Question très classique, choquante d'emblée puisqu'en formulant l'alternative à l'impératif ("Faut-il préférer..."), elle présuppose l'incompatibilité entre bonheur et vérité - sous-entendu : le bonheur nous égare dans l'illusion, et la vérité nous rend malheureux. Cette incompatibilité postulée, la question peut se reformuler : l'individu doit-il préférer les douces illusions du bonheur aux amères victoires de la vérité ?
Oui, répond Nietzsche avec force ; et non seulement il le doit, mais encore il le fait, chaque jour, sans qu'on le lui demande, et sans qu'il se pose la question. Le propos central du Gai Savoir consiste à mettre en évidence les mérites de l'illusion dans la survie de l'individu et de l'espèce : l'illusion console, protège, enthousiasme - bref, elle permet le bonheur, sans quoi nul n'accepterait de vivre. Nietzsche note ainsi, §278, que la perspective de la mort - seule certitude ici-bas - ne joue quasi aucun rôle dans notre vie quotidienne, et au contraire que "chacun veut être le premier dans [l']avenir". La vie, phénomène marginal dans l'univers, se présente comme un pur gaspillage d'énergie profondément désespérant ; mais l'Homme, lui, "est devenu un petit animal fantasque qui aura à remplir une condition d'existence de plus que tout autres animal : il faut qu['il] se figure savoir pourquoi il existe" (§1) - pourtant une telle "raison" (plus exactement un tel "motif") de bonheur, une telle justification de la vie, s'avère forcément illusoire parce que, en tant que processus biologique, la vie reste radicalement absurde, sans but ni sens. Mieux encore : la "science" et la "vérité" elles-mêmes participent à cette illusion profitable à la survie : Nietzsche montre, dans les §110-112 que la vérité au sens de proposition générale portant sur plusieurs objets similaires et confirmée par l'expérience (ainsi "tous les ours sont dangereux") procède toujours d'approximations très grossières et d'impressions erronnées elles-mêmes dictées par les impératifs de la survie (fuir avant de tenir compte des détails), et du bonheur lui-même : car enfin, comment justifier la science et la recherche de la vérité, sinon au nom du "progrès", de "l'utilité" - donc du bonheur ? Nietzsche trace ainsi une ligne d'affrontement catégorique entre vie et vérité : "au nombre des conditions de la vie pourrait se trouver l'erreur" conclut-il (§121).
Analyse évidemment insupportable pour les scientifiques et la majorité des philosophes. Le bonheur dominé par l'illusion ne peut être qu'un bonheur factice, à la merci de la première... désillusion venue. D'abord, qu'entend-on au juste par bonheur ? Kant constate la diversité des réponses à cette question, et en tire l'idée que la notion de bonheur se présente comme une spéculation mentale, une vue de l'esprit, par rapport à une insatisfaction présente, et toujours variable : pour l'affamé, le bonheur consiste à manger ; mais sitôt rassasié, il investira la notion de "bonheur" d'un tout autre contenu. Aussi, affirme Kant, le bonheur est-il un "idéal de l'imagination" ; mais, défini comme "état de plaisir durable", le bonheur ne peut s'appuyer sur des images aussi inconstantes. Aussi la sagesse commanderait-elle plutôt de chercher des "certitudes fermes et assurées", autrement dit la vérité, comme nous y engage Descartes. A courir après ce qui nous apparaît, ici et maintenant, comme le bonheur, ne risquons-nous pas de découvrir, dans quelques années, que nous nous sommes fourvoyés, et que non seulement les objets poursuivis ne nous rendent pas heureux, mais encore que nous ne pouvons les atteindre ? Ne faut-il pas plutôt, d'abord, observer le monde lucidement, et rendre notre pensée adéquate aux choses, c'est-à-dire nous consacrer d'abord à la vérité ? Les stoïciens nous engagent ainsi à renoncer, une fois pour toutes, à cette illusion d'un bonheur à poursuivre "hors de nous" : ils nous invitent à nous retrancher dans la "citadelle intérieure", d'où nous acquiescerons adéquatement à tout ce qui nous arrive - y compris les malheurs et les accidents. L'ataraxie est à ce prix : cette absence de trouble, cette sérénité (qui a bien, tout de même, un vague parfum de bonheur), nous est donnée par surcroît à la soumission au réel.
En troisième partie, le sujet permettait une authentique synthèse. Parce que le monde des Idées, chez Platon, est éternel et invariant, il garantit la pérennité du sentiment de joie que le philosophe ressent lorsqu'il atteint la vérité - aussi voir le monde des Idées, monde parfait et d'une parfaite beauté (voir le Banquet) permet-il du même coup d'accéder au Vrai, au Beau et au Bien : pas de contradiction fondamentale, chez Platon, entre bonheur et vérité. Même conclusion, avec des arguments différents, chez Aristote (Ethique à Nicomaque) : en tant que Souverain Bien, le bonheur est naturellement poursuivi par les humains - et il prend ainsi le pas sur toutes les autres préoccupations ; mais Aristote montre bientôt que la vie heureuse, c'est-à-dire la vie excellente, ne peut se passer d'une vertu de justice, art de bien juger, c'est-à-dire de juger en toute connaissance de cause, conformément à la vérité. Pour élargir le propos, on pouvait remarquer que bonheur et vérité se combinent sans peine pourvu que l'univers se conçoive comme agréable, providentiel ou même simplement cohérent - ainsi chez Leibniz ; mais à ce stade, nous quittons, peut-être, l'intelligible pour tenir compte du sensible. En définitive, nous sentons-nous plutôt dans un univers hospitalier, ou hostile ? Au-delà de toute théorisation, ne s'agit-il pas là d'une question de tempérament ? En tous cas, la philosophie pratique rejoint ici les croyances métaphysiques fondamentales - ce qui permettait une belle ouverture en conclusion.
J'ajouterai une remarque personnelle : il me paraît assez frappant de constater que les Anciens affirment presque tous l'harmonie de l'univers (même les épicuriens, selon qui pourtant l'univers n'a ni but ni cause intelligente), d'où se déduit la compatibilité entre bonheur et vérité, alors que les Modernes entérinent avec amertume les dures leçons de la lucidité, en tirent l'incompatibilité entre vérité et bonheur, finissent (en poursuivant la vérité) par affirmer l'harmonie cosmique (sauf Nietzsche - qui, sur ce point précis, peut se présenter comme le plus cohérent des Modernes) et concluent sur le caractère illusoire du bonheur, ou sur les difficultés de la condition humaine dominée par la tyrannie des désirs subjectifs et l'insatisfaction. Dans les versions optimistes, une instance transcendante ("main invisible" chez Smith, "sens de l'Histoire" chez Hegel, Comte ou Marx, "société" chez Durkheim) rétablit un ordre d'un niveau "supérieur", mais la réalité humaine ne se présente pas moins comme une série de conflits violents. Il y a quand même de quoi s'étonner : si effectivement la présence des autres les indispose à ce point, et si effectivement la lucidité leur coûte tant de sueur et de larmes, on ne voit pas bien pourquoi ces penseurs s'obstinent à la chercher, ni surtout pourquoi ils publient son éloge en réclamant l'attention du public : dans une optique épicurienne un peu malicieuse, on serait presque tenté de leur recommander de faire autre chose que de la philosophie parce que, vraiment, ils s'usent la santé.