La Peau de chagrin est un roman fantastique dont le héros, Raphaël, digne enfant de son siècle, souffre à la fois du romantisme "il est beau, noble et torturé" et de l’influence de la peau de chagrin sur sa destinée. Ce talisman est étroitement lié à la durée de sa vie, et le roman s'attache à " formuler poétiquement l’effet produit par le désir, la passion sur le capital des forces humaines ", d’après Balzac lui-même, replaçant l’œuvre dans le grand débat sur les passions et les ravages qu’elles opèrent sur l’âme.
Introduction
Désespéré par son indigence, Raphaël entre chez un brocanteur ; dans ce capharnaüm, il trouve la peau de chagrin. L’antiquaire lui cède, non sans l’avoir mis en garde sur ses pouvoirs sulfureux. " Je veux un dîner royalement splendide ", tel est le premier souhait du héros. Le passage étudié est donc ce premier vœu exaucé en un banquet donné par un banquier et auquel le convient trois de ses amis.
I. Le luxe
Ici, le luxe s’incarne principalement dans la vaisselle qui brille de mille feux (" cristaux ", " reflets étoilés ", " feux croisés ", " dômes d’argent "...). A aucun moment Balzac n’évoque les mets dévorés, comme si le fait de voir que ces personnages pouvaient manger était choquant en soi. Toute l’attention se reporte donc sur ce qui entoure le repas.
L’abondance de nourriture est suggérée par la profusion des vins : les noms cités s’accumulent tandis que le banquet tourne peu à peu à l’orgie, à la mesure de l’ivresse des convives, ivresse qui fait que " les visages s’allumaient, les yeux pétillaient ", comme les feux de la vaisselle.
II. Un banquet mené comme une guerre
Nous retrouvons un écho de la Révolution dans ce repas avec les bataillons de vin blanc (couleur de Paris) et rouge (couleur de la révolution) qui s’affrontent dans une " profusion royale ". D’ailleurs, les convives paient leur " tribut " (impôt de l’état vassal) devant cette profusion. Et l’auteur nous explique que " Taillefer se piqua d’animer le banquet " : l’hôte, transformé en général, fait avancer sa garde : " les terribles vins du Rhône,... " et enlève ses invités.
Et cette guerre pourrait bien être aussi celle de la morale ou de la raison, attaquées par les langues de vipère, avec le " serpent " qui parle de sa voix " flûtée ", comme les verres de vin...
III. Un banquet fantastique
L’absence de nourriture décrite nous renvoie déjà à un univers pour le moins désincarné : les personnages perdent de leur humanité, leurs yeux brillent curieusement. Et lorsque leur raison galope, nous ne sommes pas loin de penser à un galop d’enfer...
De plus, les allusions à la tragédie abondent : Raphaël parle d’une " exposition de tragédie " pour qualifier ce repas, sans parler de la musique des voix qui emportent tout, envoûtant les convives. Or, les tragédies, dans le système religieux antique, était partie intégrante de la célébration divine. Nous pouvons donc nous interroger sur la nature du dieu en l’honneur duquel ce banquet est offert...
Enfin, on se perd dans le jeu des lumières : la symétrie de la décoration, mais aussi du style avec les chiasmes " chacun mangea en parlant, parla en mangeant " , et les " feux croisés à l’infini " nous renvoient à un univers sans limite, une sorte d’atemporalité lugubre, brillante comme l’étoile qui s’éteint. On pense à l’enfer, un enfer où tout le monde parle mais où personne ne s’entend : les hommes " se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur ". Cette cacophonie n’est d’ailleurs pas sans rappeler le capharnaüm du brocanteur, lui conférant une nouvelle connotation angoissante.
Conclusion
Là encore, nous découvrons que la nourriture est une façon de s’affirmer socialement pour le banquier qui l’offre. Mais surtout, ce banquet préside au destin tragique de Raphaël. Or, le jeune homme semble déjà en avoir conscience tant le poids de la destinée semble lui peser en cette soirée pourtant gaie.