Introduction
On serait tenté de faire du travail une source d'épanouissement, le moyen de s'affirmer et d'exister socialement, par temps de chômage tout particulièrement.
Le travail désigne en effet une activité consciente et volontaire, d'utilité commune. Il a, comme telle, une valeur à la fois sociale et morale.
Toutefois, il semblerait qu'une telle valeur ne puisse être assignée qu'à une forme particulière de travail, non au travail en général : d'une part, en effet, le travail salarié recouvre une période historique limitée, pour autant qu'il n'a pas toujours existé (comme en témoigne l'esclavage, dans l'Antiquité), et n'existera pas toujours. D'autre part, le travail peut n'avoir qu'une valeur économique et marchande, ce qu'atteste le cas du travail aliéné, travail mécanique, répétitif, appauvrissant.
Alors, faut-il renoncer à faire du travail une valeur en soi ? Sous quelle forme le travail peut-il conserver une certaine valeur ?
I. Non, il ne faut pas renoncer à faire du travail une valeur
a) Le travail a une valeur sociale
Le travail exige un effort et une tension de la volonté : par lui, l'homme exploite ses capacités individuelles et canalise l'énergie de ses passions (son ambition, son désir d'acquérir ou d'être reconnu par exemple), dans un but d'utilité commune. Ainsi, quelle que soit la nature du travail fourni (intellectuel, manuel, technique), l'individu apporte-t-il sa contribution à l'économie comme à la culture d'une société. Ce faisant, il établit un mode de rapport rationnel, et non plus seulement affectif, avec les autres, et se socialise.
b) Le travail a une valeur morale
Précisément, en soumettant ses appétits et désirs immédiats au pouvoir de sa volonté, l'homme au travail apprend à les dominer : ainsi le commerçant devra-t-il faire preuve de diplomatie et de patience s'il veut conserver ses clients. Patience, sociabilité, continuité dans l'effort, telles sont les qualités individuelles généralement requises pour travailler. C'est donc parce que le travail implique nécessairement la maîtrise des passions, et en ce sens, la soumission à certaine discipline, qu'il prépare l'individu à la moralité. Certes, il ne sera pas exigé d'un ébéniste, d'un boulanger ou d'un ingénieur d'être « vertueux », et s'ils agissent, c'est nécessairement dans leur intérêt propre, non par philanthropie : il reste que les vertus que l'on acquiert par son travail rendent plus à même de se comporter moralement, par respect pour autrui, donc, et non plus seulement pour réaliser un intérêt individuel.
c) Le travail a une valeur en soi, pour autant qu'il est proprement humain
Contrairement à l'activité animale (celle du castor ou de l'abeille par exemple), le travail est conscient : comme le dit Marx, en effet, le plus mauvais architecte est encore supérieur à l'abeille la plus experte, dans la mesure où il a conçu préalablement dans son esprit l'objet à réaliser. C'est pourquoi, loin de subvenir seulement à ses besoins vitaux par son travail, l'homme s'en dégage et libère, par la conscience ou représentation extérieure qu'il a de l'objet à produire ou de la matière à transformer. Le travail a une valeur en soi, pour autant qu'il est proprement humain.
Conclusion et transition
Le travail a une valeur sociale, morale, voire une valeur par lui-m^me dans la mesure où, comme activité consciente, il est ce par quoi l'homme se déprend et se libère de la nature, pour la transformer, ce que montre en particulier le cas du travail technique ou artistique.
Cependant, le travail n'élève pas nécessairement l'homme au-dessus de la condition animale ; il peut au contraire l'assujettir à une nécessité vitale et économique, en l'asservissant à une classe sociale dominante, comme en témoignent les différentes formes, anciennes et nouvelles, d'esclavage.
II. Il faut renoncer à faire du travail une valeur en soi
a) De fait, le travail n'a qu'une valeur marchande
Dans une société esclavagiste, l'esclave, par son travail, assure à sa place les besoin du maître.
Dans une société d'économie capitaliste, le travail est assujetti aux nécessités de la production. C'est ce que montre Marx, dans les Manuscrits de 1844 : La classe économique qui détient le capital achète la force de travail de l'ouvrier, dont le salaire et le temps de repos sont calculés non en fonction de la valeur (qualité et quantité) du travail fourni, mais des besoins nécessaires au travailleur pour récupérer sa force de travail et la réinvestir au profit du capital.
Ainsi existe-t-il un travail exploité, dans lequel l'homme aliène a force de travail.
Même si les progrès sociaux et l'apparition d'une série de casses intermédiaires entre prolétaires et bourgeois en ont profondément modifié le contexte, cette analyse demeure valable au moins sur un point : dans un contexte économique qui privilégie la productivité sur toute autre valeur, le travail a essentiellement une valeur marchande.
b) La « valeur » du travail est en réalité relative aux intérêts du marché
Précisément, parce que la valeur du travail n'est qu'une valeur économique et marchande, elle ne dépend plus ni de la nature objective de la tâche effectuée ni de la quantité du temps de travail ; premièrement, en effet, le travail n'a plus de valeur par lui-même : ainsi, du fait de la mécanisation des moyens de production, certaines dormes de travail deviennent-elles superflues ; la société n'a plus besoin de polisseurs de verre, par exemple. A l'inverse, d'autres formes de travail apparaissent et se développent, telles que les métiers concernant les médias, les psychologues d'entreprises, etc...
