En 1869, Verlaine publie son ensemble de poèmes intitulé "Fêtes galantes". Ce recueil présente des scènes de divertissement et de séduction, explorant des tonalités tantôt légères et galantes, tantôt sombres et mélancoliques. Nous pourrons ici nous demander en quoi "Clair de lune", le premier poème du recueil, montre bien cette ambiguïté.
Nous étudierons ainsi tout d’abord en quoi ce poème est une réécriture poétique, par conséquent ce qui est mis en jeu dans le passage de l’œuvre picturale à l’œuvre poétique pour nous intéresser ensuite à ce qui relève de l’ambiguïté du sentiment amoureux.
I. De l’œuvre picturale à l’œuvre poétique
a) Les thèmes de la fête galante
La référence au genre pictural des “fêtes galantes” est constante dans le poème et ce dès le deuxième vers : “Que vont charmant masques et bergamasques”. En effet, les “fêtes galantes”, genre inauguré au 18e siècle par Watteau, est une peinture qui représente des aristocrates se divertissant au son de la musique et souvent accompagnés de personnages déguisés, des comédiens. Eux-mêmes d’ailleurs peuvent se travestir et notamment en personnages de la Commedia dell’arte ou en bergers de pastorale. Les termes “masques et bergamasques” (avec le sens double de ce dernier mot : habitants de Bergame (Italie) ou airs de danses italiens au 18e siècle) renvoient donc à cet univers pictural inauguré par Watteau, univers qui dans le poème est rappelé en fin de premier quatrain par l’expression : “leurs déguisements fantasques”.
C’est alors en référence à ce deuxième vers que la métaphore initiale prend tout son sens : “Votre âme est un paysage choisi”. En effet, Verlaine, à l’instar de Watteau, mais grâce aux mots et à la structure poétique va peindre un paysage : celui comme le précise le mot “choisi” des fêtes galantes avec pour le participe passé employé comme adjectif un sens lui aussi double : choisi par moi (Verlaine), une ellipse de la structure syntaxique du passif, mais aussi choisi comme élu, privilégié, aimé. Ce deuxième vers découle aussi le champ lexical de la fête avec les instruments de musique : “Jouant du luth” (instrument très en vogue au 18e siècle, instrument de musique à corde pincée), “Tout en chantant”, “sur le mode mineur”, “leur chanson” et la référence à danse : “et dansant”.
D’autre part, si l’on considère que ces deux vers par le jeu d’écho référentiel créé évoquent immédiatement les “fêtes galantes”, ils invitent aussi et notamment grâce au mot “paysage” à considérer le cadre du moment évoqué. Les mots qui s’y rapportent sont inscrits dans le dernier quatrain par le recours à deux éléments conventionnels du décor qu’utilise maintes fois Watteau pour représenter ces personnages aristocratiques évoluant dans un espace codifié socialement, historiquement et culturellement : le parc. On relèvera donc à ce propos les expressions “les jets d’eau” et “parmi les marbres”(métonymie).
b) Le badinage amoureux
En outre, si l’on parle des “fêtes galantes”, on pense aussitôt aussi à l’amour, au badinage amoureux. Or, cette thématique est présente dans le poème car si l’on ne peut par l’intermédiaire des indices d’énonciation définir avec précision la personne qui est “masquée” grâce à l’emploi de la métonymie initiale “Votre âme”, le lecteur averti sait que Verlaine a composé Les Fêtes galantes en 1869, soit 2 ans après la mort d’Elisa, cette cousine dont il s’était épris et qui lui refusa toujours son amour.
Dans le deuxième quatrain, l’amour “vainqueur” est également donné comme le motif du chant des masques. C’est pourquoi aussi, la référence à Watteau et donc aux “fêtes galantes” tient dans l’effet que produit le poème et il n’est pas gratuit à ce propos de constater que Verlaine a commencé ce poème par le mot “âme”. En effet, les peintures de Watteau de par leur tonalité mélancolique, ce je ne sais quoi de sensible, de léger à la fois et de délicat, traduit la subtilité des sentiments chez les personnages peints qui se disent des mots d’amour. Or, le poème est lui aussi empreint de mélancolie avec la répétition de l’adjectif “triste” aux vers 4 et 9, la précision “sur le mode mineur “ (donc triste) du vers 5, l’assertion au vers 7, “Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur”, l’évocation des rêves des oiseaux, la personnification des jets d’eau (“Et sangloter d’extase”), enfin bien sûr la référence au clair de lune, titre du poème et moment où se déroule la scène : “Au calme clair de lune triste et beau.”
c) L’écriture poétique de la fête galante
Verlaine désirant recréer l’univers des “fêtes galantes” utilise alors une écriture poétique apte à les évoquer. On notera à ce propos qu’il opte pour les formes strophiques des quatrains aux rimes croisées avec l’alternance des rimes féminines et rimes masculines, mais aussi pour le décasyllabe.
