Honore de Balzac, célèbre auteur de la 1re partie du 19e, a écrit au long de sa vie une œuvre constituée de plus de 90 romans qu'il nomme "La Comédie Humaine". Son but est de faire concurrence à l'Etat civil grâce à une description minutieuse de la société de son époque. La Peau de chagrin, qu'il publie en 1831, fait partie de la comédie humaine. C'est un roman clé de Balzac car il y expose sa conception de l'existence humaine. Selon, lui notre vie disposerait d'un capital d'énergie que le désir et la volonté consument et détruisent. On ne peut pas classer l'œuvre dans un mouvement littéraire unique car il est à cheval entre le mouvement fantastique, le conte oriental et le roman réaliste.
Au sortir du magasin d'antiquités, Raphaël, qu'il était au comble du désespoir et sur le point de commettre l'irréparable en se jetant dans la Seine, s'est retrouvé subitement invité à un banquet somptueux chez l'homme d'affaires Taillefer où, entre ivresse nocturne et conversations exaltées, tous les excès ont été commis. Dans notre texte, Balzac décrit les convives de l'orgie au réveil, en plein jour, révélant la laideur des corps et l'horreur des âmes corrompues par le vice et la débauche. Nous montrerons comment le romancier donne à ce portrait de groupe qu'il anime progressivement une dimension philosophique. Pour ce faire, la première partie analysera le portrait des courtisanes, la deuxième étudiera les procédés de la construction d'un spectacle horrifiant. Enfin, nous montrerons que ce portrait est au service d'une méditation pessimiste sur la noirceur de l'âme humaine .
I. Un portrait à charge des courtisanes
a) L'apparition progressive des courtisanes
Balzac choisit d’animer progressivement cette description des convives au réveil: un seul personnage tout d’abord « Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva », puis un deuxième « Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup » et enfin le groupe tout entier « Insensiblement les convives se remuèrent ». Cela se traduit aussi par les nombreux verbes d’action, qui se multiplient au fur et à mesure que le récit avance: « se leva », « bâillant », « se dressa », « en jetant », « se remuèrent », « en poussant », etc.
b) De l'obscurité à la lumière
Dans ce passage, le romancier s’amuse à passer de l’obscurité, qui évoque les excès de la nuit d’orgie, à la pleine lumière du jour, symbolisant un retour à la vie quotidienne: « Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons ». Il utilise le motif de la lumière, « les chauds rayons du soleil », « frappées par l’éclat du jour », « tant d’éclat aux lumières » pour venir éclairer d’une lumière crue et brutale les visages des fêtards marqués par les excès de cette nuit de débauche. Ainsi, le champ lexical de la couleur lui permet, à la manière d’un peintre, de venir poser des touches colorées sur les visages des personnages: « blanche », « jaune et pâle », « blanches », « vertes », « rouges », « décolorées ».
c) Des créatures laides et effrayantes
Balzac brosse dans cet extrait un portrait à charge des courtisanes. Alors que, lors de leur première apparition, la veille, dans les salons de Taillefer, elles avaient été décrites comme des créatures sublimes, le lendemain matin, elles sont montrées comme laides et effrayantes. Les adjectifs péjoratifs qui émaillent le portrait: « hideux », « ternis », « sèches », « honteux », « décolorées », « cadavéreuses » en font des êtres vidés de leur énergie vitale, sortes de squelettes ou de momies.
Les comparaisons participent de cet effet: « comme celle d’une jeune fille allant à l’hôpital », « comme des fleurs écrasées dans une rue ». Elles ont perdu tous leurs atouts, qu’il s’agisse de leurs voix enjôleuses « en jetant un cri rauque », de leurs coiffures savamment étudiées « ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures », « leurs cheveux pendaient sans grâce » ou de leurs séduisantes tenues « fané leurs toilettes ». Malgré leurs efforts, ces courtisanes, dont le métier repose sur la beauté et les atouts de séduction, sont désormais repoussantes.
II. Le spectacle horrifiant des convives
a) Les convives pointés du doigt
Dans ces lignes, le romancier emploie massivement le déterminant démonstratif pour décrire les convives au réveil: « Ces hommes », « ces faces humaines », « Ces visages », « Ce réveil », « ce squelette », « ces intrépides athlètes ». Il s’agit ici de démonstratifs, tout se passe comme si le romancier invitait le lecteur à contempler la scène. En montrant ainsi du doigt les convives, il met en accusation, de manière spectaculaire, les conséquences de leur comportement de débauché.
b) La déshumanisation des convives
Balzac emploie plusieurs procédés dans ce portrait des invités de Taillefer. En premier lieu le champ lexical de l’horreur : « horribles », « frémi », « féroce », « mal », « épouvanta ». Il fait également référence aux ressentis du lecteur devant ce tableau horrifique: « vous eussiez frémi ».
