Des philosophes des Lumières comme Diderot ont marqué le XVIIIème siècle par leur lutte contre tous les types d’injustice. Bien souvent victimes de la censure, comme ce sera le cas de l’Encyclopédie, ils luttent pourtant par leurs écrits en dénonçant notamment l’iniquité et la violence de l’Ancien Régime. Les dramaturges défendent également les valeurs des Lumières que sont la justice et la raison. C’est le cas de Pierre Auguste Caron, dit Beaumarchais, dont la pièce Le Mariage de Figaro sera censurée pendant plusieurs années pour être finalement jouée peu avant la Révolution Française.
Dans cet extrait de la scène 16 de l’acte III, Marceline, vient d’apprendre que Figaro est le fils naturel qu’elle a eu avec le vieux Bartholo, bourgeois qui refuse encore de l’épouser. L’aveu public de son déshonneur va alors la pousser à prendre la parole. Comment Beaumarchais dénoncent-ils les injustices de son époque à travers cette tirade de Marceline ? Ce passage de la scène constitue d’abord un cri de révolte de Marceline contre la tyrannie des hommes, mais il est aussi un vibrant plaidoyer pour les femmes et l’égalité entre les hommes.
I. Une dénonciation des abus de pouvoir commis par les hommes
Cette scène constitue d’abord une dénonciation des abus de pouvoir commis par les hommes. Marceline déploie d’emblée un discours polémique dans sa tonalité. En outre, elle effectue un portrait à charge des hommes. Ceux-ci sont finalement ridiculisés par son propos.
a) Une tirade enflammée
Les répliques de Marceline constituent d’abord une tirade enflammée.
Premièrement, les didascalies soulignent une gradation dans l’émotion et la révolte de la mère de Figaro avec « s'échauffant par degrés » (l.2), « vivement » (l.10) et « exaltée » (l.17). Le procédé souligne le crescendo dans la colère et la révolte de Marceline, souvent caractéristique des réquisitoires.
Deuxièmement, la véhémence du personnage se perçoit dans les formes des phrases qu’elle emploie. Elles sont presque exclusivement exclamatives, avec une interjection à la ligne 19 (« Ah ! ») marquant l’exaspération, ou interrogatives, si l’on excepte la dernière réplique où elle s’adresse avec tendresse à son fils.
Troisièmement, Marceline confisque la parole et entend dire ce qu’elle a sur le cœur à toute l’assemblée. Elle commence par Bartholo dont elle reprend l’adjectif « déplorable » pour en souligner la polysémie. Si le vieux bourgeois souligne ses regrettables écarts de comportements, Marceline dénonce leur immoralité : « Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit ! » (l.3). Elle ne lui laisse ensuite pas le temps de répondre et critique tous les hommes assemblés à travers l’usage de la deuxième personne du pluriel et de l’apostrophe : « Hommes plus qu'ingrats » (l.11). Elle finit par donner des conseils à Figaro (« mon fils » l.24 et 27) sans qu’aucun d’eux n’ait pu intervenir si ce n’est pour l’approuver.
b) Un portrait à charge à l’encontre la gent masculine
Marceline se lance également dans un portrait à charge à l’encontre la gent masculine.
D’une part, le personnage utilise des hyperboles pour souligner l’ampleur des excès et des violences que les hommes commettent envers les femmes. Le propos en regorge : « tant d’ennemis rassemblées » (l.7), « Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées ! » (l.8), « plus qu’ingrats » (l.11), « si vains » (l.12) Toutes les tournures exacerbent les défauts des hommes et aucun n’est épargné, comme le souligne l’emploi du présent de vérité générale.
Marceline a d’autre part recours aux images pour rendre l’horreur de la conduite la conduite masculine. Ainsi, on remarque la métaphore la guerre pour évoquer les séducteurs, « ennemis » qui « assiègent » (l.6) des enfants pour abuser de leur naïveté. Ils attentent à leur honneur en n’ayant cure des conséquences : en « flétrissant » (l.11) ces jeunes femmes comparées à des fleurs pour leur beauté et leur fragilité, ils les condamnent socialement et ce pour des raisons complètement puériles et égoïstes comme le souligne la métaphore « les jouets de vos passions » (l.11). La violence de l’image créée par l’allégorie de la misère ligne 7 (« la misère nous poignarde ») rend bien compte de cet état et du crime ainsi commis par les hommes qui séduisent et abandonnent les femmes.
Par ailleurs le champ lexical de la justice se déploie à travers les répliques en antithèse avec le champ lexical de la faute et de la culpabilité. Ainsi lignes 7-8 le verbe « juge » s’oppose au verbe « a perdu » ou encore lignes 12-13 les mots « magistrats », « droit », « juger » contredisent la « coupable négligence ». Les contradictions entre les responsabilités des hommes et leur égoïste orgueil les font alors d’autant plus apparaître comme des bourreaux.
c) Des personnages masculins de la scène sont ridiculisés
Enfin, les personnages masculins de la scène sont ridiculisés, à l’exception de Figaro qui partage la colère de sa mère, comme le souligne la didascalie ligne 16.
