"Les relations de l'homme à l'œuvre d'art ne sont pas de l'ordre du désir. Il la laisse exister pour elle même, librement, en face de lui, il la considère sans la désirer, comme un objet qui ne concerne que le côté théorique (contemplatif) de l'esprit." Hegel, Esthétique.
De la préhistoire à nos jours, les hommes ont toujours eu pour passions de dessiner, sculpter ou créer une représentation de ce qui se passe dans leurs esprits. Ainsi les homo sapiens dessinaient leurs proies et peurs sur des murs, les sculpteurs grecs représentaient leurs dieux sur la pierre et l’artiste moderne modélise son imagination. C’est ainsi que l’on nous répond lorsque l’on pose une question à l’homme de nos jours. Le mot «culture», prit au sens large, signifie ce que l'homme ajoute à la nature et qu'il enseigne à sa descendance. Il produit alors un monde humain qui est fonction de ses désirs (il nie le milieu), de son intelligence (il ajuste des moyens à une fin) et de sa raison (il essaie d'ajuster ce qu'il fait au raisonnable). Mais faut-il être cultivé pour apprécier une oeuvre d’art ? Pour répondre à cette question, nous essayerons de définir d’abord qu’est ce qu’une oeuvre d’art, ensuite nous ferons de même pour le terme d’être cultivé. Et pour finir, nous répondrons à la question en faisant la synthèse des deux termes.
"L'art et ses oeuvres, dans la mesure où elles sont jaillies de l'esprit et produites par lui, sont eux-mêmes de nature spirituelles." Hegel Esthétique.
On notera tout d'abord que le terme d'art est ici pris dans toute sa généralité : il ne s'agit pas des beaux-arts à proprement parlé. Il faut noter que le terme d'art n'a pas toujours signifié l'activité créatrice d'oeuvres belles. En effet, jusqu'au 18e siècle, il a été synonyme de "technique", et a englobé le domaine de l'activité humaine capable de production.
Ainsi pour Aristote, l'art est le domaine de la poésie, ou activité fabricatrice, qui, par l'emploi de règles, crée des oeuvres extérieures. Originellement, donc, l'art ne se distingue nullement de l'artisanat. Il est avant tout action extérieure, transformation de la nature, et il s'oppose par là aux deux autres domaines d'activité humaine que sont la pratique, qui est également du domaine de l'agir, si ce n'est qu'elle connote la transformation de soi par soi ou ce qu'on appelle aujourd'hui l'action morale, ainsi qu'à la théorie ou vie contemplative, qui englobe la philosophie et la science.
Connoté ainsi péjorativement en tant que l'art est du côté du travail, et non du côté du loisir philosophique de la Grèce antique, l'art en vint pourtant peu à peu à s'émanciper de son côté artisanal et strictement productif, pour désigner une activité libre si on le veut noble, dans laquelle l'artiste met sa propre empreinte intérieure sur l'extérieur, et où il transmet dans son oeuvre sa propre vision du monde, de l'homme, et même, souvent, des rapports de l'homme et du monde.
Après cette caractérisation sommaire de l'art, nous devons également préciser quels sont ses moyens d'expression essentiels, ce sans quoi il ne saurait y avoir art ou oeuvre d'art.
On serait automatiquement tenté de faire ici référence à la beauté; pourtant, comme l'a bien vu Kant dans sa Critique de la faculté de juger, la beauté est essentielle à l'expérience esthétique ou aux caractères esthétiques d'un objet, mais non à proprement parlé à l'oeuvre d'art; Kant estime même que la beauté serait à la rigueur seulement prédicable de la nature, notamment quand nous jugeons la nature belle, ce jugement est spontané et n'est médié par aucun intérêt, alors que vis-à-vis des oeuvres d'art, notre jugement esthétique estimant leur beauté est toujours douteux, médié par la culture et les raffinements de la vie en société. Lorsque l’on va dans un musée admirer des œuvres d’art, on ne nous demande pas de juger les choses que l’on voit puisque par définition, toutes les ouvres d’un musée sont des ouvres d’arts. Ainsi, on regarde une oeuvre d’art sans même avoir réfléchi par nous même si cela en est une ou pas.
