L’artiste a toujours joué un rôle important dans la société. En effet, il est libre à travers son œuvre de dénoncer, de critiquer ou de faire réfléchir. L’œuvre questionne ainsi le spectateur et enrichit sa pensée grâce à son message. Au cours de l’Histoire, les artistes ont évolué entre différents courants de pensée et modes de société qui influençaient leur œuvre et leur message transmis. L’artiste est donc un puissant médiateur de la vie, auquel s’offrent de nombreuses possibilités de réalisation. Cependant, toute œuvre d’art a-t-elle un sens ? En effet, bien que de nombreux artistes utilisent l’art pour faire réfléchir ou dénoncer des faits, certains choisissent de créer une œuvre selon d’autres critères. De ce fait, l’artiste peut chercher à réaliser quelque chose en s’intéressant à son essence, et non en vue de la transmission d’un message. Cela constitue une autre facette de l’artiste.
Mais qu’est-ce qu’un artiste ? Il pourrait être assimilé à un créateur d’œuvres inutiles au fonctionnement économique de la société et issues de son imagination ou de la réalité. Maniant des outils et des techniques, il peut destiner son œuvre à différentes choses. Le verbe « donner » interroge la destination de l’art : est-il destiné à un public ou à l’artiste lui-même ? Le sens change-t-il selon le destinataire ? Y est associé le verbe « comprendre », qui correspond à la capacité de saisir la signification d’une chose. Comment comprendre une œuvre ? Est-ce réellement nécessaire ? Mais surtout, le mot « quelque chose » interpelle sur le sens de l’œuvre : l’artiste transmet-il un message, quel qu’il soit ? Est-il possible qu’il n’y en ait pas ? Dans ce cas-là, que transmet l’artiste ?
Le sujet invite donc à se questionner sur le sens possible donné à l’œuvre d’art par l’artiste et son lien avec le public destiné. Ainsi, l’artiste donne-t-il quelque chose à comprendre ? Nous verrons dans un premier temps en quoi le sens d’une œuvre est prépondérant dans le travail de l’artiste, puis nous interrogerons l’absence possible de sens dans une œuvre d’art, et enfin nous nous questionnerons sur la manière dont l’œuvre d’art peut dépasser l’artiste.
I. Le sens d’une œuvre est prépondérant dans le travail de l’artiste
Nous allons questionner le sens que l’artiste accorde à son œuvre d’art, perçu dans un deuxième temps par le public.
En tant que singularité propre, l’artiste pense son œuvre et le message désiré. En effet, l’être humain est doué de raison, et son intelligence participe à la création de l’art. Ainsi, elle est mise au service de la cause finale de l’œuvre choisie par l’artiste. L’art est donc le fruit de l’intelligence de l’homme qui exprime et développe sa singularité à travers son art. Ainsi, la pluralité d’individus participe à la formation d’un art très varié. Celui-ci est donc abordé de différentes manières par la singularité propre de chaque artiste. Mais à qui cette cause finale est-elle destinée ? L’art religieux trouve sa signification explicite dans chaque œuvre d’art, celle d’exprimer le divin. Certains artistes, dans leur propre singularité, tendent à cet objectif. Ainsi, le but et la fonction de l’art religieux dépassent l’artiste qui devient le médiateur entre le monde profane et le monde sacré, afin que tous puissent se rapprocher davantage de la grâce divine. Mais si le sens voulu par l’artiste n’est pas donné explicitement, comment le spectateur peut-il alors le comprendre ? Est-ce par la perception qu’il se fait de l’œuvre ? La perception correspond à l’expérimentation des cinq sens face à une œuvre. Elle permet de ressentir des émotions suscitées par l’œuvre d’art, et ainsi de comprendre le message de celle-ci. Mais si nous ne ressentons pas d’émotions devant l’art, comment donc le comprendre ? Ayant étudié l’époque de l’artiste, ses différentes influences et inspirations, ils constituent un médiateur entre l’artiste et le spectateur. Le sens d’une œuvre d’art peut donc être clairement donné à voir au spectateur, mais peut également être caché. Dans ce cas, le spectateur peut avoir recours à des intermédiaires qui deviennent des médiateurs entre l’artiste et lui. Mais parfois, avec ou sans l’aide de médiateur, le spectateur peut ne pas comprendre le message de l’artiste.
