L'homme est-il fait pour vivre en société ?

Dissertation entièrement rédigée en trois parties.

Dernière mise à jour : 04/06/2022 • Proposé par: francoism (élève)

«J’aime mieux mes filles que mes cousines, me cousines que mes voisines, mes voisines que des inconnus, et les inconnus que les ennemis », disait Jean-Marie Le Pen. Cette phrase (qui s’oppose volontairement à celle de Jésus dans l’évangile : « Aimez vos ennemis »), manifeste assez bien la difficulté que nous avons à vivre en société : nous vivons en sympathie avec nos proches, et notamment notre famille, mais la vie sociale plus vaste devient vite problématique : plus nous élargissons les cercles de nos relations sociales, plus nous sommes confrontés à la différence. Et même avec nos proches, même au sein d’une famille ou d’un couple se manifestent souvent des tensions qui peuvent conduire à la violence ou à la rupture.

Alors au fond, sommes-nous faits pour vivre en société ? Autrement dit, même si nous vivons presque tous, sur Terre, à l’état social, est-ce notre nature qui nous y pousse ? Sommes-nous naturellement sociables ? Ou bien la société n’est-elle pour nous qu’une contrainte, qu’une donnée que nous subissons dès la naissance, et à laquelle nous nous plions, parce que nous n’avons pas le choix ? Ou alors, si nous la choisissons, n’est-ce pas une question d’intérêt ? Car nous tirons aussi des bénéfices à vivre en société. Il nous faut donc examiner ce qui, au fond, fait tenir les hommes ensemble : est-ce un penchant naturel à la sociabilité ? Est-ce l’habitude, la fatalité ? Ou est-ce l’intérêt que nous y trouvons ? La réponse à cette question déterminera bien sûr différents modèles de la société humaine, plus ou moins positifs.

Commençons par mettre en relief la nature plutôt insociable de l’homme, avant d’examiner ce qui va dans le sens contraire. Nous essaierons dans un troisième temps de nuancer et mieux comprendre cette « insociable sociabilité » de l’homme, comme disait Kant.

I. L'homme possède une nature insociable

Tout d’abord, voyons donc en quoi l’homme possède une nature insociable. Certes, il vit dans la très grande majorité des cas à l’état social, et peu d’entre nous choisissent une vie solitaire, mais cela ne veut pas dire que l’homme est « fait » pour vivre en société : être fait pour vivre en société, cela signifierait que dès le départ l’homme était destiné, en quelque sorte, à la vie sociale. Nous observons dans la nature toutes sortes d’animaux : certains vivent à l’état solitaire, d’autres en communautés très soudées, comme les fourmis, et entre ces deux extrêmes se déclinent différentes modalités, avec liens plus ou moins serrés. Mais pour ce qui est de l’homme, à quoi le pousse sa nature ?

On peut d’abord remarquer que la vie sociale n’a rien d’évident pour lui, et qu’il est difficile pour chacun de nous de supporter les contraintes et les compromis qu’elle impose en permanence : vivre en société, ce n’est pas seulement être aimé, protégé, avoir des amis ou une famille, c’est aussi se confronter aux intérêts divergents des autres, se heurter à leurs humeurs, à leurs désirs. La personne que j’aime n’a pas forcément les mêmes désirs que moi, ils n’ont pas les mêmes opinions, les mêmes buts. Ou alors s’ils ont les mêmes buts ou désirs, nous allons devoir entrer en compétition pour les réaliser, cette compétition peut mener à la rivalité, et la rivalité à la violence. C’est alors que des règles, des lois sont nécessaires, qu’un pouvoir extérieur se met en place pour pacifier la vie sociale. Mais la société, du coup, signifie la soumission à un ordre, à des commandements, à des lois : je dois payer des impôts pour aider les plus pauvres, je dois obéir à la loi. On a donc bien l’impression que la société est à ce point contraignante.

