8 quatrains d’alexandrins réguliers en distiques de rimes parfaitement alternées qui exploitent savamment tous les possibles de sonorités, décrivent l’effet du vin sur ce très vieux métier qui consiste à ramasser des chiffons ou des vieux objets pour les revendre. Si on analyse avec précaution la structure narrative, on peut déceler un message de l’auteur.
I. La structure narrative ; lecture détaillée des quatrains
Les 2 premiers installent la scène : " un vieux faubourg ", plutôt sale, " fangeux ", dont on ne voit pas l’issue, " labyrinthe ", mal éclairé par un lampadaire à gaz. Le vent souffle, il " bat la flamme et tourmente le verre ", le monde " grouille " et se plaint (peut-être du vent, peut-être d’autres désagréments). Dans ce décor - où le lecteur est sollicité à voir en même temps que le poète : " on voit " - le personnage principal, " un chiffonnier ", impose sa présence par 5 verbes d’action : il " vient, hochant la tête,/ Butant et se cognant (...) Epanche tout son cœur.. ". Il émet des " glorieux projets ", et se montre indifférent à ceux qui l’entourent. L’adverbe " Souvent " indique que le spectacle est fréquent et le personnage est comparé à " un poète " qui ne prend pas " souci " de " ses sujets ", " des mouchards " : est-il le roi des dénonciateurs, et quelle vérité, quels secrets dénoncent-ils ? Ou bien ses " sujets " sont-ils ceux qui éteignent les réverbères, ses compagnons de l’aube quand notre chiffonnier commence son travail de collecter ses " tas de débris " ?
Le 3ème quatrain donne à ce chiffonnier-poète un rôle plus difficile : il était comme ivre, " butant, et se cognant aux murs ", le voilà orateur, prédicateur, prophète, prononçant " serments " et " lois ", et détenant le pouvoir de faire la justice, de décider du Bien et du Mal. Mais surtout il est ivre d’un vin très particulier : " sa propre vertu ". Avec le ciel, " le firmament " en guise de " dais ", comme pour un trône royal, notre chiffonnier s’élève au dessus de la foule et dispense le Bien tout en étant conscient de sa propre splendeur.
Le 4ème quatrain et les 3 premiers alexandrins du 5ème étendent la description de la foule, " ferments orageux ", qui adule notre prophète.
Sur le ton du discours rhétorique, " Oui, ces gens... ", on assiste à une analyse dramatisée de Parisiens malheureux, "harcelés ", " moulus ", " tourmentés ", " éreintés " par les conditions de vie : on note le type de souffrance physique et mentale que causent " les chagrins de ménage ", " le travail ", " l'âge ", mais on imagine difficilement en quoi consiste le " tas de débris " qui les fait plier. Leurs " chagrins de ménage " deviennent " batailles " d’où ils " reviennent " " blanchis " (hagards ?), les moustaches pendantes : s’agit-il des " chagrins ", du " travail ", de " l'âge ", qui sont perçus comme une guerre que chacun doit entreprendre ? ou bien est-ce le résultat d’un abus de " futailles " (tonneau pour vins et liqueurs) auquel on assiste ici ? Les " compagnons " et " les vieux drapeaux " nous donnent l’indice d’une certaine solidarité entre hommes dans ce " vomissement confus de l'énorme Paris " de 1850.
Le dernier alexandrin du 5e quatrain enclenche 2 propositions exclamatives au présent descriptif qui éclairent tout à coup le type de drame auquel nous assistons d’un éclat triomphal : toute cette foule qui grouille dans ce vieux faubourg et qui entoure et adore un chiffonnier-poète-prédicateur, voilà qu’elle est elle-même accueillie triomphalement par " les bannières, les fleurs et les arcs... ". Les articles définis dénotent comme d'habitude de ce genre de cérémonie comme si ce genre d’accueil était entré dans une tradition. La magie est " solennelle ", "l’orgie "est " étourdissante et lumineuse ", c’est une orgie de cris de joie, de " clairons ", " tambours ", " soleil ". L’ivresse du chiffonnier est devenue ivresse d’une foule au travail qui est elle-même devenue ivresse " d'amour " du peuple en délire. Quel message est-il transmis ? Quel sens l’auteur veut-il donner à ce décuplement de l’ivresse ?
Les 2 derniers quatrains dénouent l’énigme : le vin est une richesse inestimable pour " l'Humanité frivole ", véritable " Pactole " (rivière légendaire de Lydie qui roulait des paillettes d’or et qui rendit Crésus si riche), il " règne " dans la vie de l’homme " par le gosier ", il lui permet de supporter " la rancœur ", " l'indolence " et tous ses autres chagrins. A l’égal de Dieu qui invente " le sommeil " pour consoler l’humain des souffrances qu’il endure, " le Vin, fils sacré du Soleil ! " lui apporte l’ivresse.
II. Vers les sens du poème
Les " chiffonniers ", au pluriel dans le titre, collecteurs de débris de toutes sortes, sont une corporation dont l’activité est aux yeux du poète, représentative et symbolique du français du XIXe siècle et plus précisément du bourgeois parisien. Accumulation de biens , de titres, de gloire, les artistes aussi -peintres, écrivains poètes- sont à la recherche d’honneurs de toutes sortes.
Mais les chagrins, les difficultés l’emportent sur les moments de joie, et ceci dans toutes les couches de la société. Pour les endurer, avoir le courage de continuer à vivre, " le Vin " est là, véritable miracle, paradis sur terre.
Cependant, le spectacle de ce peuple au travail porte, aux yeux de poète, une promesse, un " ferment orageux " (vers 4). Est-ce une révolution populaire qui gronde à nouveau dans les foyers des Parisiens ? Est-ce le perception poétique du labeur des couches populaires ? L’auteur verrait en ces hommes un espoir, un " ferment " de changement à venir.
Baudelaire a peut-être pressenti les misères qui découleront d’une société de consommation et d’accumulation. Il a vu d’avance l’importance que prendra chez l’homme le comportement de fuite, d’oubli d’un quotidien difficile à supporter. Cette fantaisie allégorique montre d’une manière enjouée, humoristique, caricaturale, parfois volontairement énigmatique l’impact que peut faire l’ivresse sur les classes populaires. Le vin est une sorte de bonheur quotidien, un paradis accessible.