Amorce
Michel de Montaigne (1533-1592) est, avec Rabelais, la principale figure de l’humanisme. Son unique œuvre, les Essais, publiée pour la première fois en 1580, se présente comme une suite de réflexions sur différents sujets (l’éducation, la mort, l’amitié, la politique, la connaissance de soi…). « je suis moi-même la matière de mon livre » / « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». Ces deux phrases peuvent résumer l’enjeu principal des Essais de Montaigne, publiés en 1580 (107 chapitres, répartis en trois livres) : parvenir à des idées générales à partir d’événements particuliers. Montaigne a le double projet de se peindre lui-même dans les Essais et de peindre l’homme universel, ou plutôt il parle de lui pour évoquer la condition humaine dans son ensemble.
Présentation du texte
Dans le chapitre 31 du livre I, Montaigne aborde le thème de l’altérité, à travers l’évocation des peuples du Nouveau Monde (l’Amérique), que l’Europe découvre tout au long du XVIe siècle, notamment grâce aux voyages de Christophe Colomb, de Jacques Cartier, de Jean de Léry, de Cortés. Le texte est constitué de deux parties, l’une générale et abstraite, l’autre plus particulière et plus concrète.
Problématique
Pourquoi Montaigne a-t-il recours au thème de l’altérité ?
Annonce du plan
Montaigne écrit ici un texte argumentatif faisant appel à la fois à la réflexion et aux sentiments du lecteur, visant à critiquer certains aspects de la société française et à prôner un idéal de relativisme des cultures.
I. Un texte ayant une portée argumentative (visant à convaincre et à persuader)
a) Un texte argumentatif et non explicatif
Montaigne annonce dès le départ qu’il va énoncer une idée personnelle, qui lui est propre : c’est indiqué par l’usage de la première personne du singulier, dès la première ligne (« je », « mon »). Le premier verbe utilisé, « trouve », suggère à la fois une opinion ferme et une certaine humilité. Montaigne ne prétend pas avoir la vérité absolue, il écrit ce qu’il pense et essaie de justifier sa pensée dans la suite du texte. Cette humilité se retrouve plus loin dans le texte, puisque, dans le second paragraphe, Montaigne avoue avoir oublié l’une des observations des trois Brésiliens (« d’où j’ai perdu la troisième »). On est dans le genre de l’essai, c’est-à-dire dans un genre marqué par une pensée personnelle en mouvement, dans un effort pour saisir la vérité. D’ailleurs, l’œuvre est construite d’une manière libre, avec de nombreuses digressions (« pour revenir à mon propos »), et non d’une manière rigoureuse, à la façon d’un traité, qui porte la marque d’une pensée achevée.
b) Un texte convaincant
Le texte est clairement construit de façon à convaincre le lecteur, en faisant appel à sa logique, à son intelligence, grâce à une thèse, suivie de deux arguments, puis d’un exemple :
- la thèse : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation […] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». Montaigne énonce clairement sa thèse dès le début. Il reprend le mot « barbare », qui désignait chez les Grecs tous les étrangers. Les mots « barbare » et « sauvage » sont péjoratifs. Montaigne s’oppose ici à une idée reçue très largement partagée à son époque, à savoir l’idée d’une supériorité des Européens, civilisés, par rapport aux peuples « naturels », ceux du Nouveau Monde.
- Le premier argument : l’ethnocentrisme : « il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du pays où nous sommes » : on pense toujours que ce sont nos façons de vivre qui sont les meilleures : c’est ce qu’on appelle l’ethnocentrisme. Montaigne justifie sa thèse en expliquant qu’on a toujours l’impression que nos coutumes sont meilleures que celles des autres peuples.
- Le deuxième argument : grâce à une comparaison avec les fruits naturels et les autres, Montaigne revalorise les « sauvages ». Finalement, ce sont les peuples du Nouveau Monde qui sont dignes d’admiration, car ils vivent selon les lois de la nature, tandis que les Européens ont corrompu la nature. Cet argument est paradoxal, car il s’oppose aux idées reçues de l’époque.