Mais le problème ne vient pas que de la société : si nous ne semblons pas faits pour vivre en société, c’est aussi du fait de notre propre nature. Celle-ci ne nous pousse-t-elle pas à certaines formes de violence ? Freud, l’inventeur de la psychanalyse, montrait ainsi, dans Malaise dans la civilisation, que nous trouvons tous au plus profond de nous-mêmes une pulsion d’agressivité qui ne cherche qu’à s’exprimer contre autrui. Nous en observons les effets tous les jours : violences physiques, humiliation, exploitation du travail d’autrui, vol, viol, meurtre, voici de quoi sont constituées les actualités… Comment peut-on dire devant ce spectacle que l’homme est fait pour vivre en société ? Selon Freud, cette agressivité est première chez l’homme, elle n’est pas engendrée par la société, qui au contraire cherche à canaliser cette violence naturelle, notamment pas l’éducation morale (par exemple des préceptes religieux du type « aimez vos ennemis », justement). L’homme serait donc naturellement insociable. Dès lors, pourrait-on se demander, pourquoi l’homme vit-il parmi ses semblables ? L’explication ne serait plus fondée sur la nature, mais plutôt sur l’habitude, sur un sort fatal contre lequel on ne pourrait pas grand-chose, ou plus certainement sur l’intérêt que nous trouvons, malgré tout, à la vie sociale : certes il faut payer des impôts et des cotisations sociales, mais c’est aussi grâce à cela que je bénéficie de structures routières, d’écoles ou de soins remboursés. Ici, ce n’est plus la nature qui pousse l’homme vers la société, mais le calcul. Ainsi, l’homme ne serait pas naturellement sociable, mais naturellement égoïste, et c’est cela qui expliquerait la vie sociale !

En tout cas, il n’est pas difficile de constater à quel point la vie sociale est problématique pour l’homme : les sociétés humaines ne sont pas paisibles, mais traversées par le conflit, les incivilités, le crime, voire la guerre. Pour autant, une telle vision n’est-elle pas réductrice ? Ne trouvons-nous pas en nous-mêmes, au-delà d’une pulsion agressive, des sentiments sociaux ? Il semble donc nécessaire maintenant de voir en quoi l’homme est aussi un être sociable.

II. Mais celui est tout de fait pour vivre en société

En quoi pourrait-on dire que l’homme est naturellement sociable, qu’il est « fait pour » vivre en société ?

D’abord, c’est dans sa condition biologique elle-même qu’est inscrite la société. En effet, le petit humain ne peut provenir que de l’union de deux sexes. Certes, c’est le cas de tous les animaux, même solitaires. Mais pour ce qui est de l’homme, il a besoin pendant longtemps du secours et de la protection d’au moins un parent, et si possible de deux pour que le deuxième puisse aller chercher la nourriture : jusqu’à six ou sept ans au moins, l’enfant humain ne peut survire seul. Et même plus tard, l’enfant ne cesse de se développe ; de sorte que la majorité, qui symbolise le passage à l’âge adulte, est aujourd’hui estimée vers dix-huit ans, ce qui veut dire qu’il faut dix-huit ans pour faire un homme ! La famille semble donc un fait incontournable pour l’être humain. L’homme se réalise par la société, et un homme qui ne reçoit rien de la société reste à l’état animal : Victor de l’Aveyron, « l’enfant sauvage » recueilli vers l’âge de onze ans par le Dr Jean Itard au début du XIXe siècle, non seulement se comporte comme un animal, mais a même perdu toute faculté d’apprendre, de se perfectionner, de sorte qu’il ne peut plus apprendre le langage humain.

Le langage, n’est-ce pas justement ce qui montre que l’homme est fait pour vivre en société ? C’est l’argument principal que retient Aristote pour affirmer que l’homme est un « animal politique », c’est-à-dire un animal sociable, fait pour la « cité »(polis, en grec) : dans La Politique, il avance que l’homme a reçu de la nature non seulement la voix, qui permet d’exprimer le plaisir et la douleur, des sensations, mais aussi la parole, qui permet d’exprimer des notions comme le juste et l’injuste, le bien et le mal, autrement des « notions morales », qui n’ont donc de sens qu’en société. Ainsi, si nous parlons, c’est que la nature a prévu que nous vivions en société. Certes, on sait aujourd’hui que l’homme n’est pas apparu avec la parole, et que le développement du langage a pris énormément de temps, mais il est clair que plus l’homme parle, plus les liens sociaux peuvent se renforcer, et que par la parole l’homme sort de lui-même, de son égocentrisme, pour aller vers l’autre, pour employer les mêmes mots que l’autre, donc pour trouver un terrain commun, social.