D'ailleurs, sans faire référence à l'oeuvre d'un philosophe, nous pouvons ici donner comme exemple des oeuvres d'art dans lesquelles ce qui les fait être «oeuvres d'art» n'est pas leur beauté : en effet, on ne peut dire que l'urinoir de Duchamp, intitulé "Fontaine", ou encore, le "Carré blanc sur fond blanc" de Malévitch, sont "beaux" ; et pourtant, nous estimons que nous avons affaire à de l'art.
Nous préférerons alors dire à la suite de Hegel (cf. Cours d'esthétique, tome 1, Champs Flammarion) que l'art consiste essentiellement à exprimer des idées dans un matériau sensible. Son domaine d'expression privilégié est donc celui du sensible, de l'image. Son propos est de rendre visible, ou de manifester, de montrer, ce qu'il veut nous transmettre.
« Si la culture est un bien commun, théoriquement accessible, elle sépare les hommes autant qu’elle les rapproche : le moins cultivé ne peut pas comprendre le plus cultivé: «Le philosophe est un fou dangereux!» disent les prisonniers de la caverne. » Platon
«Cultivé» vient, bien sûr du mot «culture». Attention, ici nous parlerons de la «culture de l’esprit» et non de la «culture de la terre». Mais qu’est ce que la culture ? La culture pourrait être définie par l’ensemble des connaissances humaines. C’est à dire les croyances de tous les peuples, les productions artistiques, les techniques de construction ou de réparation, etc.… (« Il n’y a pas d’hommes cultivés, il n’y a que des hommes qui se cultivent », Maréchal Foch) Ainsi, être cultivé, c’est être informé d’un maximum de connaissances et de savoir les interpréter pour mieux vivre sa vie de tous les jours. C’est ce qu’a voulu dire la Comtesse Diane dans Le Pour et le Contre : « on appelle cultivé un esprit dans lequel on a semé l’esprit des autres ». Mais, la culture, pour certains, est devenue une sorte de quête, un but à accomplir absolument. Dans notre société actuelle, des gens ont tendance à classer les populations. C’est souvent les gens les « moins » cultivés qui sont exclus. Mais la culture est elle universelle ? Certes, il y a une culture qui est commune a tous, comme l’histoire de notre planète ou les problèmes qui nous sont communs. Mais, chacun à sa propre culture qui est développée selon ce qu’on aime. Prenons exemple en confrontant un défenseur du théâtre (que nous appellerons X) et un défenseur du cinéma (que nous appellerons Y). X adore le théâtre et déteste le cinéma, il ne va donc regarder que des pièces de théâtre, et va avoir une culture axée sur le théâtre. Y, de même, va avoir une culture axée vers le cinéma. Ainsi, X et Y vont avoir une certaine culture qui peut être considérée comme égale, mais leur culture est différente. Ainsi on peut parler d’être cultivé, mais pas de la même façon.
« On ne doit pas plus exhiber sa culture que ses biceps. Il faut qu’elle aille sous la phrase comme les muscles sous le vêtement. » Fernand Vanderem, Gens de Qualité
Autrement dit, quand on parle de culture, on parle souvent d’intelligence. Mais ces deux thermes sont différents. L’intelligence est à éloigner de la culture, car l’intelligence est la capacité à bien comprendre, interpréter, retenir et utiliser ses connaissances. Une personne intelligente est donc une personne qui a conscience de ce qu’est la culture, il l’a comprend, et donc il sait s’en servir ! Il ne cherche donc pas à prouver à tout le monde qu’il est cultivé.
Pour comprendre toute forme d'activité humaine et l'art entre autres, l'éducation est nécessaire. Sans culture, le vice lui-même n'est qu'une sale manie (Georges Brassens, après le divin Marquis). "Pour moi la musique, c'est du bruit" disait un de nos politiques. Pour un autre la peinture était d'autant plus belle que «c'était bien peint partout». La sophistication de certaines formes d'art, rebute ceux qui n'ont eu ni la chance ni le goût d'en étudier la genèse.
