Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 30

Commentaire entièrement retranscrit d'une élève.

Dernière mise à jour : 01/01/2023 • Proposé par: laura_btt (élève)

Texte étudié

Julien la serra dans ses bras, avec la plus vive passion ; jamais elle ne lui avait semblé si belle. Même à Paris, se disait-il confusément, je ne pourrai rencontrer un plus grand caractère. Elle avait toute la gaucherie d’une femme peu accoutumée à ces sortes de soins, et en même temps le vrai courage d’un être qui ne craint que des dangers d’un autre ordre et bien autrement terribles.

Pendant que Julien soupait de grand appétit, et que son amie le plaisantait sur la simplicité de ce repas, car elle avait horreur de parler sérieusement, la porte de la chambre fut tout à coup secouée avec force. C’était M. de Rênal.

— Pourquoi t’es-tu enfermée ? lui criait-il.

Julien n’eut que le temps de se glisser sous le canapé.

— Quoi ! vous êtes tout habillée, dit M. de Rênal en entrant ; vous soupez, et vous avez fermé votre porte à clé !

Les jours ordinaires, cette question, faite avec toute la sécheresse conjugale, eût troublé madame de Rênal, mais elle sentait que son mari n’avait qu’à se baisser un peu, pour apercevoir Julien ; car M. de Rênal s’était jeté sur la chaise que Julien occupait un moment auparavant vis-à-vis le canapé.

La migraine servit d’excuse à tout. Pendant qu’à son tour son mari lui contait longuement les incidents de la poule qu’il avait gagnée au billard du Casino, une poule de dix-neuf francs, ma foi ! ajoutait-il, elle aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien. Son sang-froid redoubla, elle se mit à se déshabiller, et, dans un certain moment, passant rapidement derrière son mari, jeta une robe sur la chaise au chapeau.

M. de Rênal partit enfin. Elle pria Julien de recommencer le récit de sa vie au séminaire ; hier je ne t’écoutais pas, je ne songeais, pendant que tu parlais, qu’à obtenir de moi de te renvoyer.

Elle était l’imprudence même. Ils parlaient très haut ; et il pouvait être deux heures du matin, quand ils furent interrompus par un coup violent à la porte. C’était encore M. de Rênal.

Ouvrez-moi bien vite, il y a des voleurs dans la maison, disait-il. Saint-Jean a trouvé leur échelle ce matin.

— Voici la fin de tout, s’écria madame de Rênal, en se jetant dans les bras de Julien. Il va nous tuer tous les deux, il ne croit pas aux voleurs ; je vais mourir dans tes bras, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie. Elle ne répondait nullement à son mari qui se fâchait, elle embrassait Julien avec passion.

— Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement. Je vais sauter dans la cour par la fenêtre du cabinet, et me sauver dans le jardin, les chiens m’ont reconnu. Fais un paquet de mes habits, et jette-le dans le jardin aussitôt que tu le pourras. En attendant laisse enfoncer la porte. Surtout point d’aveux, je le défends, il vaut mieux qu’il ait des soupçons, que des certitudes.

— Tu vas te tuer en sautant ! fut sa seule réponse et sa seule inquiétude.

Elle alla avec lui à la fenêtre du cabinet ; elle prit ensuite le temps de cacher ses habits. Elle ouvrit enfin à son mari bouillant de colère. Il regarda dans la chambre, dans le cabinet, sans mot dire et disparut. Les habits de Julien lui furent jetés, il les saisit, et courut rapidement vers le bas du jardin du côté du Doubs. Comme il courait, il entendit siffler une balle et aussitôt le bruit d’un coup de fusil.

Ce n’est pas M. de Rênal, pensa-t-il, il tire trop mal pour cela. Les chiens couraient en silence à ses côtés, un second coup cassa apparemment la patte à un chien, car il se mit à pousser des cris lamentables. Julien sauta le mur d’une terrasse, fit à couvert une cinquantaine de pas, et se remit à fuir dans une autre direction. Il entendit des voix qui s’appelaient, et vit distinctement le domestique son ennemi tirer un coup de fusil ; un fermier vint aussi tirailler de l’autre côté du jardin, mais déjà Julien avait gagné la rive du Doubs où il s’habillait.

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre I, chapitre 30

Henri Beyle ou Stendhal publie son premier roman majeur Le Rouge et le Noir en 1830. Oscillant entre le romantisme et le réalisme, l’auteur met beaucoup de lui-même dans ses œuvres comme son bonapartisme assumé, son rejet de la religion et des privilèges accordés aux plus riches. Dans son roman d’apprentissage, Stendhal met en scène un héros moderne, inspiré par un fait divers, l’affaire Berthet, mais le travail du romancier est indéniable sur l’esthétique et les valeurs du héros.

