Introduction
Parmi tous les caractères définissant l'homme, la conscience apparaît comme le plus essentiel, par elle il sait qu'il existe, que le monde autour de lui existe. La conscience est donc ce par quoi le je se constitue comme présence au monde. Par la conscience je sais que j'existe dans le monde et ce savoir accompagne toute mon existence.
Mais par ce savoir, puis-je immédiatement saisir la réalité de mon être, connaître la vérité sur moi-même ? La conscience de soi me permet de savoir que je suis, mais me permet-elle de savoir ce que je suis ? Il se peut que je me trompe sur moi-même, que l'image de moi-même que me renvoie ma conscience soit illusoire. Pour résoudre ce problème, il va donc falloir distinguer la conscience de soi de la connaissance de soi afin de déterminer s'il est possible et dans quelle condition il est possible de passer de l'une à l'autre.
Première partie
L'être conscient de soi est donc celui qui sait qu'il existe, qui se perçoit lui-même au travers d'une intuition lui permettant de construire une représentation intellectuelle de lui-même, c'est-à-dire de se penser lui-même.
Mais cette conscience de soi parvient-elle toujours à se constituer comme connaissance de soi, c'est-à-dire à devenir un savoir plus approfondi du sujet sur lui-même, sur ce qu'il est réellement ?
Peut-elle se constituer comme un savoir excluant toute possibilité d'erreurs et d'illusions sur soi-même ?
Il semble en effet, à première vue, difficile de séparer la conscience de soi de la connaissance de soi, puisque pour se connaître il est nécessaire de savoir que l'on existe. Mais d'un autre point de vue pour se tromper sur soi-même, être victime d'illusion sur soi-même, ne faut-il pas également avoir conscience de soi ?
Aussi la question qui nous est posé « Suis-je ce que j'ai conscience d'être ? », oppose-t-elle ces deux formes de savoir, ou du moins s'interroge-t-elle sur les relations qu'elles entretiennent entre elles.
Pour traiter cette question il est donc nécessaire que soit confrontée à l'aspect que la conscience me donne de moi-même (ce que j'ai conscience d'être), la réalité de ce moi dont j'ai conscience (ce que je suis).
La conscience que j'ai de moi-même n'est peut-être qu'une réalité illusoire masquant la réalité sur ce que je suis.
Abordée superficiellement cette question ne semble donc pas faire problème, ayant conscience de moi, je puis me contempler, m'observer et savoir qui je suis, il ne semble donc pas qu'il y ait réellement de différence entre conscience et connaissance de soi ; ce qui n'est pas absolument faux dans la mesure où la connaissance de soi suppose la conscience de soi, où elle est en quelque sorte le degré le plus achevé de la conscience de soi.
Mais s'il y a une relation entre ces deux formes de savoir, elles ne sont pas nécessairement identiques. La conscience spontanée, immédiate peut se laisser abuser par l'imagination, se fier aux fausses évidences que nous livrent les sens et l'affectivité, se laisser influencer par le témoignage d'autrui parfois trompeur (mais parfois aussi révélateur des illusions que nous pouvons nous faire sur nous-mêmes).
Ainsi tels les prisonniers de la caverne de Platon1, notre conscience ne nous montre peut-être que l'ombre de nous-mêmes derrière laquelle se cache la véritable réalité de notre être.
Ainsi tel Descartes, avant ses méditations, je puis croire que l'existence de mon corps est plus certaine que celle de mon âme ; j'ai conscience d'être un corps , mais suis-je véritablement ce corps que j'ai conscience d'être ?
Deuxième partie
Descartes montre que cette conscience immédiate que j'ai de moi-même en tant que corps, n'a en réalité rien d'évident ; bien au contraire l'existence du corps est sujette au doute alors que mon existence en tant que pensée est, quant à elle, indubitable.
Ainsi pour Descartes je croyais être un corps avant d'être une âme, j'étais plus certains de l'existence de mon corps que de celle de mon âme, et après réflexion voilà soudain le situation renversée , je ne suis plus ce que j'avais conscience d'être, avant d'être un corps je suis une substance pensante.
Mais cette pensée que je suis, selon Descartes, n'est-elle pas elle-même source d'illusion ?
Ainsi, si ma pensée m'apparaît avec plus d'évidence que mon corps, cela signifie-t-il pour autant que je puisse exister sans lui ?
Cette question peut aussi concerner les contenus de ma pensée, ce que je veux, conçois, désire, imagine, etc.
Sont-ils de purs produits de cette pensée ? ou proviennent-ils d'autres choses ? Pourquoi suis-je plutôt attiré par telle pensée que par telle autre, pourquoi suis-je plutôt mu par tel désir que par tel autre ?
Je crois le penser ou le désirer volontairement, mais ne suis-je pas à mon insu déterminé par des causes que j'ignore, ne suis-je pas encore victime d'une illusion ?
La conscience que j'ai de moi-même comme pensée autonome, indépendante correspond-elle à ce que je suis réellement ?
