qui veut jouir de "l’antique" droit du seigneur, dans une société qui est en train justement de vouloir abolir les vieux privilèges ?