Ce poème appartient (avec " Le pont Mirabeau ", " Marie ", " Cor de chasse " et " Le voyageur ") au cycle de Marie (Marie Laurencin, peintre, rencontrée en 1907).
C’est en changeant le titre du recueil " Eau de vie " en " Alcools " et en décidant de supprimer toute ponctuation que l’auteur rajoute en tête de l’ouvrage le poème " Zone ", dernier écrit de l’ensemble : il donne ainsi à son recueil une orientation philosophique.
155 vers irréguliers (rimant très souvent en distique), dans des strophes de longueurs multiples (1 vers, 2, 3, 4, 6, 8, 11, 14, 16, 29 vers) font le point sur les grands événements de la vie du poète et sur le monde moderne.
I. Mouvement du poème
L’auteur interpelle tour à tour ses états d’âme, certains de ses moments passés et des lieux de Paris sans ordre logique. Les présentatifs " Voilà ", " Voici ", " C’est " marquent le rythme et la tonalité.
Les 3 premiers vers, isolés, lancent ce parti pris de l’interpellation :
vers 1 : lassitude ; vers 2 : la tour Eiffel dominante et les ponts alentour ; vers 3 : le passé d’études classiques approfondies.
La strophe 4 (vers 4, 5 et 6) fait s’interpénétrer deux mondes qui se nient : la simple religion ancienne d’une part et le monde moderne des automobiles et des avions d’autre part.
La strophe 5 (vers 7 à 14) précise le heurt de ces deux mondes et place au milieu du conflit l’auteur qui choisit la religion et la poésie du monde moderne : affiches, prospectus, journaux, police, politique...
Strophe 6 (vers 15 à 24) : Aussi, le regard du poète s’arrête sur une rue " industrielle " qu’il décrit précisément, entièrement et durant 6 jours.
Strophe 7 (vers 25 à 41) : Dans cette strophe encore plus longue, le poète continue d’interpeller ce heurt entre les deux mondes. Il revoit la rue de son enfance où il invoque avec dérision certains des moments vécus dans la pratique religieuse.
Strophe 8 (vers 42 à 70) : Accroissement de la strophe en longueur (28 vers). L’auteur précise et développe ce conflit des deux mondes : Christ, apôtres, anges du ciel se mêlent aux avions. Les oiseaux arrivent par millions (vers 54) de tous les coins du monde - avec les symboles variés et puissants qu’ils représentent - comme pour résoudre " fraternellement " le conflit suggéré.
Strophe 9 (vers 71 à 80) : La strophe diminue de longueur (10 vers). Retour sur la ville : l’angoisse de l’amour déçu et de la solitude cherche une consolation dans la religion encore tournée en dérision. Les 3 derniers vers interpellent l’art classique des musées et le retour sur soi .
La strophe 10 comporte 2 vers surprenants : un souvenir ? une vision ? Ce sang réveille une douleur passée, peut-être celle de l’accouchement que l’auteur assimile à une donnée esthétique.
Strophe 11 (vers 83 à 88) : l’auteur noie l’image de l’aimée dans les flammes et le sang qu’il sacralise.
Strophe 12 (vers 89 à 94) : retour à un lieu de l’enfance dont il sacralise encore un élément.
Strophe 13 (vers 95 à 105) : autre souvenir encore sacralisé ou l’auteur met son propre visage parmi les figures des saints. Jeu sur le temps qui s’écoule dans l’autre sens.
Les 3 strophes suivantes, constituées de 3 vers isolés (vers 106, 107, 110), évoquent 3 lieux d’Europe d’une manière laconique. Ni le conflit des mondes précédemment décrits ni l’angoisse de l’amour déçu n’y sont suggérés.
Strophe 17 (vers 109 à 112) : Remémoration d’un autre voyage tout aussi laconique. On y apprend (avec humour sur le latin et avec jeu de mots) que l’auteur y a rencontré une jeune fille.
La courte strophe 18 (vers 112 et 113) éclaire brutalement et rapidement le désagrément fâcheux d’avoir été accusé du vol de La Joconde.
Strophe 19 (vers 115 à 118) : 4 vers presque réguliers. (3 vers de 13 pieds et un alexandrin !) reviennent sur la douleur de la vie et de l’amour et sur le temps perdu.
Strophe 20 (vers 119 et 120) : 2 vers irréguliers amplifient sur la douleur de l’amour déçu dans un sentiment de honte et d’épouvante.
La strophe 21 (vers 121 à 134) nous amène gare Saint Lazare ou l’auteur se fait sociologue : il observe les émigrants à peine arrivés et en donne une analyse qui dépasse la scène vue.
Strophe 22 (vers 135 et 136) : le poète sociologue se mêle à des crapules et des malheureux.
La strophe 23, constituée du seul vers 137, joue sur le contraste du changement brutal de décor.
Strophe 24 (vers 138 et 139) : Apologie des femmes qu’il juge, excuse et qu’il condamne cependant ; les femmes de rencontre ou celles qu’il a aimées ?
Les strophes 25, 26, 27 et 28, constituées d’un vers isolé chacune, décrivent impitoyablement 2 filles de rencontre.
Vers 140 : autre fille, autre ville, autre ambiguïté : est-ce la ville américaine sur l’Hudson ou l’île anglo-normande ?
