Verlaine, Poèmes saturniens - L'angoisse

Fiche en deux parties : I. Le refus de la vision romantique de la Nature, II. Une personnalité mélancolique dévoilée

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Nature, rien de toi ne m'émeut, ni les champs
Nourriciers, ni l'écho vermeil des pastorales
Siciliennes, ni les pompes aurorales,
Ni la solennité dolente des couchants.

Je ris de l'Art, je ris de l'Homme aussi, des chants,
Des vers, des temples grecs et des tours en spirales
Qu'étirent dans le ciel vide les cathédrales,
Et je vois du même oeil les bons et les méchants.

Je ne crois pas en Dieu, j'abjure et je renie
Toute pensée, et quant à la vieille ironie,
L'Amour, je voudrais bien qu'on ne m'en parlât plus.

Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d'affreux naufrages appareille.

Verlaine, Poèmes saturniens - L'angoisse

Introduction

Verlaine est un poète français du XIXème siècle, à cheval sur deux mouvements littéraires : le Parnasse et la symbolisme. Essentiellement connu pour son recueil Poèmes Saturniens, publié en 1866, il y confie le profond dégoût de l’existence qui l’anime. C’est en effet à la suite du décès de son père et d’une désillusion amoureuse que Verlaine rédige ces poèmes parnassiens. Ceux-ci lancent sa carrière mais lui valent de vives critiques. Ce sonnet intitulé « L’Angoisse » est le huitième de la section « Mélancholia » du recueil. Au contraire de Baudelaire qui se dit victime des tourments de son âme, Verlaine s’y revendique marginal et solitaire. Comment, dans ce poème, Verlaine nous fait-il part de sa désillusion et de sa profonde perte de repères ? C’est tout d’abord l’image d’un être de refus et sûr de lui qui est renvoyée par ce poème. Néanmoins, ces rejets paraissent cacher une profonde amertume du poète qui nous dévoile le naufrage de son âme.

Plan très détaillé du commentaire

I. Un refus des conventions sociales et littéraires

1. Le refus de la vision romantique de la Nature

- « Nature, rien de toi ne m’émeut »v.1 : apostrophe à la Nature qu’il provoque violemment (allitérations agressives en [t] et[r]). Verlaine tourne en dérision l’apostrophe romantique à la Nature, visant à l’encenser et en détourne totalement l’usage.

- Refus des stéréotypes romantiques :

- « couchants »v.4 : cliché romantique
- « solennité dolente des couchants » v.4 : hyperbole et personnification
- champ lexical du faste : « solennité » v.4 ; « pompes »v.3 dénonce une vision trop pompeuse de la Nature (connotation péjorative)
- rejet de « Nourriciers » v.2 : refus de la vision romantique de la Nature, nourricière et maternelle, accueillante pour le poète
- « écho vermeil » v.2 : synesthésie. Le vermeil est une couleur idéalisant la Nature.
- Chaque strophe du poème constitue un enjambement. Dans le premier quatrain, cette longue phrase met en évidence le hiatus entre le poète et la Nature. Donc rejet du Romantisme qui supposait une fusion entre le moi du poète et la Nature.
- La Nature, traditionnellement muse poétique est refusée dans sa totalité : nombreuses négations et répétition du « ni » : « rien… ni… ni … ni » v1 à 4 .
- Enumération : « ni les champs / Nourriciers, ni l’écho vermeil des pastorales (…) pompes aurorales (…) couchants. » v.1 à 4 renforce son refus.

2. Un rejet de l’Art Classique

- Majuscule à Art v.5 : rejet d’un art trop sûr de lui
- « Je ris de l’Art (…) des vers » v.5 /6 : paradoxe du fait que Verlaine fait des vers et donc de l’Art tout en s’en moquant
- « Je ris des temples grecs » : l’art antique, modèle de l’art Classique, est tourné en dérision
- Champ lexical de l’Art traditionnel, classique : « chants » ; « vers » ; « temples grecs » qui désignent la musique, la poésie et l’architecture. Rejet d’un art soumis à des règles trop strictes.
- « cathédrales » v.7 : rejet d’un art édifiant, soumis au joug de la religion. Verlaine revendique un art libre dans la pure tradition parnassienne ( L’Art pour l’Art)
- Allitérations agressives en [t] et [r] v.6 et 7 : révolte humaine du poète
- Rejet de « siciliennes » : refus d’un art romain antique et donc de l’art classique qui le vénérait

3. Le rejet du spirituel

- le rejet de la religion :
- « qu’étirent dans le ciel vide les cathédrales »v.7 : absence de transcendance suggérée par l’adjectif qualificatif « vide ». Ironie : les cathédrales, symboles de la puissance religieuse s’étirent par leurs « tours en spirales » vers un ciel vide de Dieu et de paradis
- athéisme explicité à partir du premier tercet : « Je ne crois pas en Dieu »v.9 renforcé par l’adjectif indéfini «toute » dans « toute pensée » v.10 en rejet. Donne un caractère absolu à ce refus.
- « toute pensée » : généralisation à « tout dogme » . Rejet d’une religion et d’un Art trop dogmatique et sûrs d’eux-mêmes
- gradation dans l’accumulation des verbes : « Je ne crois pas en Dieu, j’abjure, je renie »v.9 : Verlaine tourne le dos au divin (provocation car propos hérétiques)
- le rejet de la morale :
- « je ris de l’homme »v.5 : vénéré par de nombreux courants littéraires(Humanisme, pléiade, Romantisme) l’Homme est tourné en dérision par Verlaine.
- « Homme »v.5 : la majuscule élargit le sens du mot à l’humanité toute entière. Refus de l’Homme qui se veut philosophique et de ses prétentions à connaître la morale. Rejet de ses convictions et de ses valeurs (religieuses…)
- « je vois du même œil les bons et les méchants »v.8 : provocation viv à vis de la morale et de la religion
- « bons », « méchants » : antithèse, termes manichéens, moralisateurs et simplistes parodiant les oppositions religieuses tranchées, sans nuance (Paradis /Enfer ; Dieu /Satan)
- le rejet de l’Amour : majuscule à « Amour »v.11 : insiste sur l’aspect spirituel de l’amour comme transcendance
- La violence du refus des valeurs spirituelles est mise en évidence par une froideur stylistique : présence uniquement de termes négatifs et absolus « ne… pas »v.9, « toute »v.10, « ne… plus »v.11

