Désirer. Que désire-t-on ? Ce que l’on n’a pas. Ce dont on manque. Voilà ce que dira le bon sens, et nous lui donnerons sans doute raison. Mais alors, on manque de beaucoup de choses. Car nos désirs sont nombreux. Une voiture, une maison, une piscine. Mais aussi l’affection de ses amis, la reconnaissance de son employeur, l’amour de sa femme. Et encore le savoir, la beauté, la santé. Etc. La liste serait longue. Impossible à faire même, tant nos désirs sont multiples. Quasiment infinis. Car un désir assouvi laisse très vite la place à un désir à assouvir. Et cela paraît sans fin. Cette multitude de désirs signifie donc que nous manquons de beaucoup de choses. De tout, ou presque. Mais celui qui n’a pas grand-chose est pauvre. Et celui qui manque de tout est misérable. Alors, si l’homme manque de tant de choses, comme nous venons de le voir, c’est qu’il est misérable. Et nos désirs sont la marque de cette misère. Mais nous sentons-nous misérables ? Probablement pas. Voyons-nous dans nos désirs les marques de notre misère ? Probablement pas. Que faut-il penser alors ? Que devons-nous lire dans nos désirs ? Sommes-nous des êtres totalement démunis, des êtres dont les désirs sont le signe de leur misère ? Ou devons-nous interpréter autrement l’omniprésence de nos désirs ? C’est ce que nous nous demanderons dans ce qui suit. Plus précisément, nous traiterons cette question : le désir est-il la marque de la misère de l’homme ?
Première partie
Enoncé prudent de la thèse:
Dans un premier temps, il semblera sans doute assez légitime de penser que le désir est la marque de la misère de l’homme.
Premier argument
C’est ce que suggère, en effet, un simple parallèle entre la misère et le désir.
La misère est un état d’extrême dénuement. La misère n’est pas la pauvreté, c’est pire que la pauvreté. Le misérable est dépourvu de tout, il manque de tout. Or, qu’est-ce que le désir ? Un manque. C’est du moins ce que répondra le bon sens. On ne saurait désirer que ce dont on manque. Et comme nos désirs sont multiples, il faut en conclure que nos manques sont également multiples. Mais « multiple » n’est pas le bon terme. Il est plus juste de dire que nos désirs semblent sans fin, sans limite. Nous désirons tout ou presque. Nous manquons donc de tout. Nous sommes par conséquent dans la misère.
N’est-il pas alors tout à fait légitime de dire que le désir est la marque de la misère de l’homme ? Sans doute. Si nous n’étions pas misérables, nous ne désirerions pas autant et si nous désirons autant, c’est le signe, la marque que nous sommes misérables.
« Démolition » de ce premier argument
Mais on trouvera sans doute cet argument un peu schématique, simpliste. Il est trop rigoureux pour être « honnête », pourrait-on dire. Il faut sans doute aller plus loin. Approfondir. D’autant plus que, comme nous le disions dans notre introduction, nous ne sentons pas vraiment cette misère établie par l’argument précédent. Et même, on peut penser que cet argument est critiquable. Pas aussi rigoureux et convaincant qu’il peut le paraître. Essayons de le montrer.
Demandons-nous ce qui distingue le besoin du désir. Une réponse s’impose : le besoin est du côté de la nécessité, le désir du côté du superflu. L’homme a besoin de manger, il n’a pas besoin d’une Ferrari. Il a besoin de manger, car s’il ne satisfait pas ce besoin, sa vie est en danger. S’il ne possède pas une Ferrari, sa vie n’est pas en danger. Loin de là. Satisfaire ses besoins est urgent et indispensable, satisfaire ses désirs n’a rien d’urgent, rien d’indispensable.
Or, qu’est-ce qu’un homme misérable ? Si nous reprenons ce qui a été vu ci-dessus, nous dirons que c’est un homme qui manque de tout. Un homme qui peine donc à satisfaire ses besoins. Alors demandons-nous : cet homme aura-t-il de nombreux désirs ? Se souciera-t-il, dans sa misère, d’une Ferrari ou d’une paire de chaussures en crocodile ? Certainement pas. Sa pensée sera occupée par ses besoins. Il cherchera avant tout à les assouvir. Ses désirs seront inexistants ou réduits à leur plus simple expression. Autrement dit, un homme misérable n’aura guère de désirs.
Pouvons-nous dire alors que le désir est la marque de la misère de l’homme ? Non, bien évidemment. Un homme qui a des désirs est un homme dont les besoins sont assouvis et donc un homme qui ne manque pas de tout. Ce n’est donc pas un homme misérable.
Notre thèse, avec l’argument que nous proposions, ne sont donc pas recevables. Plus grave même, si l’on admet qu’un homme misérable est un homme qui manque de tout, le désir est plutôt la marque de la richesse de l’homme puisque seul homme qui parvient à échapper à la misère a des désirs.
