Cette scène correspond à une précipitation de l’action à la fin de la pièce. C’est une scène comique dont le ressort dramatique repose essentiellement sur le jeu sur scène. L’action repose sur l’intrigue sentimentale qui met en jeu les deux couples (Figaro-Suzanne et Le Comte-La Comtesse) auxquels il faut ajouter Chérubin qui est attiré à la fois par Suzanne et la Comtesse. L’intrication de ces couples crée une scène avec quiproquos, rebondissements et supposées trahisons.
Cet extrait appartient donc au chaos final de la pièce qui réunit la plupart des personnages et correspond à un temps de crise sentimentale. Il prépare le dénouement et la situation finale à nouveau stable. Cependant, on voit ici un usage original de la situation du trio amoureux. Car au lieu de se livrer à l’adultère, les couples se séduisent eux-mêmes et restent à l’intérieur du mariage. Suzanne a fait semblant d’accepter le rendez-vous du Comte le soir dans le jardin, mais c’est finalement la Comtesse qui s’y rend déguisée en Suzanne pour prendre son mari sur le fait. Il fait sombre, les personnages ne se voient pas et le Comte essaie de séduire celle qu’il croit être Suzanne. Les deux femmes ont décidé ensemble de leur plan et aucun autre personnage n’est au courant, même Figaro qui croit sa future épouse déjà infidèle.
Le premier temps de la scène, de la ligne 1 à la ligne 20 (jusqu’à « je ne pourrai faire un pas ») est constitué par une série de quiproquos, les personnages se trompant sur l’identité des uns et des autres. Dans le deuxième temps, de la ligne 20 à la ligne 42 (de « Mais laissons cette bizarrerie » à « pleins de grâce et d’espièglerie ? »), le Comte tente de séduire celle qu’il croit être Suzanne et qui est en fait la Comtesse elle-même. Dans le troisième temps, de la ligne 43 à la ligne 65 (de « Ainsi l’amour… » à la fin), le Comte explique pourquoi il s’est détourné de son épouse pour aller voir ailleurs. Nous verrons donc en quoi cette scène comique délivre en même temps une leçon sur l’amour et la fidélité dans le couple.
I. Une série de quiproquos (l. 1 à 19)
La réussite du premier temps de la scène, jusqu’à la ligne 20, tient aux mouvements et aux gestes sur scène de personnages qui deviennent interchangeables. C’est un moment de théâtre dans le théâtre, ou de mise en abyme, où des personnages jouent un autre rôle que le leur, volontairement dans le cas des femmes, ou involontairement pour les autres personnages. Cela donne lieu à une série de quiproquos, de confusions sur l’identité des uns et des autres. Le comique tient donc à l’inadéquation du discours ou des gestes au personnage qui les reçoit. Juste avant cet extrait, Chérubin a voulu embrasser celle qu’il croit être Suzanne et qui est en fait la Comtesse. Mais dans la précipitation de l’action alors qu’il fait sombre et que les personnages ne se voient pas, il embrasse le Comte. C’est pour cela que le Comte s’écrie au début de cet extrait « puisque vous ne redoublez pas le baiser » en « croyant parler au page ». Le comique tient ici non seulement au quiproquos, mais aussi à la disconvenance de deux partis pour l’époque : deux hommes au lieu d’un homme et d’une femme. Le comte croit alors gifler le page : « il croit lui donner un soufflet ». Mais le comique tient au ratage dans la destination du geste. Figaro s’étant approché, c’est lui qui reçoit la gifle : « Figaro, qui est à portée, le reçoit » (ligne 6). La situation est d’autant plus piquante que le Comte se venge à ce moment-là involontairement de toutes les misères que lui a fait subir Figaro en le giflant. Suzanne rit alors de voir Figaro attrapé à son propre jeu : il est en effet en train d’espionner dans le jardin parce qu’il ne lui fait pas confiance et qu’il la croit déjà infidèle avant même d’être mariée : lignes 12 et 13. La gifle tombe bien finalement. Le Comte entendant rire Suzanne croit alors que c’est le page qui rit d’avoir reçu la gifle : « Entend-on quelque chose à ce page ! Il reçoit l plus rude soufflet, et s’enfuit en éclatant de rire » (lignes 15-16). Figaro ne peut que commenter la parole du Comte en soulignant le fait que le page ne risque pas de se plaindre de la gifle qu’il n'a pas reçue : « s’il s’affligeait de celui-ci ! » (ligne18). On voit donc bien la série de quiproquos et de ratés dans la destination des gestes et des paroles.
Les répliques en aparté constituent aussi autant de commentaires de l’action. À la ligne 11, Figaro commente ainsi involontairement le comique de la situation : « tout n’est pas gain non plus en écoutant ». Le comique tient en effet aussi au fait qu’il s’est fait prendre à son propre piège. À la scène 6, il se vantait en effet d’être assez malin pour espionner et écouter. Ici il est puni par une gifle. Le rire de Suzanne souligne le comique de la scène : Figaro qui entendait mener l’intrigue depuis le début est joué tout comme le Comte. Figaro souligne l’inadéquation du geste du Comte à son destinataire. On rit ainsi du Comte et de Figaro. Ce premier temps réunit donc quatre personnages et présente une action complexe. Cela n’était possible que grâce aux nouvelles conditions de représentation : la scène large de la Comédie-Française, débarrassée de ses deux rangs de spectateurs, pouvait accueillir plus de personnages et plus d’action sur scène. Le comique repose donc sur la série de quiproquos et les commentaires qu’ils inspirent. C’est un premier temps particulièrement vif et enlevé. Appartenant au chaos final, ces quiproquos peuvent en même temps servir le propos social de la pièce. Finalement tous les personnages sont interchangeables, y compris les aristocrates et les gens du peuple. Figaro vaut bien Chérubin ou le Comte. La Comtesse peut prendre la place de Suzanne. Les différences sociales dans cette société d’Ancien Régime ne sont plus perçues comme naturelles et légitimes. Cette scène se passe de fait après le monologue de Figaro (V, 3) qui a dénoncé les inégalités sociales et le système des privilèges de l’aristocratie. On voit aussi que ce sont ici les femmes qui mènent la danse, les autres personnages se faisant indistinctement floués.
II. Le comte, un personnage ridicule et comique (l. 20 à 42)
Dans le deuxième temps du texte (lignes 20 à 42), le Comte tente de séduire celle qu’il croit être Suzanne. Dans ce deuxième temps, le Comte est un personnage ridicule et comique, car il ne s’aperçoit pas que la femme qu’il a devant lui est en fait sa propre épouse et qu’il est pris sur le fait. Le quiproquo est à son comble quand il commente la peau de la Comtesse devenue soudain plus fine comme par enchantement, sa main plus belle et son bras plus ferme : « Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en fait que la comtesse ait la main aussi belle ! « a-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts plein de grâce et d’espièglerie ? » (Lignes 38 et 42). Le Comte incarne alors le seigneur libertin qui recherche, à la manière de Dom Juan au XVIIe siècle, le plaisir de la nouveauté. Aveuglé par l’attrait de la nouveauté, le Comte ne s’aperçoit pas que la main qu’il tient est la même que d’habitude. Il incarne le libertinage de mœurs au XVIIIe siècle qui accorde de l’importance au plaisir (contre la morale), au renouvellement et à la variété, et souligne l’importance de la physiologie. On voit ainsi que le Comte parle surtout du corps de Suzanne, joue un jeu de séduction avec elle – « Ce n’est pas pour te priver du baiser que je l’ai pris (Il la baise au front) – Des libertés ! » (lignes 29 à 32). Il est aussi ridicule et a un discours malvenu en dénigrant sa femme devant celle qu’il est en train de séduire !
On voit donc que le comique se poursuit dans ce deuxième temps tout en reposant sur le libertinage. Le Comte croit séduire Suzanne et séduit sa propre femme, et il parle de la Comtesse à la Comtesse ! On voit là aussi en filigranes la philosophie de Beaumarchais inscrite dans cette « Folle Journée » (sous-titre de l’œuvre) : il n’y a pas de maîtrise possible des hommes sur le cours de l’existence. C’est au moment où le Comte croit triompher de Suzanne qu’il est pris à son propre piège. Si son attitude peut paraître misogyne, ce sont les femmes qui triomphent où moment même où le Comte croit séduire Suzanne. Figaro avait fait le même constat dans son monologue (V, 3) : « est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? ».
III. Le double rôle la comtesse (l. 43 à la fin)
On voit dans le troisième temps du texte que la Comtesse joue en fait un double rôle. Elle vient déguisée en Suzanne. Mais elle œuvre aussi pour elle-même en essayant de comprendre pourquoi son mari s’est détourné d’elle et va voir d’autres femmes. C’est pourquoi elle l’interroge sur « l’amour » au début de ce troisième temps (ligne 44). À la ligne 49, elle lui demande s’il l’aime encore : « -Vous ne l’aimez plus ? » et l’encourage à la ligne 57 à dire ce qui en elle pourrait encore l’attirer : « mais dites donc ».
Le Comte se laisse aller à dire sa conception de la relation sentimentale. Son propos est tout d’abord un propos libertin : le plaisir prend le pas sur l’amour, la sensualité sur le sentiment. L’amour est présenté comme une illusion, une fiction, une imposture : « L’amour… n’est que le roman du cœur ; c’est le plaisir qui en est l’histoire : il m’amène à tes genoux » (lignes 46-47). Si le plaisir est la seule réalité tangible, l’être est pris dans une nécessité de renouvellement. La continuité et la fidélité du mariage créent l’ennui : « je l’aime beaucoup ; mais trois ans d’union rendent l’hymen si respectable ! ». Dans la tirade lignes 59 à 63, le Comte développe l’importance du renouvellement. On note l’antithèse entre les marques de la fidélité qui sont vues négativement (uniformité, répétition 3 fois du verbe aimer, complaisantes, constamment obligeantes, toujours, sans relâche, satiété) et celles du renouvellement (piquant, charme, refus, bonheur). Le Comte reproche ainsi à sa femme de l’avoir trop aimé et de ne pas avoir su entretenir le désir. On retrouve là la philosophie sensualiste et matérialiste, teintée d’épicurisme : dans un monde sans cesse en mouvement, l’homme est lui aussi un être changeant, qui a besoin de voir son désir renouvelé. Cette leçon est cependant une leçon libertine et misogyne : le Comte est en effet dans une logique amoureuse où les rôles de l’homme et de la femme ne sont pas les mêmes. L’homme est pour lui dans une logique de conquête vis-à-vis de la femme et la femme dans une logique de fidélité. Il revient à la femme de se renouveler en permanence, et d’entretenir le désir de son mari. Elle doit être elle-même et en même temps une autre. Elle doit donc se plier, se conformer au plaisir de l’homme, répondre à ses désirs te les entretenir. À l’action singulative de la conquête s’oppose la permanence impossible d’un constant renouvellement. Cette « leçon » (ligne 65) est donc partiale et partielle.
Cependant, au moment même où le Comte affiche ses prétentions, c’est lui qui est en train d’être séduit…par sa propre épouse. La Comtesse réalise en effet au sens propre et radical du terme ce que son mari attend d’elle : elle est elle-même, et en même temps une autre, Suzanne, plus jeune te plus jolie. On peut donc se demander qui est exactement le perdant de la scène : les femmes comme l’affirme le Comte, ou les hommes en ce qu’ils sont trompés par des femmes plus rusées qu’eux ? L’aparté de la Comtesse à la dernière ligne souligne ainsi l’universalité de la leçon qui vaut pour les hommes comme pour les femmes.
Conclusion
La réussite visuelle de l’extrait tient au chaos de personnages savamment orchestré, aux quiproquos et à l’originalité de leur usage. Mais cette scène est aussi porteuse d’un discours sur l’amour et la nature humaine qui rappelle à la fois le matérialisme et le sensualisme. Elle permet surtout d’annoncer un dénouement heureux en proposant une prise de conscience sur la réalité de l’amour et du couple au moment même où Suzanne et Figaro vont se marier.
On peut opposer ce final qui réunit les personnages du Mariage de Figaro au final du Malade imaginaire qui réunit lui aussi tous les personnages, mais qui consacre, au lieu de la vérité, le triomphe de l’illusion.