Le texte soumis à notre étude est le dernier chapitre de la partie I du roman. Il s’agit de la dernière nuit entre Mme de Rênal et Julien avant son départ pour la capitale. Comment l’auteur parvient-il ici à faire transparaître le tempérament héroïque de nos deux protagonistes tout en rendant cette scène comique ? Nous verrons tout d’abord le caractère héroïque de cette scène et nous étudierons ensuite le comique de la scène.

I. Caractère héroïque de la scène

a) Héroïsme de Louise

Louise de Rênal n’est pas une simple bourgeoise, c’est une femme héroïque.

En effet elle ne correspond pas aux codes traditionnels de la bourgeoisie : c’est une femme courageuse et qui sait prendre des risques et des initiatives. Elle a évoluée entre le début de sa relation adultère avec Julien où elle était toute tremblante et effrayée et maintenant où elle s’affirme. En effet, Louise possède un « grand caractère » (l.2) et son amant pense que « même à Paris » (l.1) il n’en trouvera pas une aussi caractérielle. Cela ne correspond pas aux codes de la bourgeoisie traditionnelle. De plus « elle avait horreur de parler sérieusement » (l.6), or une bourgeoise se doit d’être sérieuse.

C’est aussi une femme courageuse comme en témoigne les expressions « le vrai courage » (l.3) « son sang-froid redoubla » (l.15) ; elle est prête à tout pour sauver Julien jusqu’à perdre son honneur si son mari la surprend en délit d’adultère. Cependant « elle ne répondait nullement à son mari » (l.23/24), elle le délaisse pour embrasser son amant. Mme de Rênal est aussi audacieuse comme on peut le voir avec la métaphore « elle était l’imprudence même » (l.19).

b) Amour entre les deux protagonistes

Nos deux protagonistes sont ravis et heureux de se retrouver (après 14 mois de séparation suite au séminaire de Julien) comme en témoigne les superlatifs « la plus vive passion » (l.1) « si belle » (l.1) « un plus grand »(l.2)

Cet amour est réciproque, en effet on voit que Julien a des sentiments pour Louise « Julien la serra dans ses bras » (l.1) et qu’’elle en possède aussi « elle embrassait Julien avec passion » (l.24). Cependant cet amour est en danger, en effet on observe le champ lexical du danger « coup violent » (l.20) « balle » (l.33) « coup de fusil » (l.33 et 37)  « cris lamentables » (l.35). Il y a un stress omniprésent à cause des différentes intrusions de M. de Rênal « C’était M. de Rênal » (l.6) « C’était encore M. de Rênal » (l.20). Il y a répétition de ces deux petites phrases qui sont mises en valeur, car précédées d’une longue phrase.

Alors que les deux amants ont entendu les coups sur la porte, ils ne s’inquiètent pas plus que cela et ils délaissent M. de Rênal. Alors que Julien s’apprête à sauter par la fenêtre pour ne pas se faire découvrir par M. de Rênal qui attend derrière la porte, Louise a peur de perdre son amant alors qu’elle vient juste de la retrouver : « Tu vas de tuer en sautant ! Fut sa seule réponse et sa seule inquiétude » (l.29). La répétition de l’adjectif « seule » insiste sur cette preuve d’amour, comme si sa vie n’avait aucun sens sans Julien.

c) Stratégie héroïque

Pour passer une dernière nuit ensemble, Julien et Louise prennent de nombreux risques et leur stratégie tient à un fil. Cela montre leur courage et leur héroïsme.

En effet on trouve le champ lexical du héros traditionnel « courage » (l.3) « dangers » (l.3) « terribles » (l.4) « sang-froid » (l.15). De plus, lors de la première intrusion de M. de Rênal dans la chambre de sa femme, « Julien n’eut que le temps de se glisser sous le canapé » (l.8), à quelques secondes près ils étaient sur le point de se faire surprendre. Cependant même caché, Julien peut être découvert à tout moment, car M. de Rênal « n’avait qu’à se baisser un peu, pour apercevoir Julien » (l.11).

Lors de la deuxième entrée de M. de Rênal dans la chambre, Julien et Louise prennent leurs temps pour se dire en revoir alors qu’il est juste derrière et qu’il met « un coup violent à la porte » (l.20). Ce pléonasme accentue la colère de M. de Rênal qui est encore mis en valeur par l’hyperbole doublée d’une métaphore « bouillant de colère » (l.31). Malgré cela Louise préfère « embrass[er] Julien avec passion » (l.24). La citation « Surtout point d’aveux, je le défends, il vaut mieux qu’il ait des soupçons, que des certitudes » (l.28) nous montre la sérénité de Julien. Même dans des situations extrêmes, il est toujours capable de réfléchir rapidement avant d’agir. Ceci lui confère un statut de héros.

II. Scène comique

a) Scène de théâtre vivante

Ce passage pourrait très bien être une scène de théâtre tellement il est vivant et en mouvements.