Transition

C’est à travers ces refus successifs que Verlaine affirme et révèle sa personnalité, profondément pessimiste et déçue par la vie

II. Une personnalité mélancolique dévoilée

1. Un être en apparence fort qui dévoile ses faiblesses

- Répétitions du « ni » (premier quatrain) et du « ris » (deuxième quatrain) assonance en [i] Impression d’un rire sinueux, dominateur, qui ose se moquer des objets vénérés de l’humanité (Art, Nature, Homme)
- Verlaine semble se placer au-dessus de tout, il dénigre la Nature, l’Art, l’Homme, la Religion
- La violence des verbes utilisés (j’abjure, je renie) est un affront qui se veut dominateur
- Mais à l’inverse des trois premières strophes, la dernière révèle tout le désarroi du poète : « Lasse de vivre »v.12 ; « Mon âme pour d’affreux naufrages appareille »v.14
- « l’Amour, je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus »v .11 : le refus de l’amour n’est pas aussi virulent que celui de la religion par exemple. On sent une dimension autobiographique (voir II 2)
- Il y a donc une évolution de l’assurance du poète et de sa confiance en lui au cours du poème

2. Un lyrisme désenchanté

- « Je » dominant dans tout le poème (répété trois fois v.9) Dimension autobiographique de cette poésie : description de la triste existence du poète
- « l’Amour je voudrais bien qu’on ne m’en parlât plus » : désillusion amoureuse. Référence à ses déboires amoureux vécus avec sa sœur adoptive Elisa, évoqués dans le poème précédent (« A une femme ») Le silence « qu’on ne m’en parlât plus » montre que l’auteur est épuisé par l’amour mais aussi profondément déçu
- La majuscule à « Amour » et son rejet mettent en valeur ce mot
- L’amour est qualifié de « vieille ironie »v.10 : Verlaine se moque de l’amour avec une pointe d’amertume, il est aigri par l’amour. « vieille ironie » se réfère à l’amour comme mythe vide et ancien
- Vocabulaire péjoratif, tonalité pathétique : « rien de toi ne m’émeut »v.1 ; « lasse de vivre »v.12 ; « peur de mourir »v.14
- Refus de la religion et de l’amour et appel à l’aide implicite du poète (tonalité pathétique) : paradoxe du fait que les seuls espoirs pour l’homme sont la religion et l’amour. Personne ne peut venir en aide à Verlaine : c’est un être totalement seul et désillusionné
- Enumération des valeurs (religion, art, homme, amour) auquel il na croit plus

3. Un être en perte de repères

- C’est par un enchaînement de paradoxes que Verlaine révèle son instabilité mentale :
- « lasse de vivre ayant peur de mourir »v.12 : le poète est tiraillé par des élans contradictoires
- « je ris de l’art »v.5 :rejet de l’art alors que Verlaine en fait par ses vers. Ce paradoxe, au-delà de la simple provocation, met en lumière la perte de confiance en lui du poète. Etre désabusé, ne croyant plus en rien, pas même en lui.
- Verlaine tourne en dérision les Romantiques (premier quatrain) et les classiques (deuxième quatrain) : paradoxe du fait que ce poème est un sonnet (forme classique) et son deuxième tercet est lyrique (romantique)
- Le deuxième tercet a une tonalité tragique :
- « lasse de vivre, ayant peur de mourir » : personnage tragique face à un dilemme impossible
- « pareille /Au brick perdu jouet du flux et du reflux » : comparaison qui assimile l’âme de Verlaine à un bateau perdu en mer. Verlaine n’est plus maître de son destin (« jouet »)
- « mon âme pour d’affreux naufrages appareille » : allitération agressives en [f] et[r]. Verlaine n’a plus d’illusions pour son avenir. Il le décrit comme la continuité désolante de sa vie (affreux naufrages) Destin funeste, fatalité : le sort s’acharne sur lui
- Allitérations en [r] et [l] deuxième tercet : sons liquides, strophes horizontales, et enjambement : impression du fleuve de la vie de Verlaine malmenant son âme. Recherche de musicalité caractéristique du parnasse
- Un être perd : champ lexical de la perdition : « perdu » ; « naufrages »

Conclusion

Ainsi dans ce poème, Verlaine nous fait part de son profond refus des conventions et d’une vision des valeurs trop idéalisée, simpliste ou sûre d’elle-même. Mais derrière cette force dans la contestation se cache la mélancolie d’un homme en perte de repères et de confiance en lui. Verlaine nous dévoile donc le naufrage de son âme et l’ « Angoisse » d’un homme tiraillé entre le dégoût de vivre et la peur de mourir.