Le bonheur est défini comme un sentiment de satisfaction durable. Du latin bonum augurium (bon hasard, bonne chance), il est communément associé à l'idée selon laquelle il serait lié au hasard, à des éléments extérieurs à nous, et adviendrait indépendamment de nos actions. Nous pouvons dire que c’est un ressenti, relevant plutôt du domaine de l’intuitif et, de fait, d’un sentiment personnel et spontané. L’apprentissage, quant à lui, est défini comme l’acquisition de connaissances, règles et méthodes. C’est un processus progressif.
Le bonheur est-il donc à la portée de tout un chacun par le biais de l’apprentissage, voie une compétence à développer comme une fin en soi ou bien est-il indépendant de nos actions et de nos efforts ?
I. Il existerait des méthodes du bonheur
Il semblerait bien que le bonheur puisse faire l’objet d’un apprentissage. En effet, lorsque nous pénétrons une librairie, des rayons entiers baptisés « développement personnel » ou encore « psychologie positive » sont consacrés aux livres de méthodes d’apprentissage du bonheur. Ces méthodes reposent sur des techniques diverses. Elles se présentent comme étant générales, dans le sens où n’importe qui pourrait les utiliser, quelle que soit sa singularité. L’une d’entre elles est très connue et est même entrée dans le langage courant : il s’agit de la « méthode Coué », qui tient son nom du pharmacien et psychotechnicien français Emile Coué (né en 1857 et décédé en 1926). Cette fameuse méthode, décrite dans l’ouvrage La maîtrise de soi-même par l'autosuggestion consciente, est basée sur l’autosuggestion et nous invite à répéter plusieurs fois par jour des phrases positives, afin de nous rendre heureux par nous-mêmes.
Selon de telles méthodes, l’état de bonheur serait atteint par un apprentissage et ce serait juste une question de volonté que d’être heureux : il suffit donc de le vouloir pour le pouvoir. Ainsi, le bonheur peut apparaître comme extérieur à l’individu, un état auquel chacun peut accéder en pratiquant des exercices conçus par des experts du bonheur, comme on ferait par exemple des exercices de mathématiques pour apprendre cette science. Cela soulève la question que si on n’est pas heureux, la cause pourrait en être nous-mêmes. Ce serait parce que nous n’avons pas assez ou pas assez bien travaillé les méthodes du bonheur. À ce titre, nous constatons dans la société qu’un nouveau type de travail apparaît dans les entreprises : des « happiness manager » (ou responsable du bonheur en entreprise), c’est-à-dire des responsables en charge du bonheur des salariés. Le bonheur devient ainsi un objectif à atteindre, voire une injonction…
La question légitime à se poser dans un tel contexte est la suivante : est-il réellement possible d’apprendre à être heureux comme on apprendrait les mathématiques ou même une recette de cuisine ? Suffirait-il d’appliquer des techniques pour développer la compétence du bonheur ? Pourtant, ces nombreuses techniques ne semblent pas reposer sur des sciences ou des savoirs. Il n’existe aucune garantie de leur efficacité et elles ne peuvent pas être généralisées, car il existe un caractère subjectif au bonheur.
II. Mais le bonheur ne peut se décréter, encore moins par une méthode unique
Effectivement, bien que le bonheur soit un objectif, voire un idéal à atteindre pour tout un chacun, les critères pour y parvenir sont définis subjectivement par les individus. Par exemple, dans notre société, la possession de biens matériels ou encore trouver l’homme ou la femme de sa vie sont des conditions pour parvenir à l’état de bonheur.
La problématique ainsi posée implique de fait qu’il apparaît impossible d’apprendre le bonheur par des techniques et règles qui seraient appliquées à tous alors que la conception du bonheur est plutôt individuelle. Ainsi, selon Emmanuel Kant, philosophe prussien (né en 1724 et décédé en 1804), « le bonheur est un idéal de l’imagination » dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs. Pour l’auteur, le bonheur est un concept complexe et crucial dans sa philosophie morale. Il distingue deux types de bonheur : le bonheur empirique (qui ne s’appuie que sur l'expérience personnelle), qui résulte de la satisfaction de nos désirs et besoins dans le monde que l'on ressent et le bonheur comme « idéal de l'imagination », qui est une notion plus élevée et liée à la moralité.
Tentons de définir pourquoi Kant nomme le bonheur comme idéal de l’imagination : un idéal est l’état supposé parfait d’une idée, qui peut être interprétée comme une norme ou un modèle. C’est une notion abstraite et subjective créée par l’imagination. Kant définit donc le bonheur comme ceci. En effet, le bonheur étant une résultante des expériences personnelles de chacun, chercher une définition absolue et valable à tout instant, comme le proposent les méthodes d’apprentissage, est donc paradoxal et impossible. C’est pourquoi le bonheur résulte forcément de l’imagination. Néanmoins, pour lui, cela reste une idée qui est régulatrice pour la morale des hommes en terme général, ce n’est pas un modèle bien concret, mais il guide l’action morale des hommes bien que cela ne garantit en rien le bonheur au sens empirique.
