Certaines situations, certains actes, certaines personnes nous inspirent un sentiment d’injustice tellement fort qu’on ne saurait douter de sa légitimité, du moins au moment où on l’éprouve. Nous savons pourtant qu’un sentiment est subjectif. La justice sociale est un idéal d’égalité. Par ce terme, il n’entend pas une société où tout le monde serait identique ou également heureux. Le concept d’égalité se définit par l’absence de discrimination, il révèle de nombreux aspects faisant parfois l’objet de l’actualité. Parmi ces derniers, nous pouvons prendre l’exemple de l’égalité entre homme et femme, ou encore entre patrons et ouvriers. Ce dernier aspect fait écho à la problématique marxiste qui suggère les inégalités entre « possédants » et « possédés ». L’égalité est par ailleurs un problème spécifiquement humain. L’égalité n’est pas un souci des sociétés animales ; ils suivent leur instinct, et c’est ce dernier qui régule les rapports sociaux. Seul l’être humain peut voir dans les inégalités de l’injustice et avoir le sentiment de la révolte. La révolte est ce sentiment spécifique que l’être humain ressent face aux inégalités et à l’injustice. La justice sociale est donc une construction morale et politique qui vise à l’égalité des droits et conçoit la nécessité d’une solidarité collective entre les personnes d’une société donnée.
Cette notion d’égalité est toujours mise en valeur, elle fait même l’objet de la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité ». Ici aussi l’égalité est placée au centre comme si elle permettait de faire le lien entre la liberté et la fraternité. Une utopie peut être définie comme étant une construction imaginaire et rigoureuse d’une société qui constitue un idéal pour celui qui la réalise. Dans un sens second, une utopie est un projet dont la réalisation est impossible. Nous allons nous intéresser à cette dernière afin de déterminer si l’atteinte de cette justice est une utopie. Pour se faire, notre raisonnement se fera en trois parties ; la première se concentrera sur le lien entre la justice et l’égalité tandis que la seconde traitera de comment la justice sociale peut être un leurre. Enfin la troisième partie présentera la justice sociale en tant que bataille pour le progrès social.
I. Une vraie justice sociale impliquerait une égalité
La justice et l’égalité sont deux notions étroitement liées, et nous pouvons à plusieurs reprises les trouver ensemble. Prenons par exemple le symbole de la justice qui n’est autre qu’une femme aux yeux bandés tenant dans sa main gauche une balance. Le contraste entre ces deux caractéristiques est tel qu’il faut juger avec impartialité, mais également de façon égalitaire. Les deux plateaux de la balance sont le plus souvent représentés de sorte qu’ils soient égaux renforçant ainsi le lien entre justice et égalité. La femme, allégorie de la justice est représentée en train de lever son bras gauche (avec la balance) signifiant le besoin de rétablir l’égalité avant de trancher et donc de juger avec le glaive présent dans sa main droite. Cela signifie donc que peu importe notre situation ou notre personne, on devrait pouvoir bénéficier d’une même justice.
Le but ultime de la justice serait ainsi d’instaurer une égalité dite parfaite, en effet comme le déclare l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Néanmoins, il ne s’agit pas d’une égalité de biens, mais bien d’une égalité de droits. Cela explique comment maintenant l’esclavage est tenu comme la plus grande injustice sur Terre. En effet l’esclavage est la représentation même de l’idée qu’il n’y a pas d’égalité de droits entre les hommes. L’égalité est une valeur démocratique; ainsi Robespierre déclarait en 1792 : « La royauté est anéantie, la noblesse et le clergé ont disparu, le règne de l’Égalité commence ». Ce qui se traduit par une envie d’égalité que le peuple montrera notamment lors de la Révolution française. La justice a donc pour but idéalement d’instaurer une égalité de droits entre citoyens.
Mais le rapport entre justice et égalité ne se limite pas à la seule égalité de droits. Aristote affirme ainsi que la justice distributive est fondée sur une égalité proportionnelle. Par exemple, la Cité doit distribuer les charges et les honneurs en proportion des mérites de chacun. Ainsi la justice consiste-t-elle à traiter inégalement des individus inégaux. L’idée est valable si on suppose que les hommes, étant essentiellement égaux, jouissent des mêmes droits fondamentaux. Aussi, il faut toujours qu’il y ait équivalence entre la sanction donnée et le dommage subi. Il faut que la peine soit proportionnelle au délit. La justice ne consiste pas à donner la même chose à tous, mais à donner à chacun ce qui lui revient. Elle se caractérise par une exigence d’égalité à plusieurs niveaux.
Une justice sociale se fonde donc sur une égalité de droits entre les citoyens, ainsi qu'une juste répartition de la richesse selon le mérite de chacun. Mais si ces principes sont facilement identifiables, qu'en est-il de leur application ?
