I. Questions d’observation
1) Sur quel enchaînement de modes verbaux le poème est-il construit et quel effet produit cet enchaînement ?
On doit relever l’indicatif du présent dont la fonction est d’installer le décor , " l'espace ", et de décrire le mouvement permanent, la " calenture " ; l’impératif exprime le souhait prononcé comme un ordre par le locuteur ; l’indicatif du futur formule l’espoir du poète. Ces oppositions créent un mouvement dramatique où le poète est personnage central.
2) Etudiez les octosyllabes. Que constatez vous quant à leur rythme et quel mouvement cela crée-t-il ?
On peut relever les césures irrégulièrement réparties. Les chiffres indiquent le nombre de pieds constituant un hémistiche :
v. 1 : 3 + 5, (hémistiche de 3 pieds, césure, hémistiche de 5 pieds)
v. 2 : 2 + 4 + 2
v. 3 : 2 + 3 + 3
v. 4 : 3 + 3 = 8
v. 5 : 5 + 3
v. 6 : 5 + 3
v. 7 : 3 + 2 + 3
v. 8 : 2 + 4 + 2
v. 9 : 3 + 3 + 2
v. 10 : 4 + 4
v. 11 : 5 + 3
v. 12 : 2 + 4 + 2
v. 13 : 3 + 3 + 2
v. 14 : 5 + 3
Cette irrégularité détermine des hémistiches de longueurs inégales, ce qui crée un mouvement saccadé de surprise et d’inattendu. Cependant cette irrégularité est englobée dans un sonnet construit en 2 quatrains : (les majuscules indiquent les rimes masculines ; les minuscules indiquent les féminines) : aa BB ; cc/BB et 2 tercets d/E/d ; F/g/g où, bien que les rimes féminines et masculines n’alternent une à une que dans le 1er tercet, le mouvement général est celui d’un sonnet d’octosyllabes.
Donc dans un rythme global qui donne une impression générale de régularité, s’inscrit un mouvement fait d’à-coups, de surprises, qui exprime le sentiment particulier d’un personnage et d’un auteur.
Les irrégularités sont d’autant plus porteuses d’effets :
- 4 vers seulement sont césurés en 5 + 3 (vers 5 et 6 du début du 2ème quatrain et vers 11 et 14 qui clôturent les 2 tercets)
- 3 vers en 2 + 4 + 2 (le vers 2 du 1er quatrain et le dernier du second ; le vers 12 qui entame le second tercet)
- 2 vers en 3 + 3 + 2 (le 1er du 1er tercet et le second du second tercet, avant dernier vers du sonnet)
- 1 vers en 3 + 5 (vers 1) ; 1 vers en 2 + 3 + 3 (vers 3) ; 1 vers en 3 + 2 + 3 (vers 7) ; 1 vers en 4 + 4 (vers 10)
C’est dans les quatrains que l’on trouve le plus de césures uniques.
En observant le sens de chacune des propositions (4 propositions exclamatives aussi inégalement réparties mais dont on note une progression croissante dans le nombre des vers qui constituent ces propositions ; 1 vers ; 3 vers ; 4 vers ; 6 vers) on peut déceler une certaine logique dans l’irrégularité des hémistiches : plus la proposition exclamative est longue, plus elle comporte des types de césures qui en reprennent d’autres ( vers 11, 14, 12).
Au contraire, plus elle est courte, plus elle comporte des césures de type unique (vers 1, 3, 4, 7). Cela peut signifier de la part du poète un désir d’exprimer un échec dans sa volonté de dépassement, de fuite.
II. Question d’analyse
Montrez par quelle utilisation de la langue, l’auteur lui donne un sens particulier.
Un personnage, un monologue, un décor
On peut distinguer le type de personnage qui prend la parole comme dans un monologue de théâtre et le type de décor créé par les images qu’il évoque. En effet, le locuteur est un cavalier à " cheval sur le vin ", monture imaginaire et symbolique à laquelle le lecteur peut donner la forme qu’il veut : Quel sorte de cheval peut être " le vin " ? Est-il l’animal vivant, ivre et incontrôlable comme on peut l’imaginer sous l’effet du vin ? Ou bien est-ce un grand objet symbolique que l’on peut chevaucher , un tonneau de vin, une bouteille géante ?.. Sa " calenture " est d’une constitution particulière, elle n’a ni " mors ", ni " bride ", ni " éperon ".