Bartholo est le premier à être désigné comme « déplorable » et comme « un homme injuste » (l.24). Son silence est éloquent : il confirme toutes les accusations tout en soulignant sa lâcheté et participe au comique de situation, lui qu’on imagine tout penaud.
Quant au Comte, son aparté met en lumière son hypocrisie : il approuve la déclaration de Marceline, mais ne le reconnaît pas ouvertement par intérêt et par orgueil. Son attitude participe au comique de caractère et le portrait général effectué par Marceline lui correspond tout à fait quand on connaît son rôle dans la pièce.
Par ailleurs, le personnage du juge Brid'oison, dont le nom signifie « oison bridé », c'est-à-dire une jeune volaille à qui on a passé une baguette dans le bec pour l'empêcher de franchir le poulailler, est ridicule par son défaut d’élocution (l.23) qui sied mal à quelqu’un qui doit faire preuve d'éloquence dans sa fonction. En effet sous l’Ancien Régime, les charges de magistrats sont vendues et non attribuées en fonction du mérite. Ce sot magistrat est le support d’une satire de la justice par l’auteur notamment grâce au comique de mots ici.
Enfin, la répétition de leur assentiment aux lignes 22 et 23 sonne comme une parodie de la réplique de Figaro et est discréditée au point d’en être comique. Ce sont finalement eux qui font rire le spectateur dans cette scène.
Marceline déploie donc une gamme riche de procédés rhétoriques pour discréditer les hommes présents, reflets de la société patriarcale du XVIIIème siècle que Beaumarchais dénonce à travers elle. Cependant, son discours est également le support d’une apologie en faveur des femmes et de l’égalité.
II. Une défense des femmes malmenées par les règles établies par les hommes
Ce texte constitue aussi une défense des femmes malmenées par les règles établies par les hommes. Marceline présente avant tout sa vie comme exemplaire et se fait avocate des femmes en se défendant elle-même. En outre elle effectue une peinture pathétique frappante de leur condition sociale. Au-delà de ce sombre constat, le discours de Marceline est porteur d’espoir pour tous.
a) Marceline en avocate des femmes
D’abord, en partant de son expérience personnelle pour généraliser à l’ensemble des femmes, Marceline mène un raisonnement inductif.
En effet, on le remarque par le jeu des pronoms avec le passage de la 1ère personne du singulier (aux ligne 3 et 4 « Je n'entends pas nier mes fautes » ; « J'étais née, moi ») à la première personne du pluriel (lignes 7 « nous » ou 11 « notre ») puis à la 3ème personne (à partir de la ligne 14). Ces changements révèlent une volonté du propos de partir du l’histoire malheureuse de Marceline et Bartholo pour en faire un exemple type des relations de domination. Elle se défend et étend donc son apologie à tous les membres de son sexe.
En outre, le propos du personnage oscille entre le passé, le présent et le futur. Marceline semble embrasser toutes les temporalités pour montrer sa maîtrise. Le premier aspect temporel est rapidement évacué (l.4-5 « j’étais », « je suis devenue »), mais donne une légitimité à Marceline qui parle forte de son expérience. Le présent utilisé est employé à la fois comme un présent d’énonciation, de vérité générale et de répétition : les abus des hommes se déroulent alors devant les yeux des spectateur (énonciation) et se perpétuent.
b) Une peinture frappante de la condition sociale des femmes
De plus le discours de Marceline est l’occasion d’une description frappante de la condition des femmes du XVIIIème siècle.
Premièrement, la mère de Figaro évoque l’éducation négligée des filles. En effet lignes 4 et 5, on remarque un contraste entre le désir de sagesse de l’enfant qu’elle était et les refus de la société de le lui permettre : « J'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison ». Le « je » est sujet dans la première partie de phrase, mais réduit à l’état d’objet dans la seconde (« m’ »). Par ailleurs, le rythme de la périphrase désignant l’enfance qui suit cette évocation souligne la nécessité absolue de l’éducation des filles qu’on leur refuse : « dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins ». Aussi, sans l’éducation les filles sont victimes des hommes qui les séduisent et les abandonnent.
Deuxièmement, le personnage fait allusion à des éléments concrets de la situation des femmes au XVIIIème siècle. En effet, Beaumarchais évoque les métiers de la couture où travaillaient les femmes et dans lesquels désormais, elles doivent soutenir la concurrence des hommes qui s’y forment : « on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe » (l.15) Le caractère hyperbolique du déterminant numéral vient souligner l’ampleur du phénomène. En outre, à travers Marceline, Beaumarchais, comme d’autres hommes et femmes des Lumières, dénonce le statut social et juridique des femmes. La négation restrictive lignes 17-18 met en lumière les inégalités (« Dans les rangs même plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire ») et introduit une série de trois antithèses révélant les contradictions et l’absurdité des lois et mœurs décidant du statut des femmes (jusqu’à la ligne 20). Ainsi la noblesse de condition s’oppose à la « considération dérisoire », les apparences du respect à la « servitude réelle » et l’absence de maîtrise sur les biens à la responsabilité juridique, rappelant la célèbre maxime d’Olympe de Gouges dans sa Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».