Ainsi, le sens de l’œuvre d’art est-il toujours compris par le public ? Les médiateurs sont parfois présents à l’époque de l’artiste pour nous introduire à son travail. En effet, aujourd’hui, nous connaissons des spécialistes pour chaque art. La Joconde suscitait-elle déjà au XVIe siècle des débats sur sa signification ? Cela nous amène à nous questionner sur l’importance de l’époque dans la compréhension de l’œuvre d’art, selon la manière dont elle est différemment perçue selon l’époque. Plusieurs artistes, dont le talent est aujourd’hui compris, ne l’ont pas été de leur vivant. On peut penser à Camille Claudel, dont les sculptures ont peu marqué son temps, mais également Van Gogh qui se sentait en inadéquation avec son époque : « Je ne me sens nulle part aussi étranger que dans ma famille et mon pays ». Leur vision de l’art n’était pas comprise par le reste de la société. En effet, chaque artiste s’inscrit dans une époque, il est imprégné par un certain mode de pensée et une construction sociale qui influence son art. Comme disait Hegel, « l’art est le reflet de notre époque » : l’artiste peut exprimer dans son art une partie de la vision du monde de son temps, en bien ou en mal. De ce fait, l’Art évolue selon le temps et survit à l’artiste. Celui-ci n’étant plus présent pour exprimer le sens décidé à son œuvre, le message peut évoluer et être compris différemment. Le sens d’une seule œuvre d’art peut donc être multiple et individuel. Pourquoi l’artiste chercherait-il à exprimer un message à travers son œuvre, sans avoir la certitude qu’il va être compris de la manière qu’il voulait ? Est-il nécessaire d’avoir un message pour chaque œuvre d’art ?
S’il n’y a plus de message derrière l’art, alors qu’y a-t-il ?
II. Mais une œuvre n'a pas forcément un sens
L’artiste peut ne pas chercher le sens de son œuvre, mais davantage son essence, c’est-à-dire ce qui la constitue intrinsèquement.
En effet, l’artiste serait-il parfois simplement en quête de Beauté ? De cette manière, il ne s’attacherait pas à sa cause finale, mais à sa cause formelle, sa « raison d’être », « forme et modèle des choses » comme le dit Aristote dans ses Métaphysiques. La Beauté fait donc partie de l’œuvre d’art et peut constituer son essence. Mais a-t-elle besoin d’être comprise ? En effet, elle ne s’appréhende pas par un raisonnement logique et ordonné, mais s’expérimente par la perception et la contemplation. Elle est perçue par le spectateur qui expérimente ce qu’il découvre à l’aide de ses sens. Par exemple, les ballets classiques racontent usuellement une histoire d’amour. Mais chacun ne peut-il pas se faire sa propre définition du Beau ? Au-delà des codes qui encadrent la réalisation d’une œuvre d’art, il n’y a pas réellement de connaissance objective de la Beauté. Chacun peut s’en faire sa propre définition et en avoir une appréciation différente. Par exemple, notamment dans le poème « Une charogne », Charles Baudelaire trouve le Beau dans ce qu’il y a de plus vicieux, de plus mauvais et de plus laid. Le titre même de son recueil Les Fleurs du Mal témoigne de cette beauté particulière. La recherche de la beauté est donc en perpétuelle évolution, par la remise en question de la définition du Beau. Comment donc définir une œuvre d’art, si la beauté est partout présente ?
L’artiste peut chercher à expérimenter de nouvelles choses pour développer son art, et en même temps s’explorer lui-même, découvrir ses limites et ses inspirations. De cette manière, l’artiste n’aspire pas à la construction d’un message, mais davantage à celle de son œuvre par des outils, matériaux et techniques utilisés. Il interroge la cause matérielle de son œuvre. Par exemple, l’artiste Scott Wade utilise la poussière des pare brises de voitures pour dessiner des œuvres d’art sur ces voitures. La recherche d’un matériau singulier pour construire une œuvre ne serait-elle pas une des caractéristiques de l’art contemporain ? En effet, dans l’art abstrait, le sens peut ne pas être directement accessible. Le spectateur s’interroge donc sur la présence d’un sens. La pissotière réalisée par Marcel Duchamp, intitulée « Fountain », reflète cette volonté de casser les codes et d’introduire une nouvelle définition de l’art, bousculant les théories, et interroge l’origine de l’art, sa raison d’être. De même, que comprendre de la peinture « Abstraction lyrique » d’Hans Hartung ? Celle-ci montre des figures géométriques et des traits qui ne représentent rien de concret. L’art abstrait est difficile à comprendre. L’appréhension de l’art par le spectateur s’échappe des codes et des références habituelles. On peut se demander comment le spectateur peut appréhender cette nouvelle forme d’art.