II. Mais la justice sociale est un leurre avec les inégalités naturelles et culturelles
Malheureusement, il semblerait que la justice existe dans les faits, d'abord pour les personnes aisées. Si l'on prend l’exemple du prêt banquier, il est plus facile d’obtenir un prêt lorsque nous sommes dans une bonne situation ; c’est-à-dire dans une situation financière stable. Il sera au contraire bien plus compliqué d’obtenir un prêt si on ne montre pas des rentrées d'argent régulières. D’un point de vue plus large, la fable de Jean de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste, évoque bien la situation des puissants. La morale de la fable est la suivante : « Selon que vous serez puissants ou misérables, les jugements de cour vous rendront blancs ou noirs ». L’âne, représentant le peuple avoue avoir commis une infraction dérisoire par rapport aux autres bêtes représentant la noblesse. Mais ces dernières parviennent toujours à se trouver des circonstances atténuantes. C'est finalement l’âne qui sera déclaré coupable et devra être sacrifié afin de stopper la peste. Aujourd'hui encore, les personnes aisées peuvent se payer les meilleurs avocats, avoir les meilleurs conseils, la meilleure éducation.
L’héritage rend ainsi impossible une égalité concrète entre êtres humains. Tous les enfants ne naissent pas dans les mêmes conditions ni avec les mêmes chances de succès. Sans oublier l’héritage culturel, un enfant qui ne parle le français chez lui avec sa famille est dès le départ désavantagé à l’école par rapport à ses camarades. Malheureusement il est impossible de supprimer cette inégalité à moins de tomber dans un système totalitaire. Dans son livre La République Platon imagine un système social qui serait selon lui plus juste ; il propose qu’on enlève les enfants des parents des leurs naissances afin de les répartir dans une catégorie correspondant à ses forces. Mais cette proposition serait évidemment source de traumatisme pour les enfants comme pour les parents. Outre l’héritage culturel et économique il y a le patrimoine génétique, les inégalités à l’état naturel, avec des variations physiques. Pour certains philosophes comme Nietzsche il n’est pas raisonnable de donner la même chose à des hommes inégaux. Mais on se trouve là face à un conflit d’intérêts, l’égalité étant la revendication des faibles pleins de ressentiment pour les forts ; « la revendication des droits égaux est antiaristocratiques » selon Nietzsche et prouve l’individualisme et l’égoïsme des faibles, incapables de s’effacer devant la Cité et l’intérêt de tous. L’inégalité étant ici l’argument des forts dans l’intérêt de tous et surtout favorable à la conservation de leur privilège. L’égalité est donc impossible à instaurer en raison de l’envie humaine de toujours contrôler plus. Il est évident que le point de vue de Nietzsche est radical, mais il porte une part de vérité. L’égalité n’est pas présente à l’état naturel, en ce sens l’égalité des droits à instaurer ne doit pas non plus devenir de l’égalitarisme.
Enfin, biologiquement parlant, l’homme et la femme ne sont pas égaux, en effet de légères caractéristiques diffèrent entre les deux êtres vivants. Certains sont visibles à l’œil nus et d’autres non. Par exemple la femme a un taux plus élevé d’œstrogène, une hormone produite par les ovaires qui sont les gonades femelles. L'homme quant à lui a un taux plus élevé d’androgènes (testostérone). Ces hormones contribuent au dimorphisme sexuel et à d'autres différences observables sur le corps humain. Le cerveau lui-même n’est pas asexué, il inscrit la pensée selon un point de vue féminin ou masculin. Par exemple le thème de l’amour est appréhendé différemment selon le sexe de l’individu, en effet selon si l’on est pénétré ou pénétrant on arborera une mentalité différente sur le sujet. Néanmoins le rapport sexuel n’est pas inégalitaire dans le sens ou il n’y a pas de dominé ni de dominant, mais il y a une certaine complémentarité. L’autre sexe n’est pas réellement opposé, mais plutôt complémentaire.
La justice sociale n'est donc de fait pas observée, et se trouve entravée dès la naissance par les différences de richesse, de contexte familiale, mais aussi de loterie génétique. L’égalité totale conduirait par ailleurs au totalitarisme, ce qui ne semble pas pour autant souhaitable. Faut-il dès lors abandonner l'envie d'une réelle justice sociale ?
III. La justice sociale est du moins une bataille qui permet le progrès
Mais la justice reste une envie ancrée chez l'être humain, qui doit permettre de meilleures relations entre les hommes.
