Peut-on ne pas savoir ce que l'on fait ?

Annale bac 1995, Série ES - France métropolitaine

Corrigé entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 27/10/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Ne pas savoir, c'est être - étymologiquement - en état d'"innocence" situation que l'on attribue à l'enfance, ou même à l'humanité pour peu qu'on admette avec Rousseau que l'humanité fut initialement ignorante de la distinction entre le Bien et le Mal. Mais de cette situation, l'enfant lui- même est appelé à sortir : vient l'"âge de raison", à partir duquel ses parents attendent qu'il sache en effet ce qu'il fait, c'est-à-dire quelles peuvent être la portée et les conséquences de ses actes. Quant à la théologie classique, elle n'admet en fait aucune innocence absolue, puisque l'enfant lui-même est marqué à sa naissance par un péché originel dont le baptême le lave heureusement.

I. Les obstacles à la lucidité

De l'homme, la tradition philosophique exige, dès Socrate, la lucidité, pas seulement du point de vue de son "savoir" théorique (le fameux "Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien"), mais surtout du point de vue moral si le mal et les comportements qu'il inspire ne sont encore, pour le même Socrate, qu'extérieurs à la volonté ("nul n'est méchant volontairement"), d'autres penseurs, tant religieux (Saint Paul) que proprement philosophes (Kant) considèrent au contraire que mal faire résulte d'un véritable choix, et que le sujet est intégralement responsable de sa conduite et de ses effets.

C'est que la même tradition souligne l'existence, dans l'homme, d'une conscience dont la double dimension, psychologique et morale, a pour conséquence son éventuelle culpabilité. Être conscient de soi, c'est aussi être conscient de ce que l'on fait : en envisager les conséquences et les retombées éventuellement nocives, et tenir compte de ces dernières pour agir autrement, c'est-à-dire "comme il faut".

Sans doute admet-on des cas d'exception, qui atténuent ou même suppriment la responsabilité ; c'est qu'alors l'individu ne sait pas ce qu'il fait. Soit qu'il soit "fou", donc soumis à des forces "diaboliques" ou au moins étrangères à la raison et perturbatrices de sa conscience ; soit qu'il soit victime de sa "passion", qui, dit-on, vient également empêcher sa lucidité de s'exercer "normalement" (et du point de vue juridique, le crime passionnel reste un crime pas tout à fait comme les autres). Dans de tels emportements, le sujet est "hors de lui", aliéné, ce n'est plus à sa volonté qu'il obéit, mais à des pouvoirs étrangers. On voit toutefois que ces exceptions supposent que soit affirmée une nette différence entre le normal et le pathologique : autant le sujet qui est dans le premier état doit savoir ce qu'il fait et en répondre, autant celui qui a le malheur d'être dans le second est excusé.

II. Sens manifeste et sens caché des conduites

Les théories freudiennes sont marquantes en ce qu'elles enseignent que l'écart entre le normal et le pathologique n'est pas, comme on le supposait, d'ordre qualitatif, mais est seulement d'ordre quantitatif: un phénomène psychique réputé normal ne s'inverse pas dans la pathologie, il connaît seulement une évolution en continuité qui lui fait outrepasser un certain seuil.

De plus, Freud montre également que la conscience n'a pas les pouvoirs qu'on lui prêtait: outre qu'elle ne représente plus, à ses yeux, qu'une petite partie (environ un dixième) de l'appareil psychique, elle est condamnée à méconnaître les raisons qui déterminent en profondeur un comportement. Ces raisons se trouvent en effet dans l'activité de l'inconscient, soit par définition de ce que la conscience ne veut et ne peut pas savoir. En conséquence, tout phénomène (mot, phrase, acte, sentiment) se trouve doté d'une double signification : le contenu manifeste -qui correspond aux intentions conscientes et à ce qui est à la portée de la lucidité, s'oppose au contenu latent, où se dissimule la signification authentique, qui échappe par définition à tous les efforts de lucidité parce qu'elle est en relation avec l'inconscient, ses désirs et ses pulsions.

Dès lors, je semble condamné à ne plus très bien savoir, sinon ce que je fais pour peu que je me prétende adulte, du moins pourquoi je le fais -ni bien entendu quelles pourront en être les conséquences sur l'inconscient d'autrui, puisque cet inconscient m'échappe encore plus, si c'est possible, que le mien !

III. Déterminisme et irresponsabilité

Peut-on en déduire la dilution de toute responsabilité ? Certains rationalistes (Alain par exemple) ont combattu les idées de Freud sous prétexte qu'elles aboutissaient à faire de chaque sujet un être irresponsable, soumis à des forces internes contre lesquelles il ne pourrait lutter. On peut noter, à l'encontre de telles réactions de rejet, que Freud lui-même n'affirme aucune conséquence de ce genre. On peut aussi faire valoir que la reconnaissance de l'inconscient ne met pas totalement en cause l'élaboration de conduites rationnelles. Outre que la psychanalyse désigne aussi la possibilité d'une cure au terme de laquelle chacun devient en mesure de comprendre un peu mieux ce qui peut le déterminer, les théories de Freud ne contestent pas la notion de responsabilité. Celle-ci peut donc continuer à se référer, par exemple, à une interprétation de type kantien, pour faire de l'homme autre chose qu'un simple vivant soumis à des causalités extérieures et dont le comportement serait entièrement déterminé, au même titre qu'un phénomène de la nature.

Lorsque Kant (ou après lui Hegel) distingue dans l'être humain un caractère empirique d'un caractère rationnel, c'est pour souligner combien la raison est une capacité d'autodétermination, qui a en elle-même le pouvoir de mettre à distance ou de dépasser toute détermination par quelque circonstance que ce soit. Même si je ne peux donc totalement éclairer les fondements de ma conduite, il doit me rester possible de maîtriser celle-ci de telle façon que ses conséquences ne m'échappent pas - pas davantage que les valeurs qu'elle prétend respecter.

Conclusion

Prétendre ne pas savoir ce que l'on fait ne serait qu'une excuse permettant d'échapper à sa responsabilité (puisque bien entendu, la formule n'apparaît que si l'on a "mal fait" : on ne l'utilise pas après avoir fait "le bien"). Mais cette excuse n'est guère acceptable, sauf si celui qui l'utilise se présente lui-même comme un être totalement soumis, et incapable de raisonner si peu que ce soit.

Tout individu qui se conçoit au contraire comme doté de raison sous-entend par là même sa capacité à établir entre son acte, ses déterminations et ses conséquences. Une relation, qui, revendiquée comme telle, lui vaudra, selon les cas, admiration ou reproches.

Lectures

Freud, Introduction à la psychanalyse
Lagache, La Psychanalyse