Ne suis-je pas victime de cette illusion de la liberté que dénonce Spinoza2, et qui tire son origine de la conscience. En effet j'ai conscience de mes désirs, mais je ne connais pas pour autant les causes qui les déterminent et qui les ont fait naître, je crois donc être moi-même l'origine de ces désirs alors qu'il n'en est rien ; tout comme l'homme ivre croit, pendant qu'il parle, être la cause et l'origine de ses propos, alors qu'en réalité il est sous l'emprise de l'alcool.
De même je croirais avoir choisi en tout liberté mes opinions politiques ou religieuses alors qu'en réalité elles ne seront que le fruit de mon éducation ou l'effet d'une réaction contre mon milieu social ou familial.
Tous ces exemples montrent que ce que j'ai conscience d'être ne coïncide pas nécessairement avec ce que je suis réellement, car je puis subir des déterminations inconscientes qui influencent mon comportement.
Troisième partie
Cette idée selon laquelle mon existence peut être déterminées par des causes échappant à ma conscience va être redécouverte plus de deux siècles après Spinoza par Freud qui la poussera encore plus loin, allant jusqu'à affirmer que non seulement les causes de mes désirs sont inconscientes, mais qu'également certains de mes désirs le sont aussi.
Freud remarque en effet que tout notre vie ne se limite pas à la conscience et qu'il se produit dans notre comportement des phénomènes qu'aucune décision de la volonté consciente ne peut expliquer.
C'est le cas, par exemple, des actes manqués, du rêve ou des symptômes névrotiques.
Freud voit dans ces phénomènes l'expression déguisée de désirs refoulés par l'influence sur notre psychisme des interdits sociaux et familiaux qui nous ont été inculqués dans notre prime enfance, celle dont nous ne nous souvenons pas.
Je ne suis donc pas ce que j'ai conscience d'être, biens au contraire, ce que j'ai conscience d'être n'est que le masque, le déguisement indestructible derrière lequel se cache ma véritable personnalité qui se situe dans les profondeurs insondables de ce que la psychanalyse nomme l'inconscient.
Est-ce-à-dire pour autant que toute démarche pour se connaître soi-même soit vaine ? que la connaissance de soi soit impossible et que jamais je ne saurai ce que je suis réellement ?
Quatrième partie
Le problème qui se pose à nous maintenant, après avoir montré la possibilité de l'existence d'une partie inconsciente de nous-mêmes, est celui de savoir si la conscience peut atteindre cet inconscient, qu'elle cache et qui se cache derrière elle, pour devenir connaissance de soi.
Comme nous l'avons vu précédemment la conscience de soi est une condition nécessaire de la connaissance de soi. Mais si cette condition est nécessaire elle n'est pas suffisante, dans la mesure où, comme nous l'avons également précisé ensuite, la conscience de soi peut également être source d'illusion.
La conscience est-elle toujours victime des illusions dont elle est la source ?
S'il en était ainsi nous ne pourrions même pas nous interroger sur nous-mêmes comme nous sommes en train de le faire, nous n'aurions même pas la possibilité de supposer l'existence d'illusions qui seraient produites par la conscience.
Or l'expérience nous montre qu'il est des situations pouvant révéler ces illusions et conduisant la conscience à s'interroger sur elle-même, à réfléchir sur ce qu'elle est réellement.
Ainsi le témoignage d'autrui qui, certes, peut être trompeur, peut aussi me révéler certains aspects de ma personnalité que j'ignorais et même si ce témoignage n'est pas exact, il peut susciter en moi la réflexion.
Je puis également être confronté à une situation et réagir d'une façon qui m'étonne, face à un danger je pourrais être plus courageux ou plus lâche que je ne le pensais.
Toutes ces situations rappellent la conscience à elle-même, l'incite à prendre plus de recul par rapport à elle même et ainsi lui permettent parfois de s'apercevoir qu'elle peut être victime ou productrice d'illusions.
Une telle prise de conscience par laquelle je parviens à savoir que je ne suis pratiquement jamais ce que j'ai conscience d'être, n'est-elle pas déjà un pas franchi pour parvenir à la connaissance de soi ?
N'est-ce pas déjà se connaître un peu mieux ?
De même la psychanalyse bien qu'affirmant la primauté de l'inconscient et son emprise sur la conscience, n'est-elle pas malgré tout une victoire de cette dernière sur l'inconscient ?
La conscience de l'existence possible d'un inconscient ne constitue-t-elle pas une victoire de la conscience et un progrès de la connaissance de soi ?
Conclusion
Je puis donc affirmer désormais que je ne suis pas toujours ce que j'ai conscience d'être, j'ai même plutôt tendance à produire des illusions sur ce que je suis.
Mais si la conscience est source d'illusion, elle est aussi la condition de la connaissance de soi, et il est des situations pouvant susciter en nous une crise morale et une interrogation sur nous-mêmes.
Ainsi comme Socrate qui enseignait je sais que je ne sais rien, nous pouvons commencer à nous connaître nous-mêmes en prenant conscience que nous ignorons certaines choses à propos de nous -mêmes.
Prendre conscience que je ne suis pas ce que j'ai conscience d'être, n'est-ce pas déjà mieux se connaître ?