- L’exemple : le deuxième paragraphe fait référence à un fait réel précis, que Montaigne a lui-même vécu : en 1562, pendant le règne de Charles IX, trois « sauvages » sont venus à Rouen, où on leur a présenté notre civilisation, en présence du roi. Leurs deux remarques pleines de bon sens justifient l’argument selon lequel ils vivent selon des lois meilleures que nous.Par ailleurs, le texte comporte des connecteurs logiques, marquant l’articulation du discours : « or », « mais », « en premier lieu », « secondement ».
c) Un texte persuasif
Montaigne ne se contente pas de convaincre, c’est-à-dire de faire appel à la raison de son lecteur. Il cherche aussi à le persuader, c’est-à-dire qu’il fait appel à ses émotions, à ses sentiments. Il soigne la forme de son argumentation de façon à séduire son lecteur. Par exemple, il utilise souvent, au début du texte, des structures binaires, renforçant l’idée d’opposition dont il fait le centre de son argumentation : « de barbare et de sauvage », « mire de la vérité et de la raison », « l’exemple et l’idée », « des opinions et usances ». Par ailleurs, il utilise l’ironie, pour installer une connivence avec son lecteur, à travers l’utilisation répétée de l’adjectif « parfait » : « là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses ». Il provoque la compassion du lecteur lorsqu’il évoque la condition des gens pauvres en France : « leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ».
II. Un texte ayant une portée politique et sociale (la critique de la société)
a) La valorisation des Brésiliens
Contre toute attente, Montaigne renverse les idées reçues de l’époque : dans son texte, ce sont les Brésiliens qui sont valorisés et les Français qui sont perçus négativement : l’écrivain oppose un lexique positif pour renvoyer aux fruits naturels, et donc aux peuples du Nouveau Monde (« vives », « vigoureuses », « vraies », « utiles », « vertus ») et un lexique négatif pour renvoyer à la civilisation européenne (« abâtardies », « goût corrompu »). Valorisation des fruits naturels (sauvages), contre « ceux que nous avons altérés par notre artifice ».
Finalement, le mot « sauvage » devrait plutôt s’appliquer aux Européens : « ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages ». « ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deça [notre monde, c’est-à-dire notre côté de l’océan, par opposition au Nouveau Monde, situé au-delà de l’océan], et que de ce commerce naîtra leur ruine » : Montaigne peint des gens heureux car vivant en conformité avec la nature, et que la connaissance des mœurs européennes rendra malheureux. Opposition, antithèse entre « bonheur » et « ruine ». Ce sont les Français qui apparaissent sauvages, car ils corrompent l’innocence des Indiens.
Montaigne valorise donc les Brésiliens contre les Français, et il en fait, dans le second paragraphe, les porte-parole de ses propres idées personnelles. La valorisation des Brésiliens est pour lui une façon de critiquer la société française, par l’introduction d’un regard étranger, d’un regard qui s’étonne de certaines coutumes que nous trouvons naturelles parce que nous ne connaissons que celles-ci.
b) La critique du système politique européen
Le regard étranger permet tout d’abord à Montaigne de remettre en question le système politique français, la monarchie, fondé sur la naissance : on devient roi quand on est fils de roi. Cette critique de la monarchie apparaît à travers la première remarque des Brésiliens présents à Rouen, retranscrite au discours indirect : « ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes […] se soumissent à un enfant » : les Indiens mettent en évidence le côté anti-naturel des Français : en 1562, Charles IX n’a que douze ans. Éloge du talent (« forts ») et de l’expérience (« portant barbe ») face à la naissance.
c) La critique des injustices sociales
Montaigne critique aussi les inégalités sociales, à travers la seconde remarque des Brésiliens : « ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté » : après la critique politique vient la critique sociale. Dénonciation, à travers l’étonnement des Indiens, des inégalités sociales, entre riches et pauvres. Critique très virulente pour l’époque. Montaigne est très en avance sur son temps. « et trouvaient étranges comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice » : façon de pousser à la révolte. Montaigne se livre ici à une critique de l’ordre établi. La révolte des pauvres est ici perçue comme une chose qui serait « naturelle ».