De ce fait, Verlaine choisit une structure qui mime l’harmonie, mais puisque les quatrains sont au nombre de trois et non de quatre, il montre aussi que l’univers des “fêtes galantes” est un univers où tout fluctue. Nous sommes plongés, malgré la tonalité mélancolique dans un monde de divertissement et à ce propos, le décasyllabe se prête à traduire cet univers puisqu’il est fréquemment utilisé pour la poésie légère. On notera aussi qu’il est fort employé au Moyen âge (épique) et que Verlaine est un admirateur de cette époque.
Mais cet emploi du décasyllabe semble aussi favoriser certaines licences. On notera ainsi le rejet qui structure les vers trois et quatre avec “quasi/Tristes”, rejet qui met à l’initial du quatrième vers donc sous l’accent le mot “Tristes” dont on a déjà évoqué l’importance en ce qui concerne la tonalité mélancolique du poème. Ce rejet attire alors aussi l’attention sur l’assonance en /i/ qui s’amorce avec “quasi”, et se poursuit avec “ Tristes” et "déguisements” du vers suivant. Le rejet crée par conséquent à la fois une tonalité mélancolique - tant d’un point de vue lexical que sonore - et un mouvement propre à renvoyer aux “fêtes galantes”.
d) Les moments clefs des divertissements
On soulignera aussi en ce qui concerne le décasyllabe que Verlaine en fait une construction très personnelle (on comprend alors l’engouement des symbolistes pour ce poète qui joue avec les vers et qui les poussera à s’affranchir encore davantage des contraintes de la versification jusqu’à inventer le vers libre. Le décasyllabe en effet se construit de manière canonique de deux manières : 4/6 ou 5/5. Or, si Verlaine respecte fréquemment cette construction des deux hémistiches, il emploie un autre découpage des accents, donc des hémistiches dans certains vers. Ainsi en va-t-il pour le premier vers ou pour le quatrième vers qui présentent la structure 2/8 (donc place sous l’accent le mot “âme” et “Tristes”).
D’autre part, il est à souligner concernant la composition du poème qu’il se fonde sur deux phrases. La première correspond au premier quatrain, le quatrain qui pose le cadre. La deuxième court sur les deux derniers quatrains, une phrase longue donc, mais fluide grâce à la reprise en écho des expressions “au clair de lune“ et “jet d’eau“ (avec une modification par ajout d’un adjectif en même position, qui s'appelle une anadiplose), reprise qui elle aussi favorise donc un jeu sur les sons, et à la construction syntaxique par énumération, enrichissement : “L’amour vainqueur et la vie opportune”, “Et leur chanson se mêle au clair de lune“ (avec ici un "Et" comme cela est fréquent chez Verlaine qui dit la conséquence, équivalent à un "si bien que"), “ triste et beau “, “Et sangloter d’extase les jets d’eau”. Cette construction tout en donnant la fluidité au poème crée des rimes internes par reprise anaphorique de la conjonction. Par conséquent, Verlaine réécrit les “fêtes galantes” par ses échos, reprises, anaphores, ces “fêtes galantes” qui de tableau en tableau reproduisent des moments clefs des divertissements de la haute société aristocratique du 18e siècle.
Enfin, dans ce monde de la mélancolie et de la légèreté, Verlaine traduit le mouvement en recourant à un procédé qui met en valeur le mot-clef du poème. En effet, dans le 2° vers, il emploie la tournure “Que vont charmant” : que sont en train de charmer, tournure qui exprime donc à la fois le mouvement et les effets sur l’”âme”. Mais qui dit “charmant” dit charme et donc carmen, le chant envoûtant tout comme la peinture de Watteau ou celui de la poésie verlainienne, poésie fondée sur la musicalité comme l’indiquent la référence à la musique, mais aussi la construction des décasyllabes et le jeu sur les sons avec les assonances en /i/ et en /é/ de même que par le choix pour les nasalisations /an/ dans “charmant, jouant, dansant, déguisements, fantasques ...", des sons qui renvoient aux sons( de même que le son /é/ ) “fêtes galantes” donc au registre amoureux, au badinage, au divertissement et au masque.
