Molière, de son vrai nom Jean-Baptiste Poquelin, est un dramaturge et comédien du XVIIème siècle. Né en 1622 dans un milieu modeste, son père étant drapier, il fonde la troupe de l'Illustre théâtre en 1643 pour laquelle il compose des pièces tout en jouant dans ces dernières. En 1658, sa troupe est placée sous la protection de Monsieur, le frère du roi, et Molière fait jouer ses pièces devant la cour royale et Louis XIV lui-même. En 1662, il monte pour la première fois sa pièce L'École des femmes au théâtre du Palais-Royal. Cette pièce raconte les tentatives d'Arnolphe, interprété par Molière lui-même, d'empêcher le projet d'Horace, jeune premier, qui a eu le malheur de prendre Arnolphe comme confident, d'enlever puis d'épouser Agnès, la jeune protégée d'Arnolphe que ce dernier a élevé, depuis son plus jeune âge, dans l'ignorance et la solitude dans le seul but de l'épouser et ainsi d'éviter le cocuage qui est sa plus grande peur.
Cette comédie a connu un grand succès à l'époque de ses premières représentations et a par la suite été souvent rejouée. L'extrait auquel nous nous intéressons ici est la scène 4 de l'acte I, soit la première apparition sur scène d'Horace qui vient faire une confidence à Arnolphe car ce dernier est un ami de son père et sa seule connaissance dans cette ville. Ne se doutant pas qu'Arnolphe a changé son nom, il lui avoue ses sentiments pour Agnès et son projet de la séduire tout en se moquant de l'homme qui la garde enfermée. Gardant son sang-froid, Arnolphe écoute les confidences du prétendant de la femme qu'il souhaite épouser, dans le but de contrecarrer les plans de ce dernier.
Nous pouvons alors nous demander comment, au travers d'une déclaration d'amour, Molière fait la critique d'Arnolphe et de son « école ». Le texte se divise en deux mouvements, le premier, du vers 303 à 316, est l'aveu d'Horace de l'aventure amoureuse qui lui est arrivée mais sans mentionner aucune information sur la personne concernée. Dans le deuxième mouvement, du vers 317 à 327, il révèle l'identité de celle qu'il aime et critique en même temps celui qui la retient enfermée.
I. Premier mouvement, l'aveu d'Horace
Le premier mouvement est l'annonce de l'aveu à faire, on y apprend les liens entre les deux personnages et les raisons qui poussent Horace à se confier à Arnolphe.
a) Une relation de confiance
Tout d'abord le passage s'ouvre au vers 303 par la formule : « à ne rien vous cacher... » qui dévoile la nature de la relation qui unit Horace et Arnolphe. En effet on remarque le vouvoiement qui est la marque du respect qu'Horace porte à l'ami de son père. De plus les deux ont une relation de confiance puisqu'Horace lui fait une confidence. Le sujet de la confidence est dévoilé au vers suivant : « amour », l'emploi à ce même vers du déterminant démonstratif « ces » pour parler de « ces lieux » peut déjà permettre aux lecteurs ou aux spectateurs de la pièce de comprendre que le sujet de l'amour d'Horace n'est autre qu'Agnès, puisque dans la première scène, Arnolphe annonçait qu'il avait fait enfermer Agnès dans la maison devant laquelle les deux personnages sont ici réunis, cela donne donc un effet comique.
Au vers 305, l'amitié qui unit les personnages est encore rappelée : « Et l'amitié ... » suivie d'une formule qui dévoile le rapport de force entre les deux personnages : « m'oblige », on voit ainsi qu'Horace ressent une obligation à se confier à Arnolphe et qu'il a toute confiance en lui ce qui explique pourquoi, malgré les embûches qui se mettent sur son chemin chaque fois qu'il se confie à Arnolphe au sujet de ses projets visant à épouser Agnès, il continue au fil de la pièce à venir se confier à lui.
b) Une relation déséquilibrée
La réponse d'Arnolphe au vers suivant est joyeuse et moqueuse : « conte gaillard », il se prépare à se moquer du cocuage d'un homme et donc à ridiculiser ce dernier. Cette réplique d'Arnolphe révèle le plaisir qu'il prend à mettre au grand jour les problèmes des autres dans le but de railler ces derniers. On peut penser qu'il lui plaît de se moquer des autres car lui-même est persuadé d'avoir trouvé la parade parfaite au cocuage. La mention de « tablettes » montre également qu'Arnolphe souhaite rendre l'affaire publique, il ne pense pas une seconde à Horace ou à l'homme qu'il va tourner en ridicule mais seulement à la fierté qu'il peut tirer de l'humiliation de cet homme.