Vers 141 : dureté du froid et de l’âge.
Vers 142 : séquelles d’une opération au ventre ou d’un accouchement.
Vers 143 : après la pitié, vient le sentiment d’humiliation et d’horreur.
La strophe 29 (vers 144 et 145) nous ramène au matin du début du poème (vers 15). Sentiment d’humiliation et de solitude souligné par le tableau de la vie qui commence (le lait quotidien pour les familles).
Strophe 30 (vers 146 et 147) : la nuit est comparée à la femme : belle, fausse, inaccessible ou fidèle comme les épouses bibliques.
La strophe 31 (vers 148 et 149) est constituée de 2 alexandrins presque parfaits si on prononce la diérèse " ta vi/e " (vers 149) et " une eau " en trois pieds. Ce distique est très révélateur du comportement général du poète. Il est à l’origine du titre du recueil qui s’appelait Eau de vie.
Strophe 32 (vers 150 à 153) : retour au domicile d’Auteuil. La fatigue de la nuit ne décourage pas le poète de marcher. Sa marche est comme un mouvement investigateur, méditatif et religieux. Il revient au Christ qui ne l’a pas guéri de son angoisse puisqu’il lui préfère des fétiches africains aux " obscures espérances ".
Strophe 33 (vers 154) : le plus petit vers du poème (4 pieds). Cet au revoir s’adresse à la ville qui s’éveille et au monde des vivants.
Strophe 34 (vers 155) : petit vers énigmatique de 5 pieds. Les critiques cherchent encore à qui est la tête dont le soleil est le " cou coupé ".
II. L’expression de l’amour déçu
Douleur mentale
L’amour désenchanté n’est pas ouvertement traité dans " Zone ", mais il en est le moteur : cet homme qui laisse aller son imagination, son inspiration et sa mémoire aux détours des quartiers qu’il arpente, est en proie à la douleur mentale de sa rupture avec Marie Laurencin.
L’évocation de l’amour apparaît clairement dans 4 strophes sur 34 (strophes 9, 11, 19, 20,). Celle des femmes de rencontre - pour noyer sa douleur - apparaît dans 8 strophes (strophes 10, 17, 19, 24, 25, 26, 27, 30).
La douleur précise provoquée par la rupture est explicitée dans seulement 6 vers : strophe 9, vers 73 et 74 :
" [i]L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé[/i] ".
Strophe 11, vers 86 :
" L’amour dont je souffre est une maladie ".
Strophe 19, vers 117 :
" Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans "
Strophe 20, vers 119 et 120 :
" [i]à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime[/i] ".
Sur 155 vers, 4 phrases seulement dévoilent le moteur de l’écriture.
Cependant, le poème baigne totalement dans la sensation d’angoisse, le sentiment d’être exclu, la douleur mentale de l’amour deux fois déçu, les sanglots qui ne sortent pas.
Dans un jeu de dissimulation, de dérision et pour donner le change, Apollinaire développe souvenirs, impressions et méditations pour fuir ou oublier la douleur qu’il endure. Son insistance sur les femmes de rencontre est révélatrice de sa recherche d’amour. La honte et l’épouvante qu’il en ressent révèle la désillusion qu’il a connue alors que par deux fois il a rencontré l’amour " vrai " et qu’il n’a pas su le garder.
Inspiré par l’esthétique cubiste de la juxtaposition de différents points de vue du même objet, corps ou visage (Picasso), l’auteur juxtapose différentes évocations sans liens logiques, dans lesquelles il peut insérer sa propre personne en la dissociant en " Je " et " Tu ", ce qui lui permet de distancier sa douleur et de la fondre dans la description esthétique et poétique d’un parcours méditatif.
Lassitude et le chagrin
Mais c’est la lassitude et le chagrin qui dominent le poème : d’un matin au matin suivant, un homme marche, médite et se parle de sa vie et sa culture tout aussi décevantes en peignant des images de désenchantement, de solitude et de mort qui créent une atmosphère ambiguë au lyrisme moderne. Mais c’est le mal d’aimer et l’apologie de l’amour faux qui traversent l’évocation de ces tristes souvenirs d’enfance et d’adolescence. C’est l’amour déçu qui est indirectement exprimé dans ce décor de ville aux monuments rendus vivants même dans leur laideur. Fernand Léger, Delaunay, " peintres de la ferraille " et Picasso ont inspiré le poète dans l’art de déconstruire, désarticuler, désassembler un objet d’intérêt pour le rendre plus visible. En promenant dans Paris un œil curieux, observateur et incisif, Apollinaire rend visible son chagrin et assume la cruauté de la rupture d’amour en menant circulairement, comme une " ceinture qui se referme sur elle même ", (étymologie grecque du mot " Zone ") une investigation esthétique d’un nouveau langage poétique.
Conclusion
" Zone " est catégorisé dans les " Arts poétiques " de l’œuvre d’Apollinaire en raison des innovations majeures qu’il apporte à la poésie d’alors. Il est l’exemple littéraire de la recherche de formes discontinues et juxtaposées qui soient porteuses de sens.
Apollinaire semble avoir mis sa verve, sa sensibilité et ses exigences amoureuses au service de cette recherche.