Comme nous le montrent les adverbes « tout à coup » (l.6) « rapidement » (l.16) « aussitôt » (l.27). On remarque également que de nombreux verbes d’action à l’infinitif sont utilisés « se glisser » (l.8) « se baisser »(l.11) « se déshabiller » (l.15) « sauter » (l.25) « sauver » (l.26) « fuir » (l.36). Ceci traduit beaucoup de mouvements comme une scène de théâtre jouée. De plus, on se retrouve sur une scène d’action lors de la fuite de Julien où il court en échappant aux balles. On s’imagine à ce moment-là une course poursuite où Julien risque sa vie.

Cependant, ce passage est sans bruit, muet, la scène est figée comme nous le montre la citation « les chiens couraient en silence » (l. 34). Néanmoins on retourne très vite à une « vraie » course poursuite brutale lorsqu’un des chiens, blessé « se mit à pousser des cris lamentables » (l.35). On note alors l’emploi de verbes de mouvement « sauta » (l.35) et  « fuir » (l.36) qui nous plongent dans la cadre de l’action. On a l’impression d’assister à une scène « militaire » grâce à son champ lexical « balle » (l.33) « coup de fusil » (l.33 et 35) (utilisé à deux reprises) « coup » (l.35) « à couvert » (l.36) « ennemi » (l.36) « tirailler » (l.37).

b) Comique de situation

Dans ce passage, Stendhal utilise le comique de situation.

En effet, lors de la première intrusion de M. de Rênal, Julien « se gliss[e] sous la canapé » (l.8), il se cache. Cette action est totalement ridicule et suscite l’amusement du lecteur. On peut d’ailleurs rapprocher ce passage d’une scène de la pièce de théâtre Roméo et Juliette de Shakespeare, où les amants maudits passent une dernière nuit ensemble avant qu’ils ne quittent la ville, cependant au matin la nounou et la mère de Juliette frappent à la porte et Roméo s’enfuit à moitié nu par la fenêtre. Lors de cette intrusion, M. de Rênal « cont[e] longuement les incidents de la poule qu’il avait gagnée au billard du Casino » (l.13/14), ceci est mit en valeur par l’adverbe « longuement » et la proposition exclamative « une poule de dix-neuf francs, ma foi ! »(l.14) qui montre à quel point M. de Rênal est content et naïf puisque l’amant de sa femme est caché sous le canapé juste devant lui et qu’il n’a qu'à « se baisser un peu, pour apercevoir Julien » (l.11).

Cependant tout à coup Mme de Rênal « aperçut sur une chaise, à trois pas devant eux, le chapeau de Julien » (l.15). Elle se met alors à « se déshabiller, et, dans un certain moment, pass[e] derrière son mari, [et jette] une robe sur la chaise au chapeau » (l.16). Cette action est ridicule et amplifie le comique de la scène déjà très présent. De plus la personnification « la chaise au chapeau » est absurde, on a l’impression que la chaise est en réalité Julien que Louise cherche à tout prix à cacher. Le comique se voit également lors de la fuite de Julien, ce dernier « avait gagné la rive du Doubs où il s’habillait » (l.38). On comprend alors qu’il s’enfuit tout nu et s’habille qu’une fois éloigné de la demeure.

c) Des héros dramatiques

Le comique de cette scène transparaît également par nos deux héros qui sont très dramatiques.

En effet on peut lire « plus heureuse à ma mort que je ne le fus de la vie » (l.23). Cette hyperbole est ridicule, car Mme de Rênal ne va pas vraiment mourir, Julien quant à lui risque un peu plus sa vie. Le dramatisme de Mme de Rênal se voit aussi dans la proposition « elle embrassait Julien avec passion » (l.24). L’utilisation du complément circonstanciel de manière « avec passion » est insensé, comme si les deux amants allaient mourir et que c’était leur dernier baiser.

Julien aussi est dramatique, comme on peut le voir dans la citation « Sauve la mère de Stanislas, lui dit-il avec le regard du commandement » (l.25). C’est encore ridicule, car il s’adresse à Louise à la troisième personne du singulier alors qu’elle est juste devant lui. Il joue ainsi le rôle de martyr qui va se sacrifier pour sauver son amante.

Conclusion

Ainsi dans ce passage Stendhal parvient à faire ressortir le tempérament héroïque de nos deux protagonistes avec notamment le caractère de Louise, son amour interdit et dangereux avec Julien, et leur stratégie courageuse pour passer une dernière nuit ensemble. Cependant il rend cette scène comique avec les différentes intrusions de M. de Rênal et la fuite de Julien tout nu.

On pourrait rapprocher ce passage de la pièce de théâtre comique Tartuffe dans laquelle Orgon (le mari) se cache sous la table alors que Tartuffe fait des avances à sa femme. De plus comme le dit Charles Dantzig « Julien, c’est Tartuffe ».