II. L’ambiguïté du sentiment amoureux
L’amour au clair de lune est un thème traditionnel et romantique. Verlaine dans son deuxième recueil, Les Fêtes galantes, le conjugue avec son goût pour les atmosphères du 18° siècle : scènes, décors et ambiances à la manière des peintres et notamment de Watteau. Le poète tend ici à la femme aimée, tel un miroir de son âme, un “paysage” élégant, raffiné, dont tous les éléments sont à la fois présence et mirage, vérité et illusion, comme l’amour incertain qui l’habite.
a) La nostalgie du paradis perdu
Verlaine, comme de nombreux poètes du 19° siècle, déçu par la société bourgeoise, s’opposent à elle et à son idéologie du profit en se tournant vers l’art, cette chose inutile pour paraphraser Gautier dans sa Préface à Melle de Maupin, (« Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est utile est laid. »), et comme de nombreux poètes, et l’on nommera Baudelaire que Verlaine a considéré comme son maître, idéalise une époque révolue, recherche dans un lointain indéterminé (“Une vie antérieure” Baudelaire) ou identifié pour Verlaine ce qu’ils appréhendent alors comme un paradis perdu. Le 18° siècle et ses “fêtes galantes” sont le paradis perdu de Verlaine, paradis des arts donc du Beau, du plaisir des sens, du charme d’un univers où tout ce qui est contingent est mis entre parenthèses pour se livrer uniquement aux divertissements les plus divers.
La nostalgie s’exprime tout d’abord par le mot « âme » placé au premier vers. Le poète s’adresse à une femme et l’on sait que cette femme est morte, mais qu’en écrivant ce poème il la fait en quelque sorte revivre et tente de la sorte de vivre avec elle un moment délicieux hors du temps, dans le souvenir en recréant un passé révolu et pour lui idéal. L’emploi du présent dans le poème en est une marque, un présent qui acquiert alors une dimension particulière et qui marque une sorte de permanence dans l’atemporalité. Que ce soit avec les expressions verbales conjuguées telles que « Votre âme est un paysage choisi » ou « Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres », mais aussi l’emploi récurrent du participe présent qui dit la durée : « Jouant du luth et dansant et quasi. »
La nostalgie du paradis perdu s’exprime d’autre part comme nous l’avons déjà vu par l’emploi du champ lexical de la tristesse qui imprime alors au poème ce registre élégiaque, voire lyrique, qui est le propre de la poésie romantique dont Verlaine s’est distingué en rejoignant le Parnasse, mais dont son esprit est encore et notamment ici imprégné. C’est pourquoi, nous retiendrons comme élément de ces registres l’association entre le mot « âme « et le mot « paysage » qui place donc le moi cher aux romantiques au centre du poème et qui le fait participer à l’évocation de manière indirecte, mais prégnante. A partir de ce moi en effet ce construit un tableau, une nature propre à révéler les sentiments de cette âme chérie. On notera en outre le choix pour l’instrument de musique, le luth, qui à l’instar de la lyre est le symbole de la poésie lyrique. Enfin la forme dialogale ici simplement esquissée est d’importance et renvoie de nouveau aux romantiques. Verlaine, par conséquent, dans un premier temps, pour dire la nostalgie du paradis perdu, utilise les caractéristiques de la poésie romantique tout en en refusant les épanchements sentimentaux. De cette manière, Verlaine accède alors à un monde qui lui a été refusé et met une certaine distance entre ses émotions, ses sentiments, ses aspirations et le lecteur. Il ne veut pas d’effusion personnelle - le JE n’apparaît en outre pas dans le poème et cela est vrai pour tout le recueil - par pudeur ou par fidélité au Parnasse et il trouve en Watteau, une fois encore une possible expression de sa sensibilité profonde. Verlaine alors suggère plus qu’il ne décrit.
b) Un monde révolu
C’est pourquoi, pour évoquer ce paradis perdu et la nostalgie qui en résulte, Verlaine compose son poème de manière à montrer que ce monde est en effet révolu, qu’il ne peut plus que siéger dans l’ « âme » donc aussi dans le souvenir du poète.
Le premier quatrain en effet met en place le décor et avec lui les personnages qui agissent : « Que vont charmant masques et bergamasques/ Jouant du luth et dansant et quasi. » Le deuxième quatrain qui commence par la thématique du chant et s’achève par cette même thématique donne donc la primauté au sens de l’ouïe et non plus de la vue. Le troisième quatrain quant à lui tout en réunissant les deux sens grâce aux expressions « clair de lune », « jets d’eau », « marbres », d’une part, et de l’autre « sangloter d’extase les oiseaux dans les arbres » est caractéristique, de la disparition complète des personnages évoqués dans le premier quatrain et encore uniquement présents dans le deuxième grâce à leur chant.
