Questions préalables
- II s'agit ici du "vivant", et non de "la vie" : faut-il tenir compte de cette différence?
- Qu'est-ce, scientifiquement, qu'un "objet" ?
- De quelle connaissance peut-il s'agir ?
Introduction
L'existence, depuis le XIXe siècle, de la biologie comme science s'appliquant à la connaissance de la vie, peut laisser espérer que le vivant soit de mieux en mieux connu. Mais, si la biologie entend affirmer sa scientificité, il lui semble nécessaire, pour se tenir au plus près des disciplines de la matière, de procéder à une objectivation de son domaine. Or, il n'est pas évident que le vivant, en lui-même, puisse être considéré comme un objet parmi d'autres.
I. Modèle philosophique : Bergson
Dans sa critique générale du point de vue scientifique et de l'objectivation qu'il implique, Bergson ne s'est pas privé de souligner combien le regard que la science est capable de porter sur le monde aboutit à une méconnaissance du vivant et de son processus de développement. La science opère par un découpage, un morcellement du réel, de façon à y repérer des objets. Soit : des phénomènes dont le scientifique puisse se considérer comme totalement séparé, et qui soient maîtrisables (recomposables en laboratoire), c'est-à-dire d'abord analysés, puis ramenés à du répétitif.
Dans de telles opérations, ce qui est perdu, c'est l'émergence même du vivant, son inscription dans un "élan vital" ininterrompu. Le point de vue scientifique, par définition pour Bergson, reste totalement étranger à l'innovation permanente qui caractérise la Vie dans son ensemble, il n'en élabore qu'une "connaissance" caricaturale, une sorte de mise en fiches dont la nature même trahit ce qu'elle prétend étudier.
II. Portée de l'objectivation
Qu'est-ce, d'un point de vue plus épistémologique, qu'un "objet" scientifique? Son existence suppose d'abord son repérage, qu'il puisse être isolé d'autres phénomènes, en même temps qu'il se mette dès lors à la portée de protocoles expérimentaux. Claude Bernard a montré que l'expérimentation rencontre en biologie certaines limites, qui sont dues à la spécificité du vivant (résumer ses remarques, ou la version qu'en donne Canguilhem).
En fait, l'objectivation du vivant est entreprise avant même l'apparition de la biologie à strictement parler : dans le mécanisme cartésien et dans sa théorie des animaux-machines (cf. le texte en document ci-après). En ramenant le vivant à de l'étendue, Descartes l'interprète comme un fonctionnement strictement comparable à celui d'un mécanisme horloger ou technique. Certes, le vivant humain bénéficie de caractères exceptionnels, par la présence en lui de l'âme et de la pensée. Mais on aboutit ainsi à faire se côtoyer une vision objective et des données métaphysiques.
De plus, Kant a montré les défauts de cette conception mécaniste, qui ignore précisément les particularités du vivant en lui-même (capacités d'autorégulation, de génération, etc.).
III. Ambivalence d'une science objective
La connaissance du vivant se heurte - comme le soulignait déjà Kant -, à la question de la finalité : si l'on décrit le vivant comme un système, on en vient à se demander quel but il illustre ou poursuit. Nouvelle ouverture sur la métaphysique. Le fait que le biologiste appartienne lui-même à l'ensemble des vivants ne constitue pas, en soi, un problème épistémologique particulier: il est aussi constitué de molécules physico-chimiques, et cela n'interdit aucunement au physicien de faire ses recherches (s'il en était autrement, la biologie serait plus proche des sciences humaines que des sciences "de la nature").
Mais la connaissance en biologie présente une ambivalence qui, même si elle n'est pas spécifique (puisque toutes les sciences de la nature présentent la même : des retombées positives et des possibilités d'être utilisées dangereusement), semble posséder une dimension particulière. Aux retombées médicales positives (l'image sociale du bon savant ressemblant à Pasteur) s'ajoutent des inquiétudes, qui semblent fondées (possibilités de manipulations génétiques).
Ce que Comte désignait comme caractéristique positive de l'état positif ou scientifique (le remplacement des questions en "Pourquoi ?" ou "Pour quoi ?" par les questions en "Comment ?") apparaît, particulièrement dans le cas de la biologie, dans la mesure où le vivant en général inclut l'être humain, comme situant l'insuffisance ou les limites d'une connaissance d'objets. C'est que le vivant est également porteur de valeurs ou de sens, que la science ne peut analyser.
Conclusion
L'objectivation du vivant est effectuée lorsqu'il s'agit simplement d'en opérer la classification ; mais dès que l'on entreprend de connaître le vivant dans son fonctionnement interne spécifique, on se heurte non seulement à des problèmes épistémologiques, mais aussi à des difficultés éthiques. Il n'est dès lors pas étonnant que des biologistes eux-mêmes soient demandeurs à l'égard de la philosophie : ce qu'ils en attendent, c'est précisément qu'elle parvienne à leur dire comment l'objectivation doit être complétée par une considération - extra-scientifique par définition - de valeurs en jeu dans la connaissance elle-même et dans son domaine de recherches.
Lectures
Dagognet, Philosophie biologique
Canguilhem, La Connaissance de la vie
Kant, Critique de la faculté de juger, II, 1