Combien de fois avons-nous déjà entendu le célèbre adage « Connais-toi toi-même », attribué à Socrate ? Il est certain que cet adage est une invitation à être lucide sur ses pensées et ses actes, et à faire preuve de conscience. La conscience provient du latin conscientia composé du préfixe con- (« avec ») et de scientia (« connaissance »). La conscience désigne donc le fait d’être accompagné du savoir et signifie l’action d’acquérir une connaissance réfléchie à propos de soi-même et du monde.
Mais comment véritablement se connaître soi-même ? Avons-nous une conscience pleine et entière de qui nous sommes ? Sommes-nous réellement ce que nous avons conscience d’être ? La conscience étant un des piliers fondamentaux de la sagesse, alors sans l’obtention d’une conscience précise, il n’est pas sûr que l’on puisse atteindre une sagesse ni même une morale. Par ailleurs, sans la conscience d’être bien l’unique maître de son esprit, comment être certain de pouvoir penser ? Et comment pouvoir espérer connaître les autres si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ?
Pour répondre à ce problème, nous allons dans un premier temps montrer qu’il est possible d’avoir conscience de soi-même : nous pouvons prouver que nous sommes à l’origine de nos propres pensées et nous avons l’occasion d’accéder à la conscience. Toutefois, on peut se demander s’il n’existe pas des obstacles à la conscience de soi-même. Ainsi, nous observerons, dans un deuxième temps, que la conscience de soi n’est peut-être pas si facilement accessible. Et pourtant, est-elle seulement indispensable ? Nous verrons donc finalement les cas où l’absence de conscience est préférable.
I. Nous avons l’occasion d’accéder à la conscience
Tout d’abord, il semble que nous ayons conscience de ce que nous sommes, car il est facile de prouver que nous existons. Dans son Discours de la méthode, Descartes cherche un moyen pour vérifier qu’il n’est pas qu’une illusion. La conscience d’exister s’élabore par le constat de penser : « Je pense donc je suis », disait Descartes.
Cette opinion, que Descartes supporte aussi dans ses Méditations Métaphysiques, le cogito cartésien, soutient que la conscience de soi est ce qui permet d’assimiler que l’on existe en tant qu’âme et non que matière. L’humain réalise qu’il existe bien en tant que chose pensante et qu’il est auteur de ses propres pensées. Avoir conscience d’exister est un passage obligé avant d’acquérir la conscience du monde. Cette étape est indispensable pour Descartes qui souhaite faire l’expérience du doute hyperbolique et trouver une base solide à la connaissance. Ainsi, dès lors que l’on prend conscience d’exister en tant qu’âme et non un corps dénué de pensée, alors on avance d’un pas dans la conscience de soi. Penser se double alors de « savoir que l’on pense ».
Par ailleurs, nous avons l’occasion de prendre conscience de ce que nous sommes. Selon Hegel, la prise de conscience se fait dans l’expérience. Nous prendrions alors conscience de soi dès que l’on constate que notre propre action influe sur le monde. Hegel propose une singulière expérience de pensée pour illustrer sa thèse, celle d’un enfant qui jette des cailloux dans une mare. Selon lui, l’enfant prend plaisir à continuer de jeter des cailloux dans l’eau pour mesurer toute l’ampleur d’influence que son action a en formant des ondes à la surface de l’eau. Ce ne serait donc pas tant observer la diffusion des ondes sur l’eau qui intéresserait véritablement l’enfant, mais le plaisir ressenti à agir sur son environnement, à laisser son empreinte dans le monde. Ainsi, selon Hegel, on prend conscience de soi dès lors qu’on expérimente. Or, l’humain est de nature à vouloir étudier et comprendre les phénomènes qui l’entourent. L’expérimentation est donc un passage obligé dans la vie de tous les jours et permet donc d’acquérir une conscience sur le long terme.
II. Mais la conscience de soi n’est pas si facilement accessible
Cependant, l’existence d’obstacles à l’accès à la complète conscience de soi est irréfutable. La conscience est condamnée à demeurer toujours incomplète.
Tout d’abord, la prise de conscience est d’abord et toujours une réflexion, qu’elle soit amorcée volontairement ou intuitivement. Or la réflexion implique de prendre du recul sur soi et d’effectuer une sorte de dédoublement symbolique vis-à-vis de soi-même. Cette idée d’inspection externe est soutenue dès l’Antiquité par les stoïciens notamment, qui font l’expérience du souci de soi. D’ailleurs, les stoïciens qualifiaient cette entreprise d’ « examen de conscience ». Le but recherché est l’étude de ses actes afin de percevoir nos erreurs ou nos réussites, et en fin de compte de déboucher sur une progression personnelle.
Toutefois, il demeure très difficile de faire preuve d’impartialité vis-à-vis de soi-même, et c’est une des problématiques à laquelle ont dû se confronter les stoïciens. Ainsi, notre conscience est forcément plus ou moins biaisée par le jugement mélioratif ou péjoratif que l’on se porte.
De plus, il existe des situations où le sujet ne peut pas penser rationnellement. Si l’on estime que l’humain est libre si et seulement s’il peut faire ses propres choix, et que les choix ne peuvent se réaliser sans l’acquisition d’une conscience morale, alors l’humain non libre n’est pas pleinement conscient. Ainsi, dans chaque situation où l’on est guidé par ses pulsions et instincts, comme dans les cas de survie par exemple, l’humain n’est pas entièrement conscient, et peut être amené à agir immoralement (actes de cannibalisme par exemple). De façon plus générale, un sujet n’est pas enclin à penser tout le temps à ce qu’il est et à s’autoanalyser. On peut penser notamment aux lapsus, oublis et actes manqués qui paraissent sans intérêt, mais qui en revanche constituent des messages dont la portée échappe à la conscience. Freud voit en ces événements l’affirmation d’un « inconscient » qui exprime des désirs refoulés.