III. Un texte ayant une portée morale et philosophique (la relativité des usages)
a) La nature contre la culture
Le texte n’a pas qu’une portée politique et sociale. Il a aussi une portée plus générale, plus morale et philosophique. Montaigne valorise tout d’abord la nature par rapport à la culture. Selon lui, les Brésiliens, qui vivent selon les lois de la nature, sont plus dans le vrai que les Européens. Ils apparaissent un peu comme Adam et Ève dans le paradis originel, avant le péché originel.
Paradoxalement, les Brésiliens apparaissent même comme des meilleurs chrétiens que les Européens, alors qu’ils n’ont aucune connaissance de la Bible.
- « bien misérables de s’être laissés piper [tromper] au désir de la nouvelleté » : les Européens incarnent Satan, le Diable qui tente Adam et Ève.
- « la douceur de leur ciel » : les Indiens vivent dans une sorte de paradis originel.
- « ils nomment les hommes moitiés les uns des autres » : monde pacifié, où les hommes sont tous frères (cf. religion chrétienne). Rappel : au moment où Montaigne écrit, on est encore en pleine guerre de religion : les hommes ne se comportent pas comme des moitiés les uns des autres. Paradoxalement, les Indiens passent ici pour les vrais chrétiens !
b. La remise en cause de l’ethnocentrisme
Montaigne critique l’ethnocentrisme des Français, c’est-à-dire l’idée selon laquelle notre société est la meilleure qui soit. Cf. l’utilisation ironique de l’adjectif « parfait ».
- « notre pompe » : notre cérémonial. Les Français veulent épater les Indiens.
- « voulut savoir d’eux ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable » : ethnocentrisme des Français : ils partent du principe que leur civilisation est « admirable ». Ils ne demandent pas aux Indiens ce qu’ils pensent de leurs manières de vivre, mais ce qui les a le plus fasciné. Les Indiens sont vus comme des êtres qui ne peuvent que trouver « admirables » les coutumes des Européens.
c. La relativité des cultures
« il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation […] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » : par ce propos très célèbre, Montaigne donne naissance à une idée qui sera souvent reprise par la suite : celle de la relativité des cultures.
Montaigne utilise les habitants du Nouveau Monde (dont il soutient qu’ils n’ont rien de sauvage ni de barbare, dans l’absolu), et en particulier les habitants du Brésil, comme un exemple illustrant la propension de tous les membres de l’espèce humaine à déclarer « sauvage » ou « barbare » tout ce qui s’écarte des normes habituelles de la pensée. La thèse de Montaigne est la suivante : c’est parce qu’ils sont incapables de modifier leurs habitudes de pensée que les Européens s’imaginent, à tort, que les nations du Nouveau Monde sont composées de barbares et de sauvages.
Conclusion
Bilan : ainsi, à travers un texte argumentatif qui vise à la fois à convaincre le lecteur et à le persuader, Montaigne parvient à mettre en évidence ses idées politiques et sociales d’une part, ses idées morales et philosophiques d’autre part : il critique certains aspects de la société française (en particulier la monarchie et les injustices sociales), en même temps qu’il remet en question l’ethnocentrisme et se prononce en faveur du relativisme des civilisations.
Elargissement : ce texte fondateur constitue une avancée extraordinaire dans le monde des idées, car il ouvre la voie à l’esprit de tolérance que les philosophes des Lumières, notamment, développeront deux siècles plus tard. Voltaire dans L’Ingénu et Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville introduiront à leur tour le regard étranger pour remettre en question la société et pour prôner un idéal de tolérance entre les hommes, quelles que soient leurs coutumes, leurs manières de vivre, leur religion, leurs idées personnelles.