Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 18: Rencontre de l’évêque d’Agde

I. La leçon donnée à Julien,
II. Le réalisme subjectif,
III. personnalité du personnage principal

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: pierred2 (élève)

Texte étudié

À son air pressé ces messieurs le crurent mandé par l’évêque et le laissèrent passer. Il fit quelques pas et se trouva dans une immense salle gothique extrêmement sombre [...].

Cette magnificence mélancolique, dégradée par la vue des briques nues et du plâtre encore tout blanc, toucha Julien. Il s’arrêta en silence. À l’autre extrémité de la salle, près de l’unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irrité ; de la main droite il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.

Que peut signifier ceci ? pensa-t-il. Est-ce une cérémonie préparatoire qu’accomplit ce jeune prêtre ? C’est peut-être le secrétaire de l’évêque… Il sera insolent comme les laquais… ma foi, n’importe, essayons.

Il avança et parcourut assez lentement la longueur de la salle, toujours la vue fixée vers l’unique fenêtre et regardant ce jeune homme qui continuait à donner des bénédictions exécutées lentement mais en nombre infini, et sans se reposer un instant.

À mesure qu’il approchait, il distinguait mieux son air fâché. La richesse du surplis garni de dentelle arrêta involontairement Julien à quelques pas du magnifique miroir.

Il est de mon devoir de parler, se dit-il enfin ; mais la beauté de la salle l’avait ému, et il était froissé d’avance des mots durs qu’on allait lui adresser.

Le jeune homme le vit dans la psyché, se retourna, et quittant subitement l’air fâché, lui dit du ton le plus doux :

– Eh bien ! Monsieur, est-elle enfin arrangée ?

Julien resta stupéfait. Comme ce jeune homme se tournait vers lui, Julien vit la croix pectorale sur sa poitrine : c’était l’évêque d’Agde. Si jeune, pensa Julien ; tout au plus six ou huit ans de plus que moi !…

Et il eut honte de ses éperons.

– Monseigneur, répondit-il timidement, je suis envoyé par le doyen du chapitre, M. Chélan.

– Ah ! il m’est fort recommandé, dit l’évêque d’un ton poli qui redoubla l’enchantement de Julien. Mais je vous demande pardon, Monsieur, je vous prenais pour la personne qui doit me rapporter ma mitre. On l’a mal emballée à Paris ; la toile d’argent est horriblement gâtée dans le haut. Cela fera le plus vilain effet, ajouta le jeune évêque d’un air triste, et encore on me fait attendre !

– Monseigneur, je vais chercher la mitre, si Votre Grandeur le permet.

Les beaux yeux de Julien firent leur effet.

– Allez, Monsieur, répondit l’évêque avec une politesse charmante ; il me la faut sur-le-champ. Je suis désolé de faire attendre Messieurs du chapitre.

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 18

Introduction

En 1830, Henri Beyle dit Stendhal, fait paraître « Le Rouge et le Noir ». Ce roman deviendra très célèbre au XX° siècle, si l’on songe à toutes les adaptations cinématographiques dont il été l’objet, et en particulier à celle du metteur en scène Claude Autant Lara, avec Gérard Philippe et Danièle Darrieux. Comme l’indique le sous-titre « Chronique de 1830 », l’auteur a inscrit la vie de Julien Sorel dans l’histoire de la Restauration et de la société de l’époque, dont il a fait une critique assez vive. Il y a représenté surtout les bourgeois anoblis, le bas et le haut clergé, l’aristocratie mondaine, exception faite des paysans et ouvriers. Et cependant le protagoniste est bien issu de leurs rangs. Il incarne précisément, pourrait-on dire, si l’on ne craignait pas l’anachronisme, la lutte des classes, dans cette société postérieure à la chute de Napoléon, gouvernée par les Bourbons et par l’Église, c’est-à-dire l’alliance du Trône et de l’Autel. Le temps est alors bien révolu des aventures héroïques de la Révolution et de l’Empire, lorsqu’on pouvait devenir par son courage et son seul mérite, général à 24 ans ! Le plébéien Sorel, fils d’un charpentier de Verrières, est rejeté et blessé par son milieu d’origine, des frères brutaux et un père cupide. Comme c’est le cas pour de nombreux jeunes gens de sa génération, son modèle est Napoléon. Vendu par son père, il a été engagé comme précepteur des enfants du maire, M. de Rênal, sur la recommandation du vieil abbé Chélan, curé de Verrières. Le roi arrive dans cette localité, et le curé emmène avec lui son protégé à l’église de Verrières, puis à l’abbaye de Bray le Haut, où le jeune évêque d’Agde doit accueillir le roi et lui présenter les reliques de Saint-Clément. Mais au moment de l’arrivée du souverain, on ne trouve pas le prélat. L’abbé Chélan, doyen du chapitre en raison de son âge, accompagné de Julien, part à sa recherche.

La scène proposée constitue assurément l’une des étapes de la formation du héros. Il part seul à travers l’antique abbaye de Bray le Haut, à la recherche du dignitaire ecclésiastique. Nous sommes en quelque sorte dans l’âme de Julien, et nous découvrons progressivement, à travers son regard, les lieux, et enfin, un personnage, dont il reconnaîtra l’identité, après beaucoup d’étonnements et d’interrogations.

Nous analyserons donc en premier lieu la leçon donnée à Julien et la critique sociale contenue implicitement dans ce monde nouveau, encore inconnu pour

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