Par ailleurs, nous observons que l’état de conscience est loin d’être constant, et ce même si le sujet peut penser. Même si l’identité du soi reste permanente, celui-ci change au cours du temps, façonné par les expériences qu’il vit au quotidien. Ce que les philosophes comme Bergson appellent « la substance » est immuablement changeant : la conscience est mouvante. C’est ce qu’affirme Locke dans Les essais sur l’entendement humain, à travers l’expérience de pensée du Prince et du Savetier. La réflexion de Locke aboutit à la distinction entre « le même homme » et « la même personne ». Selon lui, on peut rester le même homme au fil du temps, mais pas la même personne ; on peut garder le même corps et la même âme, mais on change inéluctablement notre conscience au gré du temps. Bergson ajoute que toute conscience est donc mémoire : « La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir. ». La conscience est une fonction de synthèse de ce qui a été vécu et permet de se projeter dans le futur. Ainsi, avoir conscience de soi-même implique une idée de permanence : être perpétuellement lucide sur ce que l’on devient dans le moment présent.
Or affirmer que l’on pense, et plus spécifiquement à soi, tout le temps est bien discutable. Tout d’abord, un sujet n’a pas généralement l’occasion de s’analyser en permanence à mesure que son « soi » se voit modifié par les événements. De plus, un individu surpris d’un malaise à l’état d’évanouissement n’a guère conscience de son existence et de la réalité qui l’entoure. On nomme également un individu d’inconscient pour signifier qu’il ne mesure pas la gravité de ses actes ou de ses paroles à cause d’un manque de réflexion en amont ou d’un état d’ébriété par exemple. Ceux-ci n’ont pas conscience de ce qu’ils font et donc, in fine, de ce qu’ils sont. Enfin, durant le sommeil, le sujet se trouve dans un état de semi-conscience, un état où la conscience est altérée et dans lequel le sujet s’isole du monde extérieur. La science n’a pas encore démontré que le sujet endormi a véritablement conscience qu’il existe.
III. Nous n'avons pas pleinement conscience d'être pour nous protéger
Cependant, la pleine conscience de ce que l’on est est-elle un idéal à absolument atteindre, ou bien ne présenterait-elle aucun intérêt dans certaines situations ?
Qui dit pleine conscience de soi implique conscience de sa propre faiblesse, de sa finitude, de son existence vouée à s’achever. Comme l’exprime Blaise Pascal dans son mythe de Prométhée (Les Pensées), l’humain semble de prime abord dénué de facultés, comparé aux autres espèces animales. Mais contrairement à celles-ci, l’humain est doté d’une sagesse et d’une conscience qui lui permet de survivre malgré ses lacunes physiques. L’espèce humaine expérimente ainsi la technique et pratique la métallurgie, à la différence des autres êtres vivants. Pascal assimile l’homme à un roseau pensant : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ». Or, le fait que l’homme soit conscient est également responsable de « sa misère ». Il devient conscient du fait qu’il est vulnérable et mortel, tout en sachant qu’il ne peut rien y faire. De ce fait, la conscience n’est pas forcément un but à rechercher : la perpétuelle conscience de devoir mourir risquerait si tel était le cas d’empêcher de vivre. La conscience apporte chez les êtres pensants une sorte de malheur et le chagrin.La conscience apporte certes une sagesse, mais l’humain est donc condamné à éprouver de la souffrance tout au long de sa vie.
Par ailleurs, la conscience peut être considérée comme dérisoire, voire « superflue » selon Nietzsche. Est-il foncièrement utile d’être pleinement conscient lorsque nous respirons, digérons, dormons ? Compter le nombre de fois où l’on cligne des yeux ou expire de l’air dans une journée est puéril dans notre quête de la sagesse, d’autant plus au vu de l’impossibilité pratique de la tâche. En règle générale, tous les comportements fondés sur des habitudes acquises dérogent à notre conscience. Elles sont ancrées dans notre esprit comme des automatismes à exécuter à telle fréquence. Pourtant, abolir et remplacer ces habitudes par une exécution réfléchie et intentionnelle de ces mêmes actions n’est pas totalement anodin. Le cerveau a besoin d’automatiser certaines tâches pour économiser sur le long terme de l’énergie et libérer une partie de l’esprit. Par exemple, lors de la conduite, il est préférable de cesser d’analyser tout ce que l’on fait pour se focaliser sur son environnement.
Obtenir une pleine conscience de soi suppose de sacrifier ses comportements les plus intuitifs et d’aller en quelque sorte à l’encontre de sa nature en plus d’un effort cognitif important.
Conclusion
En conclusion, nous ne sommes pas complètement ce que nous avons conscience d’être. La pleine conscience de soi n’est manifestement pas possible, ne serait-ce qu’en raison des exigences de la vie quotidienne : nous ne disposons pas du temps nécessaire pour prendre conscience de tout ce qui nous concerne.
Faut-il déplorer que nous soyons condamnés à nous méconnaître ? L’incomplétude de notre conscience a le mérite de nous préserver d’une souffrance sûre. Au final, une parfaite conscience de soi pourrait constituer un frein dans la quête éternelle de notre bonheur.