Enfin, nous retrouvons cette sociabilité naturelle dans nombre de sentiments, d’affects dont nous sommes capables : l’amitié ou l’amour sont bien sûrs les sentiments les plus forts qui nous rattachent à l’autre, nous font éprouver de plaisir à sa compagnie, nous rendent l’autre indispensable. Cependant, on dira (comme Jean-Marie Le Pen, dans la phrase citée en introduction) que l’amour et l’amitié sont sélectifs : on aime quelques individus, mais pas la société entière. Mais on peut faire valoir d’autres sentiments sociaux, qui nous rendent sensibles à l’humanité en général : la pitié, la compassion, nous sommes capables de l’éprouver pour n’importe qui. Un enfant qui se noie devant moi, je suis « instinctivement » porté à le sauver même si je ne le connais pas, même s’il n’a pas la même couleur de peau que moi. L’homme est un être capable (plus ou moins selon les individus) d’empathie, c’est-à-dire qu’il peut comprendre ce que l’autre ressent, qu’il est sensible à sa souffrance ou à son plaisir, qu’il peut s’enthousiasmer ou pleurer avec lui. Tout cela ne montre-t-il pas une disposition naturelle de l’homme à vivre avec ses semblables ?

III. L’insociable sociabilité de l’homme, moteur de son progrès

Nous voici donc face à un tableau contracté : l’homme possède dans sa nature des éléments d’insociabilité, mais aussi de sociabilité. Comme le disait Emmanuel Kant, l’homme est dans une condition d’« insociable sociabilité ». Essayons de comprendre quel est le sens, et quelle est la valeur, peut-être, d’une telle ambivalence.

En effet, on ne peut que constater, dans le spectacle que la société nous offre, aussi bien qu’en nous-mêmes, cette double nature de l’homme : d’un côté nous avons du mal à supporter constamment la présence des autres, nous désirons régulièrement nous retrouver seuls, mais de l’autre côté la solitude nous pèse, et nous désirons du partage, de la reconnaissance ou de l’amour. Kant, dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, exprime cette dualité de l’homme par le concept d’ « insociable sociabilité» : l’homme a un penchant à vivre avec ses semblables, mais il a aussi un penchant à tout ramener à lui-même. Mais Kant ne se contente pas de constater cette double face de l’homme : il en fait quelque chose de positif. En effet, l’insociabilité de l’homme va le pousser à résister à ceux qui veulent avoir la même chose que lui, faire la même chose que lui, être plus puissants que lui. Et cette résistance fait émerger en chacun des forces, des compétences et des talents qui autrement seraient restés en jachère.

Ainsi, la compétition améliore les performances des sportifs, la course aux honneurs augmente la bravoure militaire, et le désir de reconnaissance fait faire des efforts inouïs pour réussir. C’est donc l’émulation qui permet le progrès individuel et social : si l’homme n’était que sociable, comme les abeilles ou les fourmis, il ne progresserait pas, c’est au contraire la contradiction, le conflit qui permettent le progrès. En résumé, c’est parce que je veux faire mieux que l’autre que je me dépasse, et que j’entraîne toute la société avec moi. Pour autant, une telle vision des rapports sociaux, qui valorise le conflit et l’opposition, est-elle idéale ? Ne peut-on trouver un juste milieu plus pacifique entre notre désir d’être soi et notre besoin d’être avec les autres ? N’est-on soi que contre les autres ? On pourrait aussi observer d’autres sociétés à l’œuvre, notamment chez les peuples « premiers », comme en Amazonie, où le conflit ne semble pas être la règle. Ne peut-on chercher à diriger le devenir de l’homme vers un modèle moins conflictuel et plus fraternel, comme les anarchistes en rêvaient ?

Conclusion

Nous avons donc vu en l’homme est un être traversé par des penchants antisociaux, égoïstes, voire agressifs, mais aussi par une véritable sociabilité inscrite dans sa « nature », si du moins l’on peut retrouver la nature de l’homme. Comment interpréter cette ambivalence ? Kant nous propose d’y voir quelque chose de positif, où l’insociable sociabilité de l’homme est le moteur même de son progrès : il se réalise par le conflit. Mais cette vision conflictuelle doit-elle avoir le dernier mot ? Ne peut-on imaginer une société qui prendrait en compte cette double nature de l’homme sans pour autant se fonder sur la rivalité ? L’enjeu est alors de trouver le meilleur mode de société, qui n’étouffe pas l’individu, mais permet sa réalisation, en valorisant ce qui en lui le rapproche des autres, ce qui lui fait éprouver du plaisir à partager, à aller vers autrui, mais aussi en reconnaissant un droit à la différence et à la solitude.