Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 10 : Ascension en montagne (2)

Une analyse linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 21/02/2025 • Proposé par: oceane.dlns (élève)

Texte étudié

Julien s'échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver si tôt chez M.Chélan. Loin de désirer s'astreindre à une nouvelle scène d'hypocrisie, il avait besoin d'y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l'agitaient.
J'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc gagné une bataille !
Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.
Me voilà avec cinquante francs d'appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ?
Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l'homme heureux et puissant contre lequel, une heure auparavant, il était bouillant de colère acheva de rasséréner l'âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D'énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s'élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l'ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s'arrêter.
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens de chèvres, il se trouva debout sur un roc immense, sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! Un instant auparavant, je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour, la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.
Julien, debout sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 10

Dans ce roman, Julien Sorel, un jeune homme cultivé, charmant et ambitieux issu d’un milieu modeste, est employé comme précepteur des enfants de M. de Rênal ; il vient de lui faire accepter une augmentation substantielle de ses gages en le faisant chanter.

On pourra se demander ici comment ce passage est annonciateur du destin de Julien.

I. Premier paragraphe : un paysage de contraste

Le premier paragraphe décrit un paysage de contraste, révélateur de l'état de « l'âme ». Ce passage relève de l'ordre du symbolique.

Le pléonasme « beauté ravissante », exagère la beauté de la nature et des bois. La nature très présente à travers le champ lexical de la domination. La nature surplombe le monde. Avec une dimension romantisme, lyrique, l’auteur dresse le portrait d'un paysage éblouissant.

Julien travaille sur lui-même par la méditation, ce qui change son caractère. Il devient calme, ce qui contraste avec son tempérament bouillant et tempétueux. Ce paysage traduit les sentiments de Julien. Le champ lexical de la démesure décrit fait écho à son ascension sociale, aux êtres qui s’élèvent, parallèlement aux rochers qui ont chuté.

Est-ce que le paysage reflète pour autant l’état d’âme de Julien ? Pas complètement, car il y a deux fois le modalisateur « presque ».

II. Deuxième paragraphe : l'ambition de Julien

Le deuxième paragraphe fait état de l'ambition de Julien.

Julien gravit l’échelle sociale, dans l’ombre des grandes roches, comme caché dans l’ombre des bourgeois. Sa position de surplomb « sur son roc immense », lui donne un sentiment de supériorité, d'autant qu'il est séparé de tous les hommes. Le narrateur compare la position physique avec l’ambition par le verbe « brûler ». Le personnage est complexe, et son ascension sociale le distingue des autres. Il y a une équivalence entre le physique et le moral, ce qui est ici la clé de lecture du passage. Ici le sentiment est celui de la sérénité, de la joie, donnée par l’air pur de la montagne, la nature et sa beauté. La solitude de l’âme en fait un personnage romantique.

Viennent alors les périphrases et les connotations péjoratives. On a une focalisation externe sur une phrase, avec « à ses yeux ». Le narrateur explique ainsi que Julien est en conflit avec M. de Rênal à cause de son ambition. L'emploi du subjonctif plus que parfait, dans « s’il eut cessé », décrit une situation irréelle du passé, qui n’est pas arrivée. La gradation « château », « chien », « enfant », « famille » met côte à côte tout un univers (bourgeoisie, famille, mariage, etc.). Dans une double périphrase, il fait référence à M. de Rênal comme le « maire de Verrières », puis comme « le représentant de tous les riches, de tous les insolents de la terre ». Il se vante de lui, il a pu séduire sa femme. Le pléonasme « montagnes élevées » dit qu'il est au-dessus des autres. Quand il évoque « tous les riches et tous les insolents », il englobe tout le monde. Il est donc lui seul contre tous. On a ici un retour du champ lexical de la démesure.

Le discours redevient direct, avec le pronom personnel « je ». La ponctuation est alors expressive, appuyée par l'adverbe exclamatif « quoi ». On a accès directement aux pensées de Julien, qui ne pense qu'à l’argent. On sent la distance que Stendhal prend avec son personnage, qui reste sympathique, mais qui est aussi ambitieux et vénal. Champ lexical militaire est utilisé avec « danger », « victoire ». Malgré son sens du détail, de son ambition, il ne s’abaisse pas à comprendre les détails de comment s’est arrivé, il reste en surplomb. Julien fait un constat personnel « Voilà deux victoires en un jour ». La gradation de la maison à la famille montre l’importance des choses pour lui. L'hyperbole « huit jours » montre qu'il fait ça pour l’argent. Pour lui le plus grand sacrifice c’est de donner 50 écus. Cela est montré aussi par les superlatifs, et la ponctuation expressive. Julien est imbu de lui-même « Je m’étais tiré du plus grand danger ». Il porte une grande importance à son image. On a ensuite un effet de pause dans la lecture.

III. Troisième paragraphe : la référence à Napoléon

Dans le dernier paragraphe, on a une focalisation sur Julien.

« Tout était silence autour de lui » : isolé, Julien déteste le monde, la société. La solitude le distingue. L'idée de solitude avec le champ lexical de silence « tout était silence ». Le mot « silence » est utilisé au lieu de "silencieux". Par l'utilisation d’un nom commun, on désigne une généralité, le silence de la société. Est-ce que le surplomb est une domination ?

Un changement de narrateur est opéré, d'une focalisation zéro à une focalisation interne du personnage qui parle à la première personne. Tout est centré autour de Julien. Le point de vue interne renforcé par le champ lexical de la vue « regardait », « Il voyait », « l’œil de Julien ». Il est « embrasé par un soleil d’août » : si au début du texte le soleil évoque la dureté de la société, ici il peut être pris pour le feu de l’ambition. On a une référence au tableau Caspar Friedrich "Voyageur contemplant une mer de nuage", car il contemple aussi le ciel.

La référence à Napoléon est directe avec « quelque épervier », un oiseau de proie, comme l'aigle qui est le symbole de Napoléon. Julien est très envieux de Napoléon, et fait une description élogieuse de l’oiseau « Il enviait cette force ». Le terme de « victoire » fait également référence à Napoléon. Il a les mêmes valeurs, quand il parle de mérite notamment, mais aussi concernant l'ambition, la réussite, l'énergie, et il a une volonté d’exil comme Napoléon. Mais il y a un décalage entre l’ambition de Julien, très personnelle, et celle de Napoléon, à visée mondiale. Il reste donc de la distance entre le rêve et la réalité. « par lui » est un complément d’agent, passif, et l’épervier est donc ici sujet. L’épervier ne fait pas de bruit, indiqué par le même mot de « silence » dans : « en silence ». On a ainsi trois mentions du silence. L'épervier est un rapace, peut-être comme Julien lui-même. L'oiseau fait des « cercles immenses », et ne fait donc pas dans les petites affaires; autrement dit, il a de l'ambition. Ses mouvements sont tranquilles et puissants, symbole de grandeur.

La question finale nous laisse elle dans l’inconnu.

Conclusion

Le jeu de la focalisation permet un décalage et donc une distance ironique entre l’auteur et son personnage. Mais aussi de l’affection. Que peut-on penser du personnage ? La distance entre sa vie et son destin en fait un personnage ambivalent, subtil, complexe. Le passage est annonciateur du destin de Julien, mais c’est surtout intéressant par la position du personnage à la fois dans la société et hors de la société.

Il est à la fois proche et loin de nous. À la fois en train de monter, mais de chuter. Sa position est ainsi ambivalente, déséquilibrée. On peut pour ouvrir le sujet, faire la comparaison entre l’énergie de Julien et celle de Raphael, dans La peau de Chagrin.