Au vers 308 « de grâce » met en avant, encore une fois, la relation déséquilibrée entre les deux personnages car Horace n'ordonne pas ou ne demande pas la discrétion d'Arnolphe, il le supplie de ne rien dire, c'est donc comme si il était à la merci d'Arnolphe et qu'il n'avait aucun pouvoir face à lui. L'interjection « oh » qui forme la réponse d'Arnolphe à cette supplique marque à la fois sa surprise et sa déception, il prend conscience qu'il ne pourra pas ridiculiser publiquement un homme. Cela dévoile bien le côté pernicieux de la personnalité d'Arnolphe qui est prêt à se réjouir du malheur des autres.
c) L'annonce d'un futur malheur
Les vers 309 et 310 ont une valeur prédictive, Horace utilise le présent de vérité générale : « rompt » pour présenter son argument, il fait ici une généralité et annonce par la même occasion son propre malheur sans même en avoir conscience puisqu'il fait connaître son secret à la personne à laquelle il devait le cacher. Dans la suite de sa réplique il y a une reprise du champ lexical de la confidence avec, après le terme : « secret », le terme : « avouerai ».
Au vers 312, l'emploi de l'adverbe de lieu « ici » prédit, comme l'avait fait « ces » au vers 304, que la personne dont il s'agit est Agnès qui est enfermée dans le logis devant lequel les deux personnages se trouvent. Au même vers, l'emploi du déterminant indéfini « une » pour parler de la beauté dont Horace veut faire la conquête cache encore l'identité de la jeune femme puisqu'elle n'est pas désignée comme la beauté vivant ici, mais comme l'une des beautés. De plus pour parler de ses sentiments Horace dit : « Mon âme s'est éprise », cette métaphore par laquelle il exprime son amour ne place pas Horace en sujet mais son âme, cela donne l'impression que cet amour s'est fait malgré lui, qu'il n'a pas voulu aimer Agnès mais que cet amour s'est imposé à lui, de plus le terme « âme » relève du vocabulaire du sacré et du religieux ce qui accentue encore l'impression de la présence divine dans cet amour.
Dans les vers suivants de la tirade d'Horace on voit une répétition de l'emploi de la première personne avec « mes », « je », « me », « mes », ce qui montre bien qu'il ne raconte que ses perceptions du jeu de séduction qu'il a mis en place. Agnès est mise au second plan, elle est absente de cette déclaration n'étant représentée que dans le « elle » de « chez elle » qui ne se rapporte même pas directement à sa personne. Cette absence montre bien que la jeune fille n'est pas active dans le jeu de séduction, elle subit et accepte les avances d'Horace, mais il n'est nul part mentionné qu'elle y répond.
La courte réponse d'Arnolophe : « Et c'est ? » prononcée en riant comme nous l'indique la didascalie appuie sur la volonté de moquerie de ce dernier et marque une sorte d’impatience de connaître l'identité de la femme dont il est ici question.
II. Deuxième mouvement, la révélation
Le deuxième mouvement fait office de révélation, Arnolphe, comme les spectateurs, comprennent l'identité de l'être qui est aimé d'Horace. La révélation de la personne passe d'abord par les gestes avant d'être dite comme le prouve la didascalie : « lui montrant le logis d'Agnès ». Le jeu d'acteur est donc primordial dans l'adaptation théâtrale de cette scène.
a) La dénonciation à travers la description
Par l'énonciation, la révélation est moins directe puisque le nom d'Agnès n’apparaît qu'à la toute fin de la tirade au vers 327. Au vers 317-318, elle n'est définie que par la maison où elle est retenue, ainsi que par la périphrase « un jeune objet ». L'emploi du déterminant indéfini « un » permet encore de douter de son identité et cette périphrase la déshumanise puisqu'elle se retrouve ramenée au rang d'objet, soit d'un être non doté de vie, on a donc ici une réification.
