Alcools est un recueil dont le titre énonce l’enjeu : le terme est symbolique de l’attitude du poète épris de toutes les formes de vie, enivré par toute la dimension poétique qu’il sait voir, parti pris d’existence autant que parti-pris d’écriture, car la vie est un alcool qui tout à la fois brûle et enivre, enthousiasme et meurtrit : « Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie / Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie ».
Sur le plan biographique, « Le Pont Mirabeau » a été écrit par Apollinaire après sa rupture avec Marie Laurencin, jeune femme peintre avec laquelle il eut une liaison. Toutefois le poème ne comporte aucune marque autobiographique.
Sur le plan littéraire, le texte se situe dans la tradition des poèmes écrits sur le thème de la fuite du temps liée au souvenir d’un amour perdu : « Le Lac » de Lamartine, « Tristesse d’Olympio » de Victor Hugo, « Souvenir » D’Alfred de Musset.
Sur le plan de la structure du recueil, le poème est le second du livre, poème court succédant à un long, poème classique succédant au poème de conception moderne « Zone », et ce type de succession correspond semble-t-il à des principes commandant la composition d’Alcools.
Le titre évoque le pont qu’empruntait Apollinaire pour venir d’Auteuil au Quartier Latin et il ne correspond pas au stéréotype du pont de bois ou de pierre. C’est un pont métallique incarnant sa volonté de chanter le monde moderne qu’il a manifestée dans le poème qui précède, « Zone ». Pour le reste, le poème ne sera pas descriptif car le pont a surtout une valeur de symbole.
I. Structure
Le poème commence par une constatation faite au présent de l’indicatif qui installe le lecteur dans le présent de la méditation du poète.
Au vers 4, l’imparfait et l’adverbe « toujours » renforcent l’impression de durée en indiquant le caractère cyclique et inéluctable du retour de la joie après chaque peine.
Dans la deuxième strophe, le poète fait resurgir les amours passées et ce présent pourrait correspondre à un effort de résurrection du passé.
Dans la troisième, on revient au présent de la méditation après l’échec de résurrection du passé.
Dans la quatrième, c’est un présent en usage dans les vérités générales car le phénomène est donné comme inhérent à la condition humaine.
Dans les refrains, tous les substantifs constituent des mesures de temps. C’est d’abord le surgissement de la nuit qui est souhaité « vienne la nit » comme possibilité de sommeil et d’oubli. La deuxième unité de temps, l’heure peut souligner l’ennui ou le vide d’une existence où l’on attend simplement que sonne l’heure suivante, et le temps est donné comme non maîtrisé puisque marqué » par un élément aussi mécanique et inéluctable que les coups de l’horloge. Le pluriel « les jours » peut souligner le caractère à al fois régulier, lent, monotone et vide de sens d’un temps qui pèse au point qu’on en fait le décompte jour après jour. On remarquera ensuite l’abondance des termes qui évoquent le passage et l’écoulement « les jours s’en vont, l’amour s’en va, passent les jours et passent les semaines ». Devant le temps qui s’écoule, certes le poète exprime sa nostalgie mais cet écoulement est aussi cause d’impatience « comme la vie est lente ». C’est ici l’originalité du poème : ce qui d’ordinaire évoque la fuite du temps déplore qu’elle soit si rapide et ici en revanche est évoqué un temps qui ne passe pas puisqu’il laisse le poète dans sa permanence « je demeure » et donc dans sa souffrance « comme l’espérance est violente ». On notera la majuscule qui fait du mot une force presque mythique habitant l’homme.
II. Le caractère élégiaque du poème
L’élégie est « un poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques ».
« Le Pont Mirabeau » est un poème lyrique avec le « je ». On opposera les possessifs pluriels « nos » des deux premières strophes au « je » des refrains, jeu d’opposition qui met en valeur la solitude du poète et dans les deux dernières strophes, il n’évoque plus le souvenir de la communauté amoureuse qu’il formait mais adopte le ton de la généralité, les articles définis transforment en vérité générale les sentiments. Ce symbole est déjà suggéré dans les deux premiers vers du poème qui comportent pour l’oreille une ambiguïté ; « non amours » pourraient sembler l’un des sujets du verbe « coule » et cette ambiguïté est cultivée par l’absence de ponctuation. L’écoulement de l’eau figure la fuite de l’amour avec les occurrences des verbes « couler, s’en aller, passer ». le temps s’enfuit de même que l’amour passe, de même que l’eau s’écoule et cela signifie aussi l’impossibilité de la renaissance de l’amour, impossibilité aussi évidente que celle qui empêche l’eau d’un fleuve de retourner à sa source, Héraclite déclarait « On ne se baigne jamais deux fois dans la m^me eau ».
Le pont représente aussi l’immuabilité, l’éternité à laquelle aspire peut-être les amants de la deuxièmes strophe qui forment un « pont » à l’aide de leurs mains enlacées, vision sans doute dans laquelle le poète fait ressurgir en même temps que lui-même l’être aimé. Le pont relie deux rives comme les bras des amants qui se réunissent, et s’ils symbolisent stabilité et permanence, la Seine, elle, coule, et cette eau « courante » représente la menace de la perte des sentiments. On remarquera à cet effet l’opposition entre les deux adjectifs du vers 10, disposés en chiasme : « éternels » et « lasse ».
La musique du poème : majoritairement les rimes du poème sont féminines et prolongent la sonorité de la dernière syllabe, peut-être pour accentuer l’impression de l’écoulement et concourir à l’expression de la plainte. L’absence de ponctuation accentue le caractère de fluidité du poème.
Le refrain est une patrie constitutive de la musique du poème et il est constitué de vers impairs, les heptasyllabes, tout comme le souhaitait Verlaine dans Art Poétique « De la musique avant toute chose et pour cela préfère l’impair ». le refrain dénonce aussi une forme d’indifférence du monde face à la mélancolie de l’homme. La simplicité du vocabulaire lui donne le caractère d’une chanson populaire. Quelques archaïsmes contribuent à replacer le texte dans la tradition médiévale « Qu’il m’en souvienne … Vienne la nuit sonne l’heure … Ni temps passé ni les amours reviennent ». La structure du poème évoque une chanson de toile de Moyen-Âge ; bien plus le refrain fait songer à un vers du testament de François Villon « Allé s’en est et je demeure ». La troisième strophe évoque un sonnet de Ronsard « je vous envoie un bouquet » avec le vers suivant « le temps s’en va, le temps s’en va madame ».
Le poème a les caractères de l’élégie puisqu’on retrouve deux des thèmes élégiaques les plus usuels : le temps qui passe et le souvenir des amours mortes. Le poète toutefois est toujours là pour les chanter « les jours s’en vont et je demeure », la continuité du fleuve, c’est aussi la continuité psychique du poète et la permanence de son être, c’est peut-être aussi celle de la poésie qui s’inscrit dans l’éternel. Le fait que Marie ne soit pas nommée et l’humanité de la plainte assurent au poème une portée universelle. Le thème de la fuite du temps est renouvelé dans un poème circulaire, complainte de l’amour disparu.