Troisièmement, Marceline va plus loin en insistant sur ce qui paraît être la fatalité qui accable les femmes. En effet, les interrogations cachent souvent des indignations par leur caractère rhétorique : « Mais (…) que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés ? » (l.5-7) », « Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? » (l.13-14) ou encore « Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste ? » (l.24). Les réponses implicites à ces questions sont autant de négations qui montrent le dénuement dans lequel les hommes plongent les femmes dont ils croisent le chemin. De plus, les deux piliers du registre tragique, la terreur et la pitié, sont évoqués ligne 19-20 à travers l’exclamation : « Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié ! ». Le lecteur avait d’ailleurs pu les observer à travers les images et les hyperboles dont la plus frappante est sans doute l’allégorie de la misère accablant les femmes séduites et délaissées ligne 6 : « les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde ». Le verbe « poignarde » est aussi frappant pour l’imagination que l’allégorie qui permet d’incarner la condition sociale marginalisée de ces femmes. Mais ce procédé donne avant tout une dimension intemporelle au fait dénoncé, comme un caractère mythique.
c) Les idéaux des lumières en filigrane
Pour autant Marceline n’est pas pessimiste et plusieurs aspects de son discours la rattache aux idéaux des Lumières dont elle apparaît comme la porte-parole.
Premièrement, elle est une figure maternelle positive et aimante qui souhaite guider son fils. Elle s’adresse à lui par deux fois avec le déterminant possessif qui semble exprimer à la fois sa tendresse et son besoin de lui donner l’éducation que la société lui a refusée. Après une défense (« Ne regarde pas d'où tu viens » l.24), une série de trois verbe à l’impératif montre cette volonté : « vois » (l.25), « vis » (l.26) et « sois » (l.27).
Deuxièmement, les paroles du personnage prennent des accents philosophiques notamment à travers l’évocation du « droit naturel » à la ligne 14, concept développé par les Lumières qui oppose la justice de la nature dans une conception déiste aux injustices du système juridique de l’Ancien Régime et de la monarchie de droit divin, rappelant les arguments d’Olympe de Gouges dans « l’exhortation aux hommes » où elle dénonce la corruption de la nature par les Hommes. Par ailleurs, l’utilisation du futur cherche à susciter l’espoir : il est à la fois le futur d’énonciation de l’intrigue (« elle t'acceptera »; « une épouse, une mère tendre te chériront » l.26) et un futur prophétique (celui de l’Histoire et de la Révolution). Il marque en tout cas l’aspiration au changement de Beaumarchais à travers son personnage. La maxime au présent de vérité générale « Ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas » a d’ailleurs de forts accents révolutionnaires et en cause la société d’ordres de l’Ancien Régime.
Enfin, la mère de Figaro met au centre de ses valeurs l’idéal du bonheur individuel et collectif si cher aux Lumières. La fin du discours est ainsi marquée par l’harmonie suggérée par les parallélismes de construction dans lesquels se déploie le champ lexical du bonheur comme à la ligne 27 « Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ». L’équilibre entre les hommes et les femmes au sein de la famille est alors la source du bonheur et la phrase le reflet d’un idéal d’harmonie entre les sexes qui culmine dans l’énumération finale « gai, libre et bon pour tout le monde ». Le rythme ternaire donne un aspect solennel à cette conclusion qui sonne comme un trait de moraliste. Marceline est donc ici le support des idées de Beaumarchais et lui sert à les diffuser.
Conclusion
Beaumarchais procède donc à un véritable procès dans cette scène en mettant d’une part les hommes en accusation, Bartholo et les autres, et en défendant d’autre part les femmes victimes de leurs injustices au-delà même du cas de Marceline. L’argumentation de Marceline est d’ailleurs très élaborée : elle repose à la fois sur la force de l’émotion (movere), mais aussi sur une stratégie didactique et rationnelle (docere) qui amène le spectateur à rire de ses adversaires (placere).
Quelques années plus tard, en 1791, Olympe de Gouges refera les mêmes constats et reprendra brillamment les arguments ici avancés par Marceline dans les différents textes qui composent sa Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne, notamment dans son « exhortation aux hommes » qui commence par la question rhétorique provocatrice suivante : « Homme es-tu capable d’être juste ? ». [autre ouverture possible : Ce mélange des registres à la fois comique, tragique et pathétique dans cette scène est l’un des principes du drame bourgeois défendu par Diderot notamment pour sa dimension didactique.]