Alcools, dont le titre primitif était eau de vie est paru en 1913. Notre poème est le second du recueil. Il date de 1912, époque de la rupture avec Marie Laurencin ; Le pont Mirabeau a pour cadre Paris comme la Zone qui le précède. Et il est suivi par la chanson du mal-aimé qui traite aussi du thème de la rupture amoureuse.
Ami des peintres Derain et Picasso, Apollinaire est sensible à la nouvelle esthétique cubiste. C’est cette modernité que l’on retrouve dans nos vers inscrits pourtant dans la tradition de la poésie amoureuse. C'est un poème de l’ambivalence : ancien et nouveau , un chant de la rupture, un poème qui possède la fluidité de l’eau et la fixité de la pierre.
I. Un poème ancien et nouveau
1) Ancien
- Apollinaire a choisi le grand vers lyrique : le décasyllabe. Chaque strophe se compose de trois vers aux rimes féminines suivies qui auraient du former un tercet.
- L’ensemble est composé comme une chanson avec son refrain sur l’amour malheureux et la fuite du temps.
- Le sujet (l’amour) est traditionnel.
- Certaines tournures présentent des formes archaïques «Faut-il qu’il m’en souvienne », « nos amours ». On peut remarquer l’ambiguïté du subjonctif « Vienne la nuit » qui peut correspondre soit à un souhait (que vienne l’heure du RDV) soit à une opposition (bien que l’heure vienne, je suis seul).
Cette ambivalence des mots et des constructions fait basculer le poème vers la modernité.
2) Moderne
- Le grand vers lyrique est rompu, brisé en deux (4+6), ce qui donne une rime masculine isolée, comme le poète. Le vers est à l’image de la rupture amoureuse.
- L’absence de ponctuation favorise la fluidité du poème et son ambiguïté en multipliant les sens possibles.
- Un calembour est composé par la diérèse vi-o-lente = vie-eau-lente et évoque la lenteur de la vie qui passe.
- « Comme », lui-même a plusieurs valeurs : adv. exclamatif, conj. de cause, temps, comparaison.
Nous allons voir que le même jeu suggère à la fois un temps immobile et circulaire, éternel et passager.
II. Le temps, l'eau, le pont
1) Un présent éternel
- « Sous le pont Mirabeau coule la Seine » : Vérité générale, présent immuable.
- Certains adverbes renforcent cette éternité : « toujours » ; les deux négations « Ni temps passé ni les amours reviennent » jouent le même rôle. Rien ne reviens, tout s’échappe. Enfin nous avons les « éternels regards ».
2) Le temps cyclique
- Le dernier vers et le premiers sont les mêmes : ils forment une boucle.
- Le refrain revient après chaque strophe et évoque le retour des heures.
- La temporalité est circulaire. Elle emprisonne le poète sur le pont pendant que l’heure tourne et que le fleuve coule.
« Je demeure » = je reste/réside/meurs.
3) Le pont
-L’amour s'en va comme l’eau courante, comme la vie, et les allitérations en –l- la font couler plus vite. « des éternels regards l’onde si lasse ».
- La répétition des mots, des verbes de mouvement souligne ce flot continu.
- Seul le pont est immobile et le poète le fixe dans son vers.
- La construction est solide, à partir de formules fixes et symétriques (cf. vers 7). L’impératif « restons » durcit encore le vers.
- Ils se font face. Ils renvoient à tous les couples qui voudraient fixer les moments heureux .
« comme l’espérance est violente », comme elle est forte : On ne renonce jamais à espérer. On tente de fixer le temps dans le poème et la mémoire.
Conclusion
Le poème assimile la fuite de l’eau à celle du temps et donc à la perte de l’amour.
La Seine devient le symbole des amours qui passent le pont celui de la fidélité du poète, immobile et solitaire entre deux rives. Son poème ainsi fait le pont entre présent et passé, entre la vie et l’éternité.