Deuxièmement, il est de moins en moins possible d `évaluer la quantité du temps de travail : comme l'atteste la disparition progressive du travail posté, on rémunère de plus en plus une personne en fonction de sa productivité, soit du résultat de son travail, non les heures effectuées pour le réaliser.
Conclusion et transition
Le travail n'a pas de valeur en soir ; il n'a qu'une valeur marchande, laquelle dépend elle-m^me des exigences de la productivité, ce pour quoi il convient d'abandonner l'idée de « faire » du travail une valeur. Une ambiguïté subsiste, toutefois, quant à la nature du travail : d'un côté, il aliène l'homme à des impératifs économiques, de l'autre, comme en témoigne le cas du travail artistique ou intellectuel, il porte l'homme à contribuer à l'œuvre de la culture en même temps qu'il est source d'épanouissement individuel. Alors faut-il renoncer à faire de toute forme de travail une valeur ?
III. Il faut renoncer à faire du travail productif, non du travail créateur, une valeur
a) L'idée de faire du travail salarié une valeur doit être abandonnée, du fait de la disparition progressive du travail
Dans le contexte économique actuel, le travail, sous la forme que nous lui connaissons, c'est-à-dire comme travail salarié, tend à disparaître : il est, pour cette raison, illusoire d'en faire la source de toute valeur, c'est-à-dire le principal moyen d'exister socialement et de se réaliser individuellement. Il convient en ce sens, à proprement parler, d'y renoncer, pour autant que cette forme de travail, dont l'apparition et le développement sont limités dans le temps, est révolue.
Or, comme le remarque Gorz, dans Métamorphoses du travail, cette disparition progressive du travail salarié dont atteste, dans les sociétés modernes, le taux grandissant de chômage, préfigure en réalité, à long terme, une libération du travail : « Pour la première fois dans l'histoire moderne, le travail payé pourra cesser d'occuper le plus clair de notre temps et de notre vie ». Néanmoins, la lutte pour la réduction du temps de travail « suppose que celui-ci cesse progressivement d'être la seule ou même principale source d'identité et d'insertion sociale », et que dominent, par conséquent, « des valeurs autres que les valeurs économiques, des activités autres que celles, fonctionnelles (...) que nous commandent les appareils et institutions sociaux ».
S'il est donc non seulement nécessaire, mais souhaitable, d'abandonner l'idée de faire du travail salarié une valeur, il est non moins nécessaire de concevoir désormais le travail autrement, comme le travail bénévole, par exemple, à vocation essentiellement sociale (tel que l'aide ou l'assistance aux personnes âgées ou en difficulté), ou encore comme travail créatif.
b) Le travail créateur élève l'homme à la conscience de lui-même.
De ce point de vue, l'époque moderne offre peut-être la possibilité de dénouer ou surmonter une situation que l'on mettait jusqu'à présent sur le compte de la nature contradictoire du travail : d'un côté, en effet, comme l'écrit Hannah Arendt, l'homme s'aliène dans la production d'objets consommables et, en ce sens, destructibles : il se définit comme animal laborans, en d'autres termes, comme esclave et otage de la société de consommation. D'un autre côté, en revanche, il crée des œuvres (politiques, artistiques, techniques), des réalisations ou objets destinés à laisser dans le temps une trace durable : c'est par cette forme de travail que s'accomplit le progrès de la culture humaine, que l'homme, en transformant la réalité, se transforme lui-même et se reconnaît, à travers ses œuvres, comme homme capable de créativité et d'invention, comme homo faber.
Ainsi le travail créateur a-t-il une valeur en soi, pour autant qu'il élève l'homme à la conscience de lui-même.
Conclusion
Le travail est apparemment une source principale d'identité et de valeur, ce par quoi il est donné à chacun de se réaliser socialement, moralement, personnellement. Or, en réalité, il est un travail aliéné, soumis aux impératifs de la productivité, dans lequel l'homme, loin de s'accomplir, se déshumanise. Un tel travail ne saurait avoir de valeur autre qu'une valeur économique.
Toutefois, l'époque moderne révèle que le travail productif, salarié, tend à disparaître et impose, de fait, de renoncer à sacraliser le travail.
En ce sens, elle invite à réfléchir sur la nécessité de concevoir autrement celui-ci, non plus seulement comme production mais comme création : s'il faut renoncer, en effet, à voir dans le premier la source de toute valeur, il convient de considérer le second comme ayant une valeur en soi pour autant qu'il révèle à l'homme son propre pouvoir sur la réalité et l'élève à la conscience de lui-même.