Ce poème appartient - avec " Zone ", " Marie ", " Corps de chasse " et " Le voyageur " au " cycle de Marie ", le peintre Marie Laurencin aimée en 1907.
L’auteur est ami de Picasso (qui lui a fait connaître Marie) et de Max Jacob depuis 1904. La critique d’art et l’esthétique cubiste influencent l’auteur dans son expression poétique de thèmes d’amour lancinant et malheureux. Aussi, les poèmes inspirés par Marie - de 1907 à 1912 - n’expriment pas directement et explicitement cette douleur d’amour, mais une profonde tristesse y est décelable. Le lieu que représente le pont Mirabeau de Paris est sur l’itinéraire du poète vers le quartier d’Auteuil où habitait Marie Laurencin.
4 strophes - " un tout qui se referme en un mouvement tournant " - de 3 décasyllabes dont le deuxième a été séparé en 2 vers, l’un de 4 syllabes, l’autre de 6, ce qui crée un effet particulier de rythme lent et languissant, accentué par les deux heptasyllabes du refrain.
I. Le mouvement du poème
Strophe 1 : L’absence de ponctuation donne à " Et nos amours " une dominance ambiguë : est-ce le sujet de " coule " - comme " la Seine ", ou bien le complément de " souvienne " ? Le souvenir revêt l’image du fleuve qui coule sous un pont : Peine et joie alternent dans un " doute " lancinant créé par l’interrogation ou l’exclamation du modal " Faut-il " suivi du subjonctif présent.
Strophe 2 : Les mains du poète forment un pont avec celles de sa bien-aimée, leurs regards aussi " face à face ". C’est le souhait de stabilité et de fidélité que formule le poète avec l’impératif " restons ", tandis que continue à s’écouler l’onde " lasse " d’être sans cesse regardée : effet d’opposition entre le mouvement du fleuve qui passe avec lassitude et les amants qui s’aiment et qui espèrent sans se lasser.
Strophe 3 : La répétition de " L’amour s’en va " intensifie la perception fugitive et négative de l’amour, ce qui précise l’impression de douleur que donne le rythme particulier du poème. Cadence hésitante, heurtée : " cette eau courante " et " la vie est lente " créent un effet d’opposition de rythme, l’une rapide, l’autre lente. D’autre part, " vie est lente " et " violente " créent une équivoque en rimant sur plusieurs syllabes et mettent en relief " l'Espérance ". La force optimiste que ce mot suggère l’emporte sur la destinée éphémère de l’amour.
Strophe 4 : Le dernier vers répète le premier vers du poème, évoque l’image du pont immobile et crée un effet de boucle qui se referme sur le début. Le temps passe dans le rythme de l’eau qui coule et, comme elle, il ne revient pas ainsi que l’amour heureux. La conjonction de négation " Ni ", répétée 2 fois martèle le sentiment de désespoir que provoque le destin irréversible du non-retour.
Les rimes féminines de chaque strophe (vers 1-3-4) embrassent l’unique rime masculine (vers 2) comme l’eau et l’éternité englobent, noient la vie d’un individu. Mais c’est la répétitivité des sonorités (- ou -, - on -, -i-, - a -, -o-, -è-) qui crée une tristesse belle et profonde, suggestive d’une douleur qui dépasse celle de la déception amoureuse pour atteindre un accent incantatoire. Celui-ci soulève les questions fondamentales de l’existence et du temps qui passe et nous dépasse.
Le refrain : Les 2 vers des 7 syllabes du refrain étonnent par l’irrégularité de leur rythme par rapport à celui des strophes et par le sens d’incantation à la mort qu’ils évoquent en même temps qu’une solennité de la présence du poète conscient : " je demeure ".
II. L’expression de l’amour déçu
C’est la qualité particulière du rythme et des sonorités choisies qui donne son accent unique à l’expression de cette peine d’amour.
Un rythme lent, interrompu avec précaution de douces accélérations, exprime comme dans une valse-hésitation, les mouvements diffus d’un cœur qui saigne en silence. Les dix syllabes de la majorité des vers instaurent un rythme de respiration que les vers 2 et 3 de chaque strophe cassent pour créer le souffle légèrement haletant de la douleur endurée.
Le rythme inattendu du refrain crée ce même effet de cassure : 7 pieds forcément découpés en 4 et 3 à cause du sens ; les 4 pieds de " Vienne la nuit " reprennent les 4 pieds de " Et nos amours ", " L'amour s'en va ", " Ni temps passé " pour donner à la douleur un ton léger, comme pour la rendre plus supportable. Au contraire, à l’enjambement des vers 2 et 3 de la 2nde strophe, l’effet de cassure n’est pas sensible à l’oreille, comme si " Le pont de nos bras " (nos mains jointes) pouvait réparer, guérir la déchirure évoquée.
Mais pour l’œil, l’effet de rupture demeure :
" [i]Tandis que sous
Le pont de nos bras passe[/i] "
Deux types de rythmes différents se répondent : celui de la Seine qui coule lentement et celui de "l’heure " qui " sonne " comme un glas. Mais les deux sont tout aussi puissants, majestueux et doués d’une force et d’un poids qui dépassent le poète solitaire. Aussi, ces deux éléments porteurs des deux rythmes majeurs du poème, sont ils susceptibles de dépasser, envahir, noyer la douleur du poète à moins qu’ils soient à même d’en représenter les ravages.
Les sonorités - très particulières aussi - sont incluses dans ces effets de rythme.
Les sons liquides (L- M- N) englobent les rares consonnes sifflantes (S) et fricatives (R-F) comme une eau très froide ou très chaude peut calmer une douleur, comme un bruit assourdissant peut distraire un moment d’une pensée triste, comme un torrent, un orage, ou une tempête en mer peuvent momentanément faire oublier sa peine.
Le son et le sens de " Seine " appellent ceux de " souvienne ", " peine ", " Vienne ", " reviennent ", " semaines " dans un mouvement de flux et de reflux comme la peine du cœur que le poète ressasse sans pouvoir l’oublier.
Le martèlement du subjonctif présent de souhait " Vienne ", privé de sa conjonction " que ", comme pour laisser venir la nuit apaiser avec douceur le mal que ressent le poète, frappe 4 fois au début des 4 refrains comme les coups sourds d’un cœur que l’on sent battre sous sa poitrine ou comme le glas qui " sonne l’heure " et qui provoque un frisson quand on l’entend de loin.
Le son et le sens de " coule " donnent aux mots en [ou] le mouvement continu de l’éphémère et de l’inéluctable : " amours ", " jours ", " souvienne ", "Sous le pont ". " Les jours " marquent à chaque refrain le retour quotidien d’une douleur morale qui perdure, qui, en même temps que la conscience du poète, " demeure ". La répétition de " Passent " reprend celle de " face à face ", dénonçant la fragilité et la brièveté d’une liaison amoureuse dans le temps qui passe.
" L'Espérance ", transformée en nom propre par la graphie de la majuscule, demeure le seul moment optimiste d’une poésie qui est toute désespérance. Sa qualification exclamative de " violente " révèle la violence de la douleur sourde et " lente " que vit et écrit Apollinaire.
Conclusion
Le Pont Mirabeau est considéré comme un chef-d’œuvre de la poésie du siècle en raison de sa rigueur et de sa tenue toutes classiques pour exprimer un rythme et un mouvement d’une teneur tout à fait innovante. Les innovations audacieuses qui y sont opérées - l’absence de ponctuation et la " rupture " graphique du décasyllabe - le mettent au rang des œuvres phares de la poésie moderne.