Pour Kant donc, au mieux, nous pouvons appliquer des conseils empiriques qui ont marché pour certains en leur apportant le bonheur, mais en aucun cas cela ne nous assure que ce sera le cas pour nous. Mais est-ce que cela signifie que nous devrions renoncer à acquérir des connaissances ou des savoirs ou encore à apprendre des techniques pour atteindre le bonheur ? Cela est loin d’être une certitude.
III. Il existe plutôt un art de vivre qui mènerait au bonheur
Le bonheur est aussi basé sur l’acquisition de connaissances et notamment basé sur une réflexion morale.
Par exemple, selon Épicure (philosophe grec né en 341 av. J.-C. et mort en 270 av. J.-C), il existe une science du bonheur. Dans La lettre à Ménécée, il développe le concept du bonheur comme une maîtrise des désirs, car selon lui la satisfaction de tous les désirs apporte à long terme le malheur. Il distingue trois types de désir : les désirs naturels et nécessaires pouvant être comblés aisément, les désirs naturels et non nécessaires qui ne sont pas impératifs et les désirs vains qui naissent de l’imagination et ne peuvent être comblés. C’est en luttant contre les désirs vains que l’atteinte du bonheur devient possible. Il faut ainsi apprendre à s’accoutumer à la seule satisfaction de ses besoins naturels et nécessaires pour éviter de souffrir par la non-réalisation des désirs vains. C’est comme cela que l’on peut atteindre l’ataraxie, qui est la tranquillité de l’âme. Cela signifie donc que même s’il n’y a pas d’apprentissage du bonheur en soi, l’atteinte du bonheur passe par un apprentissage. C’est donc un art de vivre qui s’apprend.
Que le bonheur ne résulte pas de simples techniques ou méthodes, mais d'un effort permanent pour vivre selon la connaissance, c'est encore ce que montre le stoïcisme (école de philosophie hellénistique fondée par Zénon de Kition à la fin du IVᵉ siècle av. J.-C. à Athènes). Selon cette doctrine, il faut se transformer soi-même : se connecter à la nature profonde de l’homme pour atteindre le bonheur. Ainsi le stoïcisme offre un grand nombre de réflexions et d’exercices pratiques à appliquer tout au long de sa vie pour mieux apprécier son destin. C’est en quelque sorte une préparation à l’accueil du bonheur. Cette idée est aussi illustrée par Socrate dans l’ouvrage de Platon (philosophe de la Grèce antique né en 428 / 427 av. J.-C. et mort en 348 / 347 av. J.-C. à Athènes), Gorgias, dans l’allégorie du tonneau des Danaïdes : est heureux celui qui se satisfait de ses tonneaux remplis. Il n’a à s’inquiéter de rien, car il possède tout ce qui lui est nécessaire et qu’il a acquis avec son labeur. Au contraire, celui qui a des tonneaux percés doit veiller avec peine à les remplir continuellement. L’idée est donc très claire : le bonheur s’obtient par une sagesse, un savoir pratique qui est la tempérance dans nos actions. Le bonheur n’est pas précisément un savoir, mais résulte d’une sagesse qui s’apprend. Être tempérant c’est connaître quelles règles de prudence il faut applique et les appliquer effectivement.
Dans tous les aspects du bonheur que nous avons abordé, nous avons donc défini qu’il était propre à chacun. Le rôle des philosophes dans cette “quête” à la définition du bonheur, ne desservirait-il pas un objectif plus néfaste involontairement ? En effet, rechercher ou créer de nouveaux modèles permettant d’expliquer le bonheur enseigne indirectement aux personnes ayant pris connaissance des ouvrages (ou autre type de transmissions) des philosophes, de nouvelles visions influençant leurs états d'esprit implicitement. Par exemple, il est possible qu’une personne ayant trouvé une définition du bonheur lui correspondant et ayant de plus trouver le bonheur pour lui, qu’une fois qu’il a pris connaissance soit chamboulé et pense qu’il n’est pas heureux, car sa vision ne se conforme pas à celle du philosophe (l’effet d’argument d’autorité est à prendre en compte dans ce cas-ci) ; et tant bien qu’il ne pense pas cela, cela va l'influencer dans tout cas, peut-être dans des cas plus extrêmes, le dénaturant.
Plus généralement, un philosophe propageant ses idéaux sur le point de vue du bonheur, ne répand-il pas finalement du désarroi (indépendamment de sa volonté initiale). Définir le bonheur, c’est se conformer à une vision déterminée, et plus l’influence d’un philosophe est grande, moins cela va convenir au plus grand nombre, formatant les états d’esprit.
Conclusion
En définitive, nous pouvons dire qu’il n'existe pas d’apprentissage du bonheur qui serait dissocié d'un effort visant à atteindre un état d’esprit. En ce sens, ce sont moins des techniques et méthodes qu'un art d’être soi-même qui nous permet de nous améliorer, c'est-à-dire de devenir heureux. Ou malheureux.