Sa description morale commence au vers 319 avec « simple à la vérité » avant d'être aussitôt interrompu par l'assertion entre virgules : « par l'erreur sans seconde d'un homme qui la cache au commerce du monde » qui est une critique directe d'Arnolphe et de l'éducation qu'il a choisi de donner à Agnès. Mettant ainsi encore une fois la jeune femme au second plan, Horace s'attaque à l'homme qui contrecarre ses plans, soit à son interlocuteur lui-même, puisqu'il qualifie « l'école » qu'il a choisi de faire à Agnès « d'erreur sans seconde ».
Il reprend la description de la jeune femme au vers suivant en utilisant la conjonction de coordination « mais » pour créer une opposition entre sa simplicité, son absence d'éducation et de culture et ses « attraits ». Cette éducation que dénonce ici Horace avec : « l'ignorance où l'on veut l'asservir » est celle-la-même que défendait Arnolphe à l'Acte I scène 1, le verbe infinitif « asservir » rend compte du pouvoir qu'a l'homme qui la retient sur Agnès qui apparaît ainsi comme une personne faible, sans aucun moyen d'agir selon sa propre volonté.
b) Une révélation comique
Des vers 322 à 324, bien que dévoilant les qualités d'Agnès, Horace fait encore tourner la description autour de ses propres perceptions alors que la jeune femme, bien qu'étant le sujet de sa réplique, n’apparaît pas. Le champ lexical de l'amour est présent à ces vers : « attraits », « engagent », « tendre » et « cœur », il rend compte des sentiments d'Horace pour Agnès bien que l'on ignore dans cet extrait tout des sentiments de la jeune femme à son égard.
Au vers 325 Horace interpelle Arnolphe « vous », c'est ici comique car il interroge Arnolphe sur sa connaissance d'Agnès alors qu'il est celui qui l'a élevée. Les deux derniers vers de sa réplique dévoilent finalement l'identité de celle qu'il aime après une longue périphrase méliorative : « ce jeune astre d'amour de tant d'attraits pourvu : c'est Agnès qu'on l'appelle ». C'est la révélation finale, plus de doute possible sur l'objet de l'amour d'Horace, que ce soit pour le public, ou pour Arnolphe.
La courte réplique d'Arnolphe en aparté révèle le choc et la douleur que lui cause la connaissance de la tromperie qui se prépare à son égard. Les exclamations rendent bien compte de la force des sentiments qui le traversent. Cette réplique est comique pour le spectateur qui voit ainsi l'échec total d'Arnolphe à protéger Agnès du monde extérieur. Finalement Molière utilise ici la figure comique du trompeur trompé, Arnolphe pensait pouvoir se moquer de quelqu'un mais il réalise que c'est lui qui est tourné en ridicule.
Conclusion
Ainsi, dans ce passage où Horace exprime t-il pour la première fois à Arnolphe son amour pour Agnès ainsi que sa prétention à la courtiser, il fait dans le même temps la critique de son confident, sans même en avoir conscience. Tout d'abord Arnolphe montre au grand jour ses mauvais côtés en se révélant être prêt à s'amuser du malheur des autres ainsi qu'à vouloir ridiculiser de parfaits inconnus, dans un second mouvement c'est Horace qui dénonce le comportement injuste qu'a le tuteur d'Agnès envers cette dernière, et fait donc la critique et de l'homme et de « l'école » qu'il met en place pour la jeune femme.
Ce texte entre en résonance avec la scène 4 de l'Acte V de la même pièce où, c'est cette fois, Agnès qui confie à Arnolphe son amour pour Horace et qui profite de cette même scène pour se révolter contre les enseignements d'Arnolphe. Ainsi dans les deux scènes, Arnolphe se retrouve bien malgré lui le confident de l'amour des deux jeunes gens et il subit des attaques et critiques directes à son encontre et sur l'éducation qu'il a donné à Agnès.