Il y a donc un glissement subtil qui se fait par une sorte de mouvement thématique léger qui fait s’évanouir les personnages pour ne laisser place qu’à l’émotion qu’ils ont créée dans l’”âme”. Mais ce glissement dit alors l’évanescence, la dissolution, la perte et montre combien ils ne peuvent vivre que dans le souvenir du poète qui ne retient alors d’eux que leur chanson à la fois triste et belle comme le clair de lune.
c) Un univers marqué par l’ambiguïté
C’est pourquoi aussi Verlaine va dans cette poésie inaugurale évoquer un univers qui se caractérise par l’ambiguïté. En effet, comme nous l’avons déjà analysé, tout est fugace, éphémère, fantomatique à l’image de cette femme morte, Elisa. Rien de constant donc. Mais tout est aussi vu sur le mode de l’ambiguïté, du paraître comme l’indique évidemment la thématique du masque donc le choix par Verlaine de mettre en scène des personnages qui relèvent de la comédie (sens théâtre). C’est pourquoi, le poème est construit non pas sur une antithèse classique marquée syntaxiquement voire de manière purement lexicale, mais bien plutôt par touches, esquissées au détour d’une expression.
On relèvera à ce propos l’importance du mot « quasi », la précision musicale de « sur le mode mineur » qui est reprise alors d’une autre manière par « Et leur chanson se mêle au clair de lune », précision qui donne une tonalité mélancolique à ce chant et qui renvoie à Baudelaire et à la notion des correspondances. On notera d’autre part le vers « Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur » vers dans lequel se lit la modalisation, celle-ci permettant de suggérer plus que de décrire, de mettre en évidence l’impression et non le jugement.
Enfin, il notera l’importance là encore de la composition du poème qui commence sur une tonalité où prédomine la joie avec « masques et bergamasques », « Jouant du luth et dansant », « leurs déguisements fantasques » pour dans les deuxième et troisième quatrains laisser place davantage à la mélancolie alors même que dans le premier quatrain les mots « âme », « quasi/ Tristes » et « charmant » annonçaient la dualité donc l’ambiguïté des sensations et sentiments. Verlaine, par conséquent, voit dans ce tableau qu’il recrée grâce à la poésie, sa propre mélancolie, sa propre dualité et ambiguïté face à la vie, au bonheur et à l’amour. Verlaine sans cesse torturé par les deux postulations qui le font tendre constamment entre Dieu et Satan, Verlaine, le poète saturnien suggère alors son aspiration à vivre « L’amour vainqueur et la vie opportune », mais ne peut résister à la tristesse. Par conséquent, Verlaine tout en peignant « un paysage choisi », tout en l’attribuant à cette « âme » peint en réalité un paysage intérieur qui reflète son mal de vivre, son instabilité et son incapacité à vivre un amour « vainqueur ».
Par conséquent aussi ce poème, mais aussi le recueil en son entier dit la recherche d’un équilibre fragile. Le monde féerique de la fête est un refuge précaire. Tous les personnages gracieux et insouciants de ce recueil comme de ce premier poème courent comme il est écrit dans le dernier poème vers une sorte de « cruel désastre ». « Le fatidique cours des astres » rend illusoire tout véritable divertissement. Il apparaît alors que Watteau et Verlaine ont une conception commune de l’existence et celle-ci se dit et se lit dans leurs œuvres respectives.
Conclusion
Le recueil des Fêtes galantes est un recueil de 22 poèmes offrant des éléments et des scènes identiques à l’instar du genre pictural “Les fêtes galantes“ du 18° siècle et donc à l’instar de la peinture de Watteau qui inaugure le genre reproduisant sur ses toiles les personnages de la haute société qui se livrent à tous les amusements : badinage amoureux dans la pénombre ou au son d’une mandoline, bercés par une danse ou assistant à un spectacle.
Or, si Watteau est peu connu à l’époque (une seule de ses œuvres est exposée au Louvre : "Le Pèlerinage à l’île de Cythère"), Verlaine le connaît notamment grâce au livre des Goncourt, L’Art au XVIII° siècle et a été profondément touché par cet univers de masques et de légèreté qui est synonyme pour lui d’un passé où tout semblait possible, un passé délivré de la contingence de l’instant, de l’esprit philistin qui règne au 19° siècle, où les hommes et donc le public pouvaient encore être sensible à la beauté des choses et des arts. Cependant, si Verlaine s’est inspiré de Watteau, il ne lui est pas forcément fidèle. Il y a nécessairement réécriture, appropriation de cet univers peint et dépeint donc création d’une œuvre qui dit les émotions, les attentes du poète. “Clair de lune“ en est une preuve éblouissante.