L’illusion est une erreur de perception. Dans l’illusion, on croit que quelque chose se produit alors qu’il n’en est rien. Quant au fait d’être heureux, c’est d’une manière générale connaître un état de bien-être, c’est ressentir de la joie, de la satisfaction. Peut-on être dans l’erreur, alors que l’on croit ressentir les manifestations du bonheur ? L’origine du mot « bonheur nous rappelle par ailleurs le lien entre le bonheur et la chance, lien clairement exprimé par le « porte-bonheur, par exemple. L’ «heur» qui est « bon représente l’idée d’une bonne fortune». Cela introduit l’idée que le bonheur ne dépend peut-être pas tout à fait de nous, qu’il a sans doute parfois, et peut-être toujours, une raison extérieure.
Cela peut d’emblée nous permettre de faire la supposition suivante l’illusion du bonheur peut consister dans la croyance qu’on est soi-même l’origine et la cause de son bonheur. Le bonheur n’est-il pas en fait toujours le fruit du hasard et des circonstances ? Dans ce cas, n’est-ce pas une illusion de croire que l’on peut atteindre le bonheur par soi-même ? Mais si ce qui m’apporte le bonheur dépend de la fortune, le bonheur peut alors m’être enlevé de la même façon qu’il a été produit, en vertu du hasard. La fragilité d’un tel bonheur hasardeux ne conduit-elle pas à une nouvelle illusion, à savoir celle qui consisterait à croire que l’on peut rester heureux ? Lorsque d’autres événements nous ôtent notre bonheur, ne supposons-nous pas que l’état de plénitude que l’on vivait était une illusion ? La perte du bonheur apporte parfois l’impression que le bonheur que l’on croyait vivre était une illusion. Croire qu’un bonheur, produit par l’amour par exemple, durera toujours, c’est peut-être une illusion. Et ce genre d’illusion, relatives à la stabilité du bonheur notamment, ne sont-elles pas la condition du bonheur ? Car pourrait-on être heureux avec la conscience que ça ne durera pas ? Ce cas semble un nouvel exemple montrant que le bonheur est solidaire d’une forme d’illusion.
Mais à l’inverse, ne peut-on pas penser qu’on vit d’autant plus intensément un bonheur quand on sait qu’il durera peu ? Dans ce cas, ce serait alors celui qui ne se fait pas d’illusion à propos du bonheur qui serait en même temps capable de le vivre.En définitive, la question qui consiste à savoir où « réside le bonheur revient à s’interroger sur l’origine et les conditions du bonheur — en bref, la nature du bonheur. Y a-t-il peut-être certains bonheurs illusoires et d’autres réels ? Mais qu’est-ce qui ferait alors que certains sont illusoires et d’autres non ? Répondre à ces questions, c’est interroger les raisons d’être heureux.
I. Le bonheur semble illusoire
Quand parvient-on à être heureux ? On peut premièrement définir le bonheur comme étant le fruit de l’accomplissement des désirs. Mais cette situation de recherche du bonheur n’est-elle pas vaine ? Le texte suivant permet d’articuler la réflexion sur le vouloir et le désir à celle qui concerne le bonheur. Le fait de satisfaire ses besoins, de parvenir à des plaisirs, de réaliser ses souhaits apporte-t-il le bonheur ? Ce genre de satisfaction, nous dit Schopenhauer, apporte des bonheurs illusoires.
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation
« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. [...] La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable, C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant; elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable ni repos. Poursuivre ou fuir craindre le malheur pour chercher la jouissance, c’est en réalité un tout. L’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifester emplit et trouble sans cesse la conscience. Or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau. »
La condition du désir est de n’être jamais assouvi de manière durable. Un souhait satisfait fait toujours place à une nouvelle insatisfaction. Pourquoi dans ce cas là le bonheur est-il une illusion ? Le bonheur réside dans une illusion, parce que c’est une illusion de croire que nous sommes capables de mettre un terme à nos désirs. Notre situation est tragique : c’est celle des Danaïdes condamnées à devoir remplir un tonneau percé.