Conclusion de la première partie
Résumons-nous. Le désir est la marque de la misère de l’homme. Telle était notre thèse. Celle qui paraît, au premier abord, la plus légitime. Nous l’avons soutenue en montrant que le désir était le signe que nous manquions de tout. Mais aussitôt nous avons constaté que cette affirmation ne s’accordait pas avec notre expérience. Surtout, nous avons vu que l’on pouvait contester l’idée qu’un homme qui a des désirs manque de tout. Il ne semble donc pas légitime de dire que le désir est la marque de la misère de l’homme. Il paraît même plus crédible de soutenir qu’il est la marque d’une certaine richesse de l’homme.
Deuxième partie
Énoncé de la thèse de la deuxième partie
Mais sans doute ne faut-il pas conclure aussi vite. Il y a une autre façon de montrer que le désir est la marque de la misère de l’homme. Il suffit pour cela d’interpréter un peu différemment l’idée de misère. Il suffit de proposer une seconde définition.
Argument
Revenons en effet sur ce que c’est qu’être misérable. L’homme misérable est celui qui se trouve dans la plus grande pauvreté. Pauvreté matérielle, bien évidemment, mais pas seulement. Pauvreté de tous ordres : pauvreté dans les sentiments, dans la considération, dans le plaisir, etc. L’homme misérable est celui qui manque de tout. Voilà ce que nous avons vu. Mais ce n’est pas la seule façon de penser la misère. Il y a aussi le manque de l’essentiel. Lamartine dans un poème intitulé : L’isolement, a écrit ce vers célèbre : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ». L’homme qui se trouve dans cette situation ne manque pas de tout. Il lui manque seulement une « chose », si l’on peut dire. Mais une chose qui compte plus que tout. Une chose essentielle. Et cela le rend misérable.
Et bien le désir paraît montrer clairement que nous sommes misérables en ce sens.
Pour l’établir, qu’on nous permette de partir de cette belle phrase de Montaigne, écrite dans ses Essais (livre 1, chapitre 53) : « … et nous allons béants après les choses à venir et inconnues ». Les choses à venir et inconnues, ce sont toutes ces choses que nous ne possédons pas encore et qui sont l’objet de nos désirs. Nous allons béants (c’est-à-dire ouverts, réceptifs, désirants) parce que tout ce que nous possédons ne nous satisfait pas. Alors, nous désirons ce que nous ne possédons pas encore, les « choses à venir et inconnues », en croyant que ces choses seront plus satisfaisantes que les autres. Il y a là, semble-t-il, une dimension fondamentale de la condition humaine, à savoir : une insatisfaction récurrente et l’illusion, tout aussi récurrente, que le prochain objet de nos désirs sera plus satisfaisant que les autres.
De cette observation, Montaigne tire cette remarque : « N'est-ce pas un singulier témoignage d'imperfection, ne pouvoir rasseoir [établir] notre contentement en aucune chose... » (ibid.) Témoignage d’imperfection. Autrement dit, marque de notre imperfection. Ne faut-il pas comprendre aussi : marque de notre misère ? On peut le penser.
Impossibilité à « rasseoir notre contentement ». Que veut dire exactement Montaigne ? Rien d’autre que cette béance dont il parlait, c’est-à-dire le fait que nous désirons sans cesse. L’impossibilité de rasseoir notre contentement n’est pas autre chose que l’impossibilité d’éteindre le désir, de le satisfaire complètement. Cette impossibilité serait-elle la marque de notre misère ? Le désir, ce mouvement, sans cesse réitéré, vers des objets dont l’expérience montre qu’ils ne sont pas ce que nous en attendons, le désir serait la marque de notre misère ?
Sans doute. Non pas au sens que nous avons vu dans notre première partie. Mais au sens signalé en commençant cette seconde partie : manque de l’essentiel.
La réitération du désir est le signe que nous n’entrons jamais en possession de l’essentiel auquel nous aspirons. Le désir réapparaît sans cesse parce que ce que nous obtenons n’est pas à la hauteur de nos attentes. Nous ne parvenons pas à nous saisir de ce que nous espérons. Car si c’était le cas, nos désirs cesseraient. Nous serions en possession de ce bien merveilleux qui nous contenterait et qui ferait que tout le reste relèverait du superflu.
Il y a là, nous semble-t-il, un argument solide en faveur de notre thèse. Un argument plus solide que le précédent parce que moins schématique, et plus proche de ce que nous ressentons assez spontanément. Cette misère qui est manque de l’essentiel, ne l’éprouvons-nous assez fréquemment en effet ?
Conclusion de la deuxième partie
Résumons-nous. Le désir est la marque de la misère de l’homme. C’est ce que nous avons essayé d’établir. Pour cela, nous avons montré que la misère consiste dans le manque de l’essentiel et que le désir est précisément la marque que nous ne parvenons pas à nous emparer de l’essentiel. Il est donc bien la marque de la misère de l’homme.