Si on prend l’exemple d’une famille: une mère devrait aimer ses enfants avec la même intensité pour être juste, mais cela semble en réalité quasiment impossible, car il y a toujours des affinités particulières entre un parent et l'un de ses enfants. Et pour autant, chaque enfant demande le même amour. Cette relation asymétrique peut également se retrouver dans l’amitié. Par exemple une amitié réelle entre un patron et son employé est rendue quasiment impossible, puisqu’il n’y a pas d’égalité de faits par le rapport hiérarchique. Ce que montre Aristote lorsqu’il écrit « L’amitié est une forme d’égalité comparable à la justice. Chacun rend à l’autre des bienfaits semblables à ceux qu’il a reçus » dans l’Éthique à Nicomaque. Il précise également que l’amitié entre personnes n’appartenant pas au même rang social s’avère compliquée, car, à un moment donné, elle sera sujette à de la rancœur. Il y a donc bien une nécessité d’égalité entre les deux personnes pour avoir une réelle amitié et pas une simple relation de politesse Cette justice dans le traitement de chacun est ainsi nécessaire pour des relations des plus satisfaisantes pour le genre humain. Se sentir apprécié à sa juste valeur par ses parents, ses collègues, sa hiérarchie est ainsi indispensable pour être épanoui.
On peut aussi se sentir "floué" dès sa naissance, selon qu'on naît dans une famille pauvre, au sein d'un pays pauvre, ou dans une famille aisée dans pays très développé. L’intervention du hasard dans la vie d’un être humain doit évidemment être prise en compte par la justice sociale. Il faut donc compenser ces différences par des institutions. La sécurité sociale permet de protéger l’accès à un droit égal à la santé. L’école est aussi un facteur permettant l’accès égal au savoir. Dans l’idéal l’accès au droit signifierait par conséquent une égalité des chances en dépit de la situation initiale de vie d’un être humain. Jules Ferry a déclaré : « L’égalité, c’est la loi même du progrès humain ! C’est plus qu’une théorie ; c’est un fait social, c’est l’essence même et la légitimité de la société à laquelle nous appartenons ». Le progrès scientifique et technique va également dans le sens de l’égalité. Ainsi que l’invention de l’imprimerie, ou encore la révolution numérique sont deux choses qui ont permis de favoriser l’accès au savoir pour un grand nombre de personnes. Il y a donc historiquement un progrès vers plus de justice sociale, même si l'injustice est toujours présente.
L’État est d'ailleurs au cœur de la lutte contre les inégalités. Il tient en effet un rôle de distributeur de richesses, par l'impôt et les divers investissements publics dans la santé, l'éducation, ou encore la justice. L'État permet d'ailleurs par des programmes volontaristes à faire reculer les inégalités. Si on prend l’exemple de l’Inde, où une discrimination forte est exercée sur une partie de la population avec le système des castes, où des personnes ne peuvent utiliser le même puits que les autres et sont servies dans une vaisselle différente dans les restaurants, la religion est par certains aspects supérieure aux institutions, et donc aux avancées sociales. Mais la loi y interdit désormais le système de castes, et si dans les faits les discriminations demeurent, le cadre légal posé par l'État donne une base pour la justice sociale. Outre la loi, la discrimination positive est un principe d'inégalité institutionnalisée, destinée à corriger une inégalité de fait. Ainsi en France, il y a des lois qui établissent des quotas pour les travailleurs handicapés dans les entreprises de plus de 50 individus. Bien sûr dans les faits, la discrimination positive n’est en général pas suffisante pour combler les inégalités, car les handicapés n'ont quoiqu'il arrive pas les mêmes chances socialement que les personnes valides: combien de grands patrons, homme politiques ou d'influence de premiers plans ont ainsi un handicap visibles ? Toutes les lois et autres politiques volontaristes ne sauraient être suffisantes, mais elles sont un moteur pour abolir les discriminations les plus criantes, qui empêcheraient les filles d'aller à l'école ou les personnes de couleurs d'obtenir un logement.
Conclusion
Il n’y a pas de donc pas de justice sociale sans égalité de droits: égalité des chances, égalité dans l'éducation, égalité dans le rapport au travail et aux règles qui s'y applique. Si tout travail ou effort n'est pas équivalent, la justice sociale doit également pouvoir prendre en compte les différences dans l'implication de chacun et récompenser à juste hauteur chaque contribution à la société. Historiquement la justice sociale a progressé, avec l'abolition de l'esclavage ou les règlements pour lutter contre la discrimination des femmes.
Mais dans les faits toutes les inégalités de départ mènent à l'injustice sociale: à la naissance, nos dispositions naturelles, notre héritage culturel ou la richesse de nos parents décident en grande partie de notre avenir et de notre place dans la société. Dès lors toute justice n'est que de façade, car sans cette égalité de départ, la justice n'est qu'un déséquilibre qu'on tente de résorber, par l'école, plus largement par la diffusion du savoir, et par les politiques de discriminations positives. Si la justice sociale semble bien donc être une utopie, cela n'empêche pas de pouvoir lutter dans ce sens, et de pouvoir au moins compenser des inégalités les plus criantes, celles qui enlèvent toute chance à une personne de s'en sortir, et donc tout espoir d'obtenir, un jour, justice.