Mais le cavalier ne manque pas d’audace ni d’ardeur d’autant plus -le titre du poème nous le fait comprendre- qu’il entraîne son aimée à qui il s’adresse probablement dès le 1er impératif : " partons ! ". Les " deux anges " qui introduisent le second quatrain confirment cette interprétation ainsi que le pluriel du participe passé " balancés ". L’appellation " Ma sœur ", qui introduit le dernier tercet nuance cette perception de l’amante : le substantif " sœur " connote un amour spirituel qui rapproche les âmes plutôt que les corps.
Le cavalier se fait cependant chevalier à la manière épique, qui enlève sa belle (corps et âme) pour fuir : " Nous fuirons sans repos ni trêves/Vers le paradis. ". Et cet enlèvement contribue à placer les " amants " dans une perspective surhumaine, dans un autre monde, soit celui des contes de fées, dans " un ciel féerique ", soit celui des écritures bibliques, dans un ciel " divin ", ils sont " deux anges ", poursuivant un " mirage lointain ", " nageant ", " Vers le paradis ".
Néanmoins, c’est le décor environnant cet équipage qui donne couleurs et mouvement au sonnet : " l'espace est splendide ", le " ciel féerique et divin ! ", " le bleu cristal du matin ", la cavalcade se fait irréelle, dans l’air ou sur les flots, " balancés sur l'aile/Du tourbillon ", comme dans ces représentations picturales où des dieux conduisent des chars fougueux à travers ciel et mer. La référence ici au goût de l’auteur pour la peinture de son époque dont il était un critique avisé -on pense aux Curiosités esthétiques (1868) - serait adéquate.
Champs sémantiques
Mais l’accent doit être mis sur l’utilisation judicieuse de certains champs sémantiques :
1) Celui du temps, où les seuls marqueurs " Aujourd’hui " et " matin " suffisent à instaurer un moment particulièrement clair, " bleu cristal " de la journée. Le " ciel féerique " peut être celui de l’été ou du printemps plus propice à l’enivrement des amants. Mais le poète joue sur un type spécial d’ivresse davantage dû à la beauté du paysage " splendide " et à la résolution du cavalier-poète de partir dans ce " ciel féerique " plutôt qu’à l’effet du vin.
2) Celui d’un espace " splendide ", " bleu ", " lointain ". On note que c’est à partir de la terre que l’espace paraît bleu." L’aile " qui balance " mollement " les amants connote un vol d’oiseau dans un " tourbillon " d’orage ou de nuages.
3) Celui d’un équipage à cheval où " mors ", " éperon ", " bride " constituent une chaîne sémantique qui, même si elle est niée par la préposition " sans ", impose la " calenture ", vieux mot d’origine latine dont on ne sait s’il faut entendre calèche, voiture ou un solide arrimage dans la cale, la base, la structure du vaisseau, ce qui est le sens original du verbe caler.
4) Celui de l’élément marin où " calenture " aurait un sens nautique. Le " tourbillon " serait celui d’une mer agitée sur laquelle les " amants " voguent, " mollement balancés " sans danger de naufrage puisque la " calenture " est " implacable ". Le participe présent " nageant " du dernier tercet accompagne et précise cette évocation aquatique ; mais le couple est ici dans un contact physique avec la mer puisqu’il nage " côte à côte ".
5) Celui de la souffrance physique et mentale que les expressions " torture ", " implacable ", " nous fuirons sans repos ni trêves " mêlent à celui de la fuite et introduisent judicieusement dans le sentiment dominant du poème.
Celui du rêve, de l’irréel où dans un monde " parallèle ", dans un " délire ", le cavalier, rêveur éveillé, suit un " mirage lointain ", à la poursuite d’un " paradis ", " le paradis de mes rêves ".
Thème fondamental
Cette analyse des champs sémantiques facilite l’isolement du thème fondamental qui est celui d’une investigation poétique consciente, " tourbillon intelligent ", à la recherche de " paradis " fortement inspirateurs et détenteurs d’un Graal, d’un bonheur, d’une délivrance susceptibles de soulager le poète de sa souffrance qui le " torture ".
Le paradis artificiel - recherché ici à partir d’une combinaison du thème du vin à celui de l’amour des amants - atteint une dimension proprement philosophique qui est celle de l’aspiration ancestrale au paradis terrestre, celle de l’insatisfaction sempiternelle de l’humain.
Les Fleurs du mal en sont une variante poétique intéressante.