Quel bonheur ne serait pas illusoire ? Celui qui nous apporterait le repos. Or, pour l’homme du vouloir, l’homme qui vit en fonction de ses désirs, il n’y a que des bonheurs illusoires, c’est-à-dire des bonheurs ponctuels, qui ne font qu’entretenir notre situation de trouble. Le bonheur apparaît donc comme l’illusion d’un véritable bonheur. Mais un véritable bonheur serait celui qui nous sortirait de notre situation tragique, celle d’un être soumis aux désirs.
Transition
Pourquoi ce véritable bonheur ne serait-il pas accessible ? N’y a-t-il par ailleurs qu’un bonheur compris comme repos qui puisse prétendre au titre de bonheur véritable ? Par ailleurs, même si les satisfactions des désirs sont ponctuelles, ne peut-on pas soutenir que nous connaissons, le temps de ces satisfactions, un véritable bonheur?
II. Mais même dans l'illusion le bonheur reste précieux
Que les satisfactions de nos désirs apportent un bonheur véritable. N’en reste-t-il pas moins que l’état que l’on ressent de manière momentanée est un état de bonheur ? Avec le texte suivant, on peut approfondir l’idée que le bonheur réside dans l’illusion, en apportant à ce principe une justification nouvelle. Le bonheur réside dans l’illusion, parce qu’à vrai dire, on connaît jamais clairement les raisons du bonheur. L’illusion s’oppose ici à la clarté des motifs du bonheur.
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 2e section.
« Mais, par malheur, le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. »
Et alors le bonheur ne peut-il pas être incohérent ? L’essentiel n’est-il pas ce que l’on ressent ? On peut ensuite, ici, développer l’idée présentée en introduction. Soit il faut se faire des illusions pour vivre une situation heureuse (on peut prendre l’exemple du couple qui veut croire qu’on s’aime pour la vie : c’est une illusion mais ça aide à être heureux — exemple provocateur) soit on montre que la lucidité sur la fragilité des bonheurs engage à les vivre pleinement. Mais dans les deux cas, l’essentiel n’est pas l’origine du bonheur, ni son caractère potentiellement illusoire et temporaire, l’essentiel est de se sentir heureux. Mais en même temps, n’est-ce pas la condition du malheur que de ne pas voir que le bonheur est une illusion ? Le bonheur a-t-il pour nécessaire conséquence la « désillusion ». Sans doute vaut-il mieux choisir le camp de celui qui connaît la nature illusoire du bonheur. Le bonheur est une illusion de bonheur véritable et durable il faut, à ce sujet là, ne pas se faire d’illusion.
Transition
Ne peut-on pas exiger de dépasser cette situation, et atteindre un bonheur, moins sujets aux aléas du hasard, moins causés par des causes extérieures qui peuvent nous enlever notre bonheur ? Ne peut-on pas, par exemple, se donner les moyens de poursuivre un bonheur fiable ? Comment ne pas être condamnés à des illusions de vrais bonheurs ?
III. Le bonheur hors de l'illusion, le bonheur véritable ?
La marque que le bonheur réside dans l’illusion est apportée par le sentiment lorsque le bonheur cesse c’est la désillusion, c’est-à-dire la reconnaissance que l’on était dans l’illusion, Mais n’y a-t-il pas des bonheurs sans que s’en suive un dur retour à la réalité ? Pour qu’un tel bonheur soit possible, il faut qu’il ne dépende pas des circonstances, parce que s’il dépend des circonstances, le bonheur peut à tout moment nous être enlevé. S’il ne doit pas dépendre des circonstances extérieures, il doit dépendre de nous.
Le bonheur causé par la chance, la bonne fortune, est source de toute les illusions C’est une illusion de croire que l’on sait exactement ce qui produit le bonheur ; c’est une illusion de croire que l’on tient là un contentement durable ; c’est une illusion de croire que l’on est maître de notre bonheur. Apparemment, le bonheur réside dans l’illusion. On peut bien penser que ce n’est pas si grave, mais tout de même : si l’on a trop conscience de la fragilité du bonheur, peut-on encore y croire ? Pour croire et chercher le bonheur, il faut pouvoir se garantir de sa validité d’une part, et de son accessibilité d’autre part. Ces deux conditions sont produites par les bonheurs qui dépendent de nous, et qui sont cette fois des bonheurs véritables.
Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 6, 1097b22
« Ce qu’on désire encore, c’est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l’homme. Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l’homme partage en commun même avec les végétaux or ce que nous recherchons c’est ce qui est propre à l’homme. Nous devrons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance, Viendrait ensuite la vie sensitive, mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. »
La fonction de l’homme est d’agir conformément à la raison. C’est sans doute en agissant selon cette fonction que l’homme peut atteindre la bonheur conforme à sa nature, Au final, on peut être amené à distinguer deux formes de bonheur : celui qui ne dépend pas de nous, et celui qui dépend de nous.
Descartes, Lettre à Elisabeth du 4 août 1645
« Mais il est besoin de savoir ce que c’est que vivere beate ; je dirais en français vivre heureusement, sinon qu’il y a de la différence entre l’heur et la béatitude, en ce que l’heur ne dépend que des choses telles que le contentement d’esprit et une satisfaction intérieure, que n’ont pas ordinairement ce qui sont les plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi vivere beate vivre en béatitude ce n’est autre chose qu’avoir l’esprit parfaitement content et satisfait.
Considérant, après cela, ce que c’est quod beatam vitam efficiat, c’est à dire quelles sont les choses qui nous peuvent donner ce suprême contentement, je remarque qu’il y a en a de deux sortes : à savoir, de celles qui dépendent de nous comme la vertu et la sagesse et de celles qui n’en dépendent point, comme les honneurs, la richesse et la santé. Car il est certain qu’un homme bien né, qui n’est point malade, qui ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu’un autre qui est pauvre, malsain et contrefait, peut jouir d’un plus parfait contentement que lui. Toutefois comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu’un plus grand, encore qu’il contienne moins de liqueur, ainsi, prenant le contentement d’un chacun pour la plénitude et l’accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgraciés de la fortune ou de la nature ne puissent être entièrement contents et satisfaits, aussi bien que les autres, encore qu’ils ne jouissent pas de tant de biens. Et ce n’est que de cette sorte de contentement, de laquelle il est question ici ; car puisque l’autre n’est aucunement en notre pouvoir la recherche en serait superflue. »
Le bonheur de l’action accomplie avec sagesse, l’action vertueuse, apporte un bonheur véritable, tandis que les bonheurs produits par le hasard extérieur sont soumis à la fortune, Les premiers ne résident pas dans l’illusion, mais dans l’action de la raison. Les seconds, parce qu’ils trouvent leur source dans les causes extérieures, résident dans des formes d’illusion : l’illusion qu’ils dépendent de nous, l’illusion qu’ils sont des bonheurs fiables — l’illusion, peut-être, qu’il s’agit de bonheurs véritables.
Conclusion
En conclusion, on distingue donc deux formes de bonheur. La première forme de bonheur est celle qui réside dans l’illusion. Avec les bonheurs qui ne dépendent pas de nous, nous avons l’illusion qu’il s’agit d’un bonheur véritable et durable. Peut-être même s’agit-il d’une illusion au point où ce qu’on croit être un bonheur, à savoir l’assouvissement d’un désir, n’est peut-être que la perpétuation d’une condition tragique. Et si on maintient qu’il s’agit de bonheur, il s’agit, dans le cas des bonheurs où participe la fortune, de bonheurs fragiles et momentanés. Mais après tout, ce que l’on ressent est peut-être tout de même un bonheur. Ce n’est pas parce que le hasard m’a apporté le bonheur que je dois me priver de m’en réjouir. Simplement il ne faut pas se faire d’illusion : ces bonheurs sont fragiles. L’illusion consiste à leur accorder trop de force.
Par contre, le bonheur que nous apporte l’action vertueuse, conduite par la raison, ne réside pas dans l’illusion mais dans la nature spécifique de l’homme. Ce bonheur là réside dans l’agir raisonnable et vertueux. Il y a donc en conclusion deux bonheurs : l’un réside dans l’illusion (et dans des causes extérieures), et l’autre pas (il réside dans faction de la raison). Néanmoins, les deux sont des formes de bonheur, l’essentiel étant peut-être davantage le sentiment que ce qui le produit.