L’absence de sens pousse-t-elle à s’interroger davantage sur l’importance accordée à celui-ci ? Ne remet-elle pas en question la raison d’être de l’art, l’origine de sa présence dans nos sociétés ? Au fond, pourquoi l’homme crée-t-il ?
III. L’œuvre d’art peut dépasser l’artiste
Finalement, l’œuvre ne dépasse-t-elle pas l’artiste ?
N'est-elle pas un monde particulier, propre à elle-même ? Serait-il pour cela qu’elle n’ait pas d’utilité propre, se suffisant à elle-même ? En effet, le spectateur explore sa singularité par un autre prisme que lui-même, celui de l’art, qui lui apporte un point de vue extérieur de lui-même. L’art, en tant qu’objet à inutilité immédiate, lui permet de s’affranchir du rapport au monde utilitariste et logique qui régit notre société. Il laisse ainsi le spectateur approfondir son propre monde intérieur. En effet, le public contemple et réfléchit sur l’œuvre d’art : c’est une sorte de délivrance, d’échappatoire à notre monde. Ainsi, l’art constitue une recréation du monde, issu de techniques matérielles, mais transformé par la sensibilité et l’interprétation. Notre rapport au monde est derechef transformé par l’art qui modifie notre point de vue, comme le disait Nietzsche dans son ouvrage Le Gai Savoir : « sous le charme de l’art, notre appréciation des choses est altérée comme dans un rêve. »
Ainsi, par l’expression de choses singulières et immatérielles, l’art nous révèle des choses que nous ne pouvons pas comprendre habituellement, car elles échappent à notre intelligence. Henri Bergson, dans son ouvrage La Pensée et le Mouvant, se questionne : « à quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? » L’art développe la sensibilité, et ainsi notre intelligence. L’homme a donc besoin de l’art qui développe et enrichit sa représentation du monde. De ce fait, l’œuvre d’art devient un monde particulier ouvert à nos sens et dépasse la simple fonction de délivrer un message. C’est davantage un outil de compréhension du monde et de soi-même par appropriation et confrontation.
Conclusion
Pour conclure, nous avons pu nous interroger au début sur le sens donné à l’œuvre d’art par l’artiste. Celui-ci, en tant que singularité propre dotée d’intelligence, réfléchit son art et sa cause finale. Cela nous a amenés à réfléchir au caractère double du message qui peut être exprimé explicitement ou implicitement, ce qui conduirait à une incompréhension possible du public. Influencé par l’époque, ce message peut être cependant appréhendé par le spectateur grâce à des médiateurs. Mais y a-t-il toujours un sens à l’art ? L’artiste peut en effet être simplement en quête de la Beauté. Loin de la volonté de transmettre un message, il cherche l’esthétique : le spectateur n’a pas besoin de la comprendre, il lui suffit de contempler et de ressentir des émotions. Quelle est donc la beauté ? Chaque artiste peut se l’approprier et l’expérimenter, elle n’est pas unique. Il peut également explorer les matériaux et techniques utilisées. L’art contemporain, par l’originalité des recherches, interroge le spectateur sur son sens.
L’œuvre peut subséquemment dépasser l’artiste. Le spectateur peut se l’approprier et y voir ce qu’il désire : l’art devient un double miroir de deux singularités, celle de l’artiste et du spectateur. En rejoignant plusieurs représentations du monde, l’art devient un monde à part. Il permet au spectateur de s’extirper de son univers étriqué pour y apporter un regard neuf, fait de sensibilité. L’art est donc un objet complexe nourri par l’artiste et le spectateur. L’artiste est libre de lui apporter un message ou non selon sa sensibilité. Indispensable à notre vie pour réfléchir à la fois sur nous-mêmes et sur le monde, l’art résonne et surgit en chacun de nous. Que serait une vie sans art ?