Introduction
Il est fréquent, lorsqu’on entend pour la première fois sa voix enregistrée, de ne pas se reconnaître. Prenant conscience d’une partie de soi, on s’apparaît tout à coup comme autre que ce que l’on croyait. Cette nouvelle apparition de soi à soi n’est-elle pas pour l’homme une énigme ? Prendre conscience de soi n’est ce pas devenir étranger à soi ?
Mais prendre conscience de soi, c’est passé d’une conscience immédiate des choses à une conscience qui se réfléchit, qui se pense pensant les choses. Prendre conscience de soi signifie que l’on diminue la distance qui se trouve entre ce que l’on est et ce que l’on a conscience d’être. On réduit ainsi la part d’inconnu en soi. Dès lors, la conscience de soi permettrait de mieux se connaître, de se maîtriser et donc de se réaliser.
La prise de conscience de soi implique une distance entre ce que l’on découvre être et ce que l’on croyait être. Cette distance est-elle ce qui rend étranger à soi, au risque de perdre ce qui fait l’unité du moi : l’identité ? Ou au contraire cette distance est-elle la condition de possibilité d’une reconnaissance de soi par soi, qui donnerait accès à une existence plus réfléchie et plus libre ?
I. Prendre conscience de soi c’est produire une identité
Prendre conscience de soi, c’est passé d’une conscience immédiate, d’une perception du monde extérieur et de ses différents états à une conscience réfléchie, à une conscience de soi qui se saisit en tant que sujet. Le sujet fonde l’identité d’un individu car il est le principe qui unifie l’ensemble des représentations, des états mentaux d’une même personne.
Pour Kant dans l’Anthropologie du point de vu pragmatique, le pouvoir de dire « je » est constitutif de la dignité humaine. Par cette faculté, l’homme a le pouvoir de se « penser » et pas uniquement comme les animaux de « se sentir ». Si l’homme a une conscience, l’animal, lui, n’a qu’un instinct. Kant explique qu’un enfant commence par parler de lui à la troisième personne, et que la conscience de soi devient réelle lorsqu’il dit « je ». Après cette révélation, l’enfant ne fait jamais marche arrière. C’est ce même « je » qui donne aux différentes représentations une unité, une cohérence. La conscience de soi se fait alors à travers l’activité même de la conscience. Prendre conscience de soi devient la condition de possibilité pour se rapprocher de la réalité, y compris de sa propre réalité.
Celui qui réfléchit sur sa pensée qui cherche à savoir ce qu’il sait de sa conscience quand il pense, apprend au moins une chose : il est un être de pensée. Si l’on entreprend de douter de tout pour trouver une certitude absolue, une seule certitude résiste au doute selon Descartes : nous sommes des êtres pensants car si je doute, je pense et si je pense, alors je suis. Prendre conscience de soi est, en ce sens, prendre conscience de sa spécificité humaine, de sa spiritualité, et non pas devenir étranger à soi. Prendre conscience de soi, c’est devenir pleinement soi en affirmant sa différence radicale avec l’animal : la possibilité de penser et donc de parler.
Prendre conscience de soi serait la condition pour se rapprocher au plus près de soi, pour se réaliser et devenir soi-même. En effet, la conscience de soi est inscrite dans un processus naturel de l’évolution de l’homme qui accède à la pensée et au langage. Mais il s’agit ici davantage un « avoir » conscience de soi donné que d’un « prendre » conscience de soi actif. Que sait-on exactement de lorsque l’on sait qu’on est un être de conscience ?
II. Mais prendre conscience de soi, c’est devenir étranger à soi
Vouloir prendre conscience de soi, c’est s’interroger sur soi, sur ce que l’on peut faire et dire, dont le sens nous échappe parfois.
Les lapsus, les actes manqués, les rêves chez l’homme sain, ou les symptômes psychiques chez le malade amènent Freud à postuler l’hypothèse de l’inconscient. Sans lui, bien des actes, même les plus quotidiens, demeuraient incohérents. Prendre conscience de soi, c’est alors admettre que le sujet n’est pas transparent à lui-même, qu’il y a une part du psychisme à laquelle la conscience n’a pas accès. De ce fait, le sujet ne peut avoir la maîtrise absolue de lui-même ; le « moi », n’a plus qu’une perception incomplète de lui-même, le « moi », écrit Freud dans les Essais de psychanalyse appliquée, « n’est pas maître dans sa propre maison », il devient en ce sens étranger (hors de chez lui) à soi : « Je est un autre ».
« Je est un autre » est une phrase extraite d’une lettre du poète Arthur Rimbaud. Il répond à un professeur qu’il n’entend pas prendre le droit chemin de la société et du travail. Bien au contraire, il s’ « encrapule le plus possible » de manière à dérégler « tous ses sens » pour parvenir « à l’inconnu » et donc se faire « voyant ». Ainsi il entend accéder à l’autre dans son altérité par le chemin inverse d’une connaissance objective. Il prétend qu’il ne pense pas, mais qu’ « on » le pense : le poète est celui à travers qui autrui (les autres hommes, mais aussi le monde) s’exprime. Le poète serait celui pour qui la prise de conscience, matérialisée par la création, passe par une sorte de soi volontaire, une possibilité d’atteindre l’humanité universelle de son moi.
Par rapport aux autres êtres de la nature, l’homme se caractérise par la conscience qu’il a de soi, de son esprit. Cette prise de conscience se fait, explique Hegel dans Esthétique, de deux manières. En théorie, l’homme réfléchit sur lui-même, sur les mouvements de son âme, qu’ils soient provoqués par le monde extérieur ou de son propre fait. En pratique, l’homme prend conscience de lui par son activité, qui est en réalité la marque de son intériorité sur le monde extérieur. Par exemple, un petit garçon prend déjà conscience de lui lorsqu’il lance des pierres dans l’eau et contemple les ronds qu’il fait, son œuvre. Prendre conscience de soi, c’est donc sortir de soi, de sa réflexion pour agir sur le monde : de cette manière, on marque le monde de son activité qui en retour témoigne de ce que l’on est. Ce « travail » établit une distance entre soi et soi, et c’est pourquoi on peut sembler étranger à soi.
Ainsi on ne peut accéder à la conscience de soi par la simple réflexion : une part inconsciente du psychisme échappe toujours à la prise de conscience. La conscience doit se faire autre qu’elle s’imagine être : elle doit s’extérioriser. La conscience doit être pratique ; elle doit être un acte pour pouvoir se saisir dans le monde. En ce sens toute conscience est conscience de quelque chose. Elle est intentionnelle, selon Husserl, c'est-à-dire qu’elle porte en elle l’objet qu’elle vise. Si le passage à l’altérité est nécessaire pour prendre conscience de soi, comment comprendre alors qu’une identité se conserve ?
III. La prise de conscience de soi comme mise à l’épreuve perpétuelle de sa liberté
Prendre conscience de soi consiste à rechercher ce que l’on est, à chercher l’essence constitutive de son identité.
Mais cette essence ne se donne pas spontanément. L’homme existe d’abord, