Introduction
Situation du passage : l'acte V réserve une ultime épreuve à Figaro, qui vient de triompher dans son procès : persuadé d'être trompé, il guette Suzanne qui a donné rendez-vous au Comte. C'est l'occasion pour lui d'exprimer toute son amertume dans un monologue demeuré célèbre. Le passage que nous étudierons constitue la fin de ce monologue.
Annonce des axes
I. Un récit dynamique, dominé par l'émotion
II. L'âme de Figaro dévoilée
I. Un récit dynamique, dominé par l'émotion
1. La fin d'un récit romanesque
Rappel de ce qui précède l'extrait : au cour du monologue de Figaro, nous voyons se dérouler, à un rythme soutenu, toute une vie, depuis la naissance («fils de je ne sais qui (.)») jusqu'au moment présent : le récit a une dimension rétrospective (tournée vers le passé) : Figaro, en racontant son histoire passée accumule des péripéties qui donnent à son discours une dimension romanesque.
Vivacité du récit
- Utilisation du présent :
L'essentiel du passage observé est raconté au présent, ce qui à pour effet d'actualiser des événements passés, de les donner à voir comme s'ils se présentaient sous nos yeux : citer des exemples
- Raccourcis narratifs :
Ils donnent beaucoup de vitesse au récit, enchaînant les événements de manière accélérée. Parfois l'enchaînement est si précipité qu'il en devient comique : «Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie» (l. 84-85).
Eveiller la mémoire du spectateur
Beaumarchais mobilise la mémoire du spectateur : dans tout le monologue (y compris dans la partie non expliquée), Figaro revient sur certaines péripéties du Mariage de Figaro et du Barbier de Séville. A la fin du monologue, il résume dans un style quasi télégraphique les trois premiers actes : «pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. [.] mes parents m'arrivent à la file» (l.85 à 88). On a là des résumés vifs qui permettent au spectateur de se trouver en terrain de connaissance.
2. Des paroles où l'émotion domine
«Je » dominant : implication personnelle très grande
Didascalies : Beaumarchais se sert des déplacements et des changements d'attitude corporelle de Figaro pour ponctuer son monologue : ces gestes sont très significatifs de l'état d'esprit du personnage.
- «Il se lève en s'échauffant» (l. 88-89) : exprime une agitation intense qui traduit le sommet de l'action.
- «Il retombe assis» (l. 90-91) : se conclut par un geste de lassitude, comme si le fait d'avoir parcouru toute sa vie avait épuisé Figaro.
Rôle des signes de ponctuation « ! », « ? », « . »
- Lyrisme de l'apostrophe «Ô bizarre suite d'événements !» (l. 91)
- Le doute marqué par les points d'interrogation : Comment ? Pourquoi ? Qui ? (l. 91-92)
- Points de suspension très symboliques (l. 106 à 108) qui montrent que Figaro se sent trahit + détresse de «Suzon, Suzon, Suzon !» (l.106-107)
Ton grandiloquent, à travers des expressions que l'on pourrait qualifier d'hyperboles : «intrigue, orage (.)» (l. 86) ; «Prêt à tomber dans un abîme» (l. 87)
Transition
Le monologue est l'occasion pour un personnage de théâtre de dire sans contrainte ce qu'il ressent, de réfléchir sur soi, sur son passé : ici, Figaro, en se parlant à lui-même, nous dévoile toute l'épaisseur de son expérience et de sa psychologie. Il met son âme à nu, une âme désenchantée.
II. L'âme de Figaro dévoilée
1. Le désarroi présent
Connotations très négatives du lexique : termes dévalorisants
- «un assemblage informe» (l. 98)
- «parties inconnues» (l. 98) préfixes privatifs en «in»
- «un chétif être imbécile» (l. 98-99)
- «un petit animal folâtre» (l.99) suffixe péjoratif en «âtre»
Champ lexical de la désillusion : «l'illusion s'est détruite» (l.105-106) ; «désabusé» (l. 106) est répété deux, fois comme un cri ; «tourments» (l. 107)
L'effet sur le spectateur = éveiller de la sympathie pour Figaro. Nous savons qu'il n'a pas de raison de souffrir, car nous savons, nous spectateurs qu'il se trompe, mais son désarroi donne une image nouvelle du personnage : ce n'est plus son esprit brillant qui a réponse à tout, mais un homme blessé, faillible et sensible.
Au reste, ce qui est intéressant, c'est ce qu'il développe de façon détaillée :
2. Des interrogations sur l'existence et sur soi
Au terme du retour sur son passé, Figaro est conduit à une interrogation bien plus large, dégagée de l'anecdote, sur le sens de la vie humaine.
Un motif récurrent : celui de l'énigme
- «Ô bizarre suite d'événements» = écho au début du monologue : «Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ?»
- Succession haletante de questions sans réponses (l. 91-93) : Comment ? (cherche une cause pratique), Pourquoi ? Qui ? (en filigrane, existence d'un dieu déiste qui pourrait donner sens à l'absurdité de la vie ? à voir les Philosophes du XVIIIè).
La condition humaine : hasard ou destin ?
Pour évoquer la vie, Figaro emploi la métaphore classique du chemin (l. 93), «la route où je suis entré sans le savoir comme j'en sortirai sans le vouloir». L'idée développée ici est que la vie échappe à la volonté humaine : la vie humaine serait-elle simplement chaos ?
N.B. : Au début du monologue, Figaro parlait de sa «destinée» ; or, ici, il parle de «bizarre suite d'événements», ce qui laisse supposer que la vie n'est pas un destin tout tracé, mais une accumulation de péripéties que seul le hasard semble gouverner.
La seule chose qui reste à l'homme est le choix de sa conduite («la gaieté» l. 95)
L'interrogation sur le moi et l'unité de l'être (à partir des lignes 96-97) : «quel est ce moi dont je m'occupe ?»
Tentative de définition dont se dégage non pas l'unité, mais la disparité (l. 108-109) : un être composite, "un agrégat" échappant à la compréhension, une somme fragile de sensations sans lien entre elles.
N.B. : Ces réflexions reprennent largement les idées des Lumières et peuvent apparaître a priori surprenante dans la bouche d'un personnage de comédie.
Conclusion
Un morceau de bravoure : Certaines phrases de ce long monologue brillant sont devenues proverbiales (ex : dans un passage autre que celui étudié : «sans la liberté de blâmer il n'est point d'éloge flatteur» qui est aujourd'hui la devise d'un quotidien comme Le Figaro).
Un personnage émouvant : Jusque-là Figaro s'imposait comme beau parleur et homme d'intrigues plein d'imagination ; ici, il nous touche par son désarroi et sa combativité : il devient attachant.
Un personnage hors du commun : Figaro n'est plus seulement serviteur ; il acquiert ici une dimension humaine qui rompt avec la tradition classique du valet de comédie : son épaisseur psychologique et son existence mouvementée en font à la fois un personnage complexe, romanesque, un homme des Lumières et un porte-parole de Beaumarchais.