Balzac, La Peau de Chagrin - Partie 1 : L'antiquaire

L'analyse linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 21/02/2025 • Proposé par: oceane.dlns (élève)

Texte étudié

Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps.
[…] Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ?
− Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l'inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

Balzac, La Peau de Chagrin - Partie 1 : L'antiquaire

Ce texte est extrait de La Peau de Chagrin, un des premiers romans de La Comédie humaine, qui lance la dynamique de l’œuvre. C'est un roman réaliste et fantastique, qui appartient aux "Études philosophiques" : les personnages et les situations entraînent une réflexion sur la société, l’existence et les principes qui les soutiennent.

Situation

Raphaël de Valentin, pour des raisons encore inconnues, pense à se suicider, mais entre par hasard chez un antiquaire dont la boutique semble une représentation du monde entier. Le clou des collections est une peau de chagrin aux propriétés magiques : elle exauce tous les souhaits de son propriétaire ; avant de conclure ce pacte faustien, l’antiquaire explique les enjeux du contrat.

Projet de lecture

La leçon de philosophie exposée ici est une annonce proleptique du destin de Raphaël

Structure

Partie 1 : de « je vais » à « mon corps » : un exposé didactique sur les principes de l’existence
Partie 2 : de « ceci » à « peau de chagrin » : les dangers de l’objet magique, l’échec de la leçon

I. Un exposé didactique sur les principes de l’existence

« Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine ». L'usage des pronoms personnels donne la situation d’énonciation avec le sujet et l'objet indirect qui est l'objet de la leçon, avec un effet d’annonce, dans une formule indiquant un futur proche. On est dans le domaine de la science à mystère, avec une dimension alchimique, c'est-à-dire une connaissance hermétique révélée aux initiés. La philosophie de Balzac est que l’existence et la société reposent sur un principe d’une énergie vitale, un capital existentiel de départ, à utiliser correctement.

« L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. » Cette énergie se dépense, comme l'indique la métaphore filée de l’assèchement avec la catachrèse « s’épuise » (le puit se vide), « tarissent » et « source ». On est ici dans un discours général avec « l’homme » impersonnel et universel, et le présent de vérité générale. Avec les deux actes, deux verbes et deux causes de mort, il y un parallélisme évoquant un chemin inéluctable, une équation inexorable. Avec ces périphrases, jalons de la pensée qui se déroule sans se dévoiler, l’antiquaire a déjà tout expliqué : le désir et la puissance conduisent à la mort par épuisement. La solution de l’équation, révélation opérée par des majuscules qui font ressortir du texte, comme de la vie, ne peut se baser uniquement sur ces deux principes.

« Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. » Cette phrase marque le refus du bilatéralisme, et le choix d’une troisième voie, qui permet au vieillard de transcender cette alternative sans issue, ce destin tragique de l’existence coincé entre ces deux termes (homographie avec « terme » qui veut dire "fin", mais également « terme » pour "mot"). La formule est impersonnelle : la solution existe indépendamment des humains, qui ne font que s’en emparer, comme une idée au sens platonicien. Le pédagogue est associé aux « sages », à une tradition de philosophe (c'est-à-dire qui aime la sagesse), dans une « formule » qui est entre la magie et la science. On a ici une parallèle avec la réussite de l’existence : heureuse et longue (à retenir quant au destin de Raphaël, court et malheureux) ; c’est l’application existentielle pratique du concept.

On a une répétition de l’association, avec deux termes associés à la mort (« brûle » et « détruit »), auxquels s’oppose donc le troisième, la pointe du triangle, en majuscule (effet de surlignage) : « Savoir ». La connaissance, la science, la réflexion, est la seule voie pour préserver la fragilité humaine, une vérité générale qui inclut tout le monde, y compris le lecteur. C'est la dimension philosophique de La peau de Chagrin. À l’agitation, il faut donc préférer le calme ; au monde, le retrait ; à l’action, la contemplation.

« Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. » L’explication est ici développée. On passe au passé composé, avec des actions passées dont les conséquences sont encore pertinentes. On a une annulation double (avec le parallélisme entre les propositions juxtaposées) des principes destructeurs, avec un doublon explicatif « désir » ou « vouloir » « mouvement » ou « pouvoir ». Philosopher, est-ce apprendre à mourir ? La mort est ici tuée par la pensée, par l’équilibre interne, à la fois mental et physiologique, par la stase (contraire de l’extase), qui est la solution. Le problème inhérent à l’humain s'en trouve « résolu ».

« En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni mon corps. ». L’exposé se conclut. L’expérience individuelle prend une dimension universelle dans une reformulation brève. Les deux périphrases : « cœur qui se brise » c'est-à-dire l'amour ; « sens qui s’émoussent » c'est-à-dire le désir, la sensualité, sont présentées comme des mouvements de destruction. Le « mais » coordonne la dialectique à la synthèse : le « cerveau », organe dont le « jeu naturel » (quand il n’est pas soumis à l’excès et à l’extase) est une force durable et pérenne. À la dissolution des plaisirs du cœur et du corps il faut donc préférer les joies de la pensée, dans une modération et une économie constructive.

II. Un avertissement inutile sur un pacte mortifère

« Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. » La peau de Chagrin est ici présentée et expliquée. Le pronom démonstratif à valeur déictique (fait de montrer) actualise la situation de discours direct et la focalise sur l’objet en jeu, qui réunit les « deux termes » (à l’exclusion du troisième donc). Il y a une série anaphorique de groupes nominaux, sujets inversés du « là sont » qui répète la valeur déictique, indiquant donc une présence physique, matérielle. La copule (verbe être) indique une équivalence entre le collectif et l’individuel ; les deux sont un plaisir mortifère, avec une souffrance masochiste paradoxale. La vision de l’homme et de la société est réunie dans le principe d’une énergie dont la dépense excessive crée l'abîme.

« Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté ? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours ; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir ? » On a ici une suite de questions rhétoriques : on est donc bien dans un discours direct rhétorique et didactique. L'enchaînement asyndétique (absence de mots de liaison entre les propositions juxtaposées ni entre les phrases) donne une parataxe qui crée un effet d’accumulation, de répétition par couches superposées.

On a l'idée d’une équivalence entre plaisir et souffrance, avec le chiasme « volupté » - « mal », « mal » - « volupté » qui donne bien là une symétrie. Au monde des idées (le domaine du SAVOIR) s’oppose le monde physique de la jouissance et de la possession (VOULOIR et POUVOIR), sur un réseau d’oppositions parfait (« lumières » / « ténèbres » ; « idéal » / « physique » ; « caressent » / « blessent »). Le recours à l’étymologie sert à convaincre (le mot « sagesse » est lié « savoir », car sagesse vient du latin "sapientia", qui lui-même se base sur "sapere", savoir). L'acharnement rhétorique sert à persuader, tout en laissant la main à Raphaël, car c’est bien lui qui doit décider quoi faire de la peau de chagrin, c'est-à-dire de sa vie. On a une double conclusion sous forme de questions, où s'ouvrent un chemin vertueux et un cercle vicieux, une assimilation par la prédication entre la folie et l’excès. La folie s’oppose ici à la sagesse comme moyen de gouverner la vie et la société, par savoir, ou vouloir et pouvoir.

Conclusion

Ce passage propose une leçon de vie qui synthétise la théorie philosophique de Balzac sur l'énergie, au cœur de La Comédie humaine. Selon l'auteur, il existe des énergies créatrices et destructrices : le vouloir et le pouvoir détruisent, tandis que le savoir préserve le capital d'énergie et la puissance créative.

Cependant, Raphaël oubliera rapidement cet échange et sera rattrapé, à la fin du roman, par le pacte fatal conclu avec le talisman.