A l'inverse le "kitch" qui se veut art populaire accessible à tous, tant dans sa compréhension qui tient parfois du "roi nu", que dans son exercice.
La question que l’on serait en droit de se poser est : « Apprécier une oeuvre d’art, est-ce juger de l'habileté de l'artiste? » Chaque art demande à l’artiste d’exercer sont art à la perfection, mais le but de l’artiste n’est pas de montrer son talent, c’est de faire passer une idée. Alors apprécier une œuvre d’art, c’est apprécier l’idée qu’elle émet ? Non, car quelqu’un qui n’a pas forcement les capacités de comprendre le message de l’auteur de l’œuvre, peut tout de même dire : «c’est beau» ! Il faut donc chercher l'origine du jugement «c’est beau» dans l'amateur. Le sujet qui porte le jugement s'appuie sur une satisfaction: son admiration est d'ailleurs confirmée par l'admiration d'autres amateurs dans l'espace géographique (voir ceux qui admirent la Joconde au Louvre) comme dans le temps (Homère toujours admiré). Autant dire que la valeur d'une oeuvre d'art s'éprouve et ne se prouve pas. Le jugement «c’est beau» est un jugement esthétique (en rapport avec ce que je vois, ce que j'entends), fondé sur un sentiment de satisfaction qui prétend à l'universel, qui me détache de moi-même pour m'attacher à l'humanité comme l’ensemble des êtres raisonnables sensiblement affectés, capables de liberté.
La prétention à l'universalité du jugement: «c’est beau» est-elle justifiable? La subjectivité peut-elle dépasser la particularité pour accéder à la vérité? Ce qui s'éprouve peut-il prétendre à l'universalité? Est-il possible de résoudre la contradiction entre un jugement de goût posé par un sujet et un jugement universel, qui doit être partagé par tous? Ce que le jugement «c’est beau» exprime c'est essentiellement une satisfaction de voir, d'entendre, de comprendre ... Cette satisfaction n'est liée ni au plaisir, comme satisfaction d'un besoin, ni à la satisfaction de connaître, ni à celle du devoir accompli. Quelle est donc l'origine de la satisfaction qui fait prononcer le jugement «c’est beau»? Y aurait-il une sorte de sens commun en chaque homme? Qu'est-ce qui peut satisfaire pleinement un homme sinon la possibilité d'exercer librement ses possibilités? Comme être raisonnable, sensiblement affecté, l'homme se manifeste comme son entendement, imagination et sensibilité. Or la satisfaction du devoir exige le sacrifice des appétits, la satisfaction de la connaissance exige la détermination du sensible par le concept, et la satisfaction des appétits exige le renoncement au devoir, comme si chaque satisfaction exigeait un sacrifice, chacun ne pouvant s'obtenir qu'au prix d'un sacrifice, d'un renoncement, d'une absence: Dans le plaisir l'homme perd la conscience, dans la connaissance conceptuelle il perd l'existence et dans le devoir il sacrifie sa générosité restreinte.
La culture serait une condition essentielle pour goûter une oeuvre d'art ? Il n’y a pas d'égalité de fait face à l'oeuvre: oeuvre d'art comme construction du sens plutôt que comme don du sens; la richesse sémantique de l'oeuvre dépend de la capacité du sujet à construire le sens; par conséquent, l'éducation du regard est essentielle; plus je dispose d'expériences perceptives, plus je suis capable d'enrichir l'oeuvre scéniquement. C’est donc en ayant une culture orientée vers le type d’art que j’observe, que je pourrais ou non apprécier une œuvre d’art personnellement ! Car apprécier une œuvre d’art, c’est en faire son opinion propre et donc cela dépend de notre culture personnelle. De plus je peux apprécier une oeuvre d’art non pas parce qu’elle est une oeuvre d’art, mais parce qu’elle fait naître en moi un souvenir particulier de mon existence ou parce qu’elle touche a un sujet auquel ma culture me permet de mieux répondre, car la force de l’art, est que derrière chaque œuvre d’art, on peut interpréter chacun sa vision des choses.