C’est un sonnet de type classique constitué en alexandrins réguliers :
de 2 quatrains en rimes embrassées (a, BB, a ; et C, dd, C), les rimes féminines étant tour à tour à l’extérieur et à l’intérieur de 2 tercets composés identiquement de 2 rimes féminines suivies d’une rime masculine " suffisante "(ee, F ; et gg, F).
C’est un agencement syntaxique de type particulier qui pour créer un effet d’attente et de surprise reporte aux tercets les propositions principales porteuses des idées clés du sonnet.
Les tentations et les paradis artificiels sont ainsi traités à des niveaux différents.
I. Le traitement des tentations
La " femme galante ", le vice du " joueur ", le " baiser libertin ", la " musique énervante et câline ", toutes ces tentations sont évoquées sans ordre logique avec une richesse inégale d’images et de comparaisons pour rendre la sensation de déséquilibre qui est celle du " solitaire " annoncé dans le titre, homme seul voué à ses vices et tous les pièges de la grande ville : le plaisir, l’argent, la souffrance.
Le poète compare longuement le regard d’une femme à un rayon de lune qui se reflète dans un lac : il veut appesantir la singularité de ce " regard singulier " qui se pose sur lui comme une fatalité rendue par tout le 1er quatrain où la sonorité nasale (AN), évocatrice de lourdeur et de lenteur, domine dans les 4 rimes, encore alourdie par les 2 pronoms relatifs " qui " et " que " et la conjonction de temps " quand ", 3 sonorités dures qui introduisent les 3 derniers alexandrins de ce 1er quatrain. Il évoque ainsi la puissance irrésistible de ce regard féminin et installe l’atmosphère de son sujet : la faiblesse inhérente à l’homme.
Au contraire, une description très courte de la situation du " joueur " impose en termes courts et explicite le drame de celui qui joue son dernier " sac d'écus " et qui risque de tout perdre. La " maigre Adeline " (prostituée ou personnage d’opérette ?), évoque un danger moins lourd avec son " baiser libertin " ; et la " musique énervante " est encore moins dangereuse moins présente, elle semble venir de loin comme le " cri lointain de l’humaine douleur ". L’auteur procède ainsi à une progression décroissante de la présence du danger. Il est intéressant de remarquer qu’il place " l’humaine douleur " au bout de cette progression mais à un point stratégique du sonnet, exactement entre les 2 mouvements que sont les quatrains d’une part et les versets de l’autre. C’est la manière de l’auteur de prétexter une comparaison entre 2 domaines éloignés (la musique et la douleur) pour amener dans un mouvement qui l’accentue l’idée essentielle et obsédante de son œuvre, " l’humaine douleur ".
L’impact du sonnet explose dans les tercets. Représentative de la tentation la plus intéressante pour le poète, la " bouteille " devient un personnage doué d’attention et de profondeur. Humanisée avec une " panse ", la capacité de féconder, de verser " l’espoir, la jeunesse et la vie ", elle est placée sur un piédestal telle une déesse que l’on invoque et à qui l’on voue un culte : le poète " au cœur altéré " en devient " pieux " ; la double diérèse (poè te pi eux) indispensable pour respecter le rythme de l’alexandrin, marque un arrêt sur cette piété inattendue, comme une pause nécessaire, un agenouillement obligé devant la déesse bouteille. Mais c’est une piété orgueilleuse qui va donner au " poète pieux " l’accès à la divinité puisque le Dieu Vin " nous rend triomphants et semblables aux Dieux ! ". En faisant du contenant et du contenu de cette bouteille un être vivant déifié, doué de sentiments et de bonnes intentions à l’égard de l’humain, l’auteur défigure la relation de tentation et de dépendance entre l’homme et le vin et en fait une amitié chaleureuse où loin d’être esclave de son vice, l’homme devient son égal, et bien davantage, - Baudelaire le met en exergue dans le finale triomphant de son sonnet- il y puise force et puissance pour maîtriser, dépasser, dominer toute faiblesse humaine et au moyen de " l’orgueil, ce trésor de toute gueuserie ", égaler les Dieux. Un chapitre du " Poème du haschisch " (Les Paradis artificiels) développe cette vision de l’homme-Dieu.
II. Le traitement du Paradis artificiel
La solitude accompagnant cette vision très singulière de la réalité, " Le vin du solitaire " apparaît comme représentatif de la vision baudelairienne de la condition humaine. L'attirance des plaisirs faciles devient sous sa plume bien plus qu'un moyen de supporter " l’humaine douleur ", la garantie d’atteindre une certaine béatitude, un " Paradis ". Dans " Le poème du haschisch " (Les Paradis artificiels), l’auteur parle de l’homme comme " Ce seigneur visible de la nature visible " qui a voulu créer le Paradis par " l’ivresse solitaire ".
Pourquoi dès lors s’interdire de sentir dans le Vin des " baumes pénétrants " quasi mystiques ou miraculeux ? Pourquoi s’empêcher de transformer " toute gueuserie " en un " trésor " que nous nous devons de détenir avec " l’orgueil " ? Confronté très jeune à une solitude douloureuse (Il perd son père à 6 ans), Baudelaire puise dans sa souffrance et dans celle que lui causaient toutes ses tentations une façon de réinventer le bonheur, de transformer les faiblesses humaines en un Paradis d’où il puisera son inspiration poétique.