Il déshumanise surtout progressivement ces hommes sans identité, qui sont qualifiés par des termes génériques, employés au pluriel: « ces hommes », « ces faces humaines », « ces intrépides athlètes »; ils sont ensuite presque animalisés, par les connotations des termes « féroce » et « bestial ».
c) Les symboles vivants du vice et de la débauche
Les invités perdent leur individualité et leur humanité pour ne plus être qu’une incarnation vivante du vice et de la débauche, ce que le romancier traduit par l’utilisation de personnifications: « Ce réveil du vice sans vêtements ni fard », « ce squelette du mal déguenillé ». Le passage est par ailleurs construit sur une gradation: des hommes, des animaux, des squelettes. Dans cette formule, les convives perdent leur identité pour devenir de vivants symboles de la débauche et de ses conséquences mortifères: se regardant les uns les autres, comme par un jeu de miroirs, ils reconnaissent chez leurs condisciples le masque de la mort « sans vêtement ni fard », « squelette », « froid », « vide ».
« Ce réveil du vice »: le vice est personnifié. Dans l'allégorie qui suit, il apparaît comme un « squelette ». La « débauche », qui vient de remporter une « lutte », donne à cette scène une dimension plus symbolique et une portée plus universelle: il s’agit pour le romancier de montrer les ravages d’une vie de libertinage. Céder à ses pulsions, à ses désirs charnels et aux excès en tous genres, c’est accélérer la dégradation des corps et l’irruption de la mort, un écho du destin de Raphaël.
III. Une méditation sur la noirceur de l'âme humaine
a) Une incarnation du vice
Taillefer est l’hôte de ce banquet c'est un homme fortuné mais récemment enrichi. Il permet de créer cette situation de repas offert à la jeunesse intellectuelle de Paris, occasion pour Raphaël de côtoyer la débauche et de faire le long récit de sa vie. Mais le personnage de Taillefer a une épaisseur plus importante: Balzac a besoin ici de faire de ce millionnaire une incarnation du vice, on a donc appris au début de la partie qu’il était soupçonné d’avoir commis un assassinat.
Le renvoi à L’Auberge rouge fonctionne comme une preuve de ce crime, sans toutefois embarrasser le récit de l’histoire de Raphaël. C’est ici une première intuition de ce qui sera l’invention géniale de Balzac le retour des personnages d’un roman à l’autre de ce qui sera bientôt La Comédie humaine.
b) Une figure satanique
Taillefer apparaît bien ici comme une figure satanique, trônant au milieu d’un peuple de démons débauchés. La mention du « feu » renvoie, par association d’idées, aux feux de l’enfer, puis les adjectifs « satanique » et « infernale » explicitent cette métaphore filée. Donnant ce somptueux buffet, objet de toutes les convoitises de cette jeunesse parisienne parfois sans le sou, leur proposant les mets les plus fins et les alcools les plus recherchés, préparant l’arrivée surprise de prostituées toutes plus belles les unes que les autres, il apparaît bien dans cette partie comme une figure de la tentation.
Mais cette fréquentation du diable et de ses séductions a un coût, et au réveil les convives ne peuvent que constater ce qu’ils ont perdu, d’où le rire glaçant de Taillefer: « un rire satanique ». En cette fin de texte, comme une apparition effroyable et spectaculaire introduite brutalement par la locution adverbiale « tout à coup », le vrai visage de leur hôte leur apparaît: il semble qu’il porte sur le visage les stigmates de son crime « sanguinolent » et les preuves de sa nature infernale « en sueur ».
c) Une méditation philosophique sur des conséquences de la débauche
La dernière phrase de l’extrait constitue une sortie de la description. Le romancier y livre une méditation philosophique sur la débauche et ses conséquences. Les personnages ne sont plus évoqués, ils ne sont plus sujets des verbes: le propos concerne cette fois des idées, comme le montre un lexique plus abstrait: « la vie », « luxe », « des pompes et des misères humaines », « la débauche ».
L’utilisation d’une allégorie, la débauche étant ramenée à des attitudes humaines et dotées de mains: « le réveil de la débauche, quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits … des mensonges auxquels elle ne croit plus ». Le propos est fortement modalisé, et le jugement moral du romancier transparaît à travers les connotations péjoratives des mots qu’il emploie: « fangeuse », « horrible », « ignobles », « débris », « mensonges ».
Conclusion
Dans cet extrait, Balzac se plaît à montrer en plein jour l'horreur de ce qui avait pu paraître délicieusement séduisant quelques heures plus tôt, à la faveur du luxe, de la fête et de l'ivresse. Sur un plan métaphorique, il s'agit bien pour le romancier d'attirer l'attention sur la laideur du vice et de la débauche.
Aussi séduisant soit-il, le pacte avec le diable, qui prend dans notre extrait les traits convulsifs du banquier Taillefer, a sa contrepartie, et elle est aussi laide qu'effrayante. Raphaël, réduit à la dernière extrémité au début du roman, a fait le vœu d'une vie luxueuse: au moment où celle-ci est en train de devenir réalité pour le personnage, le lecteur perçoit avec netteté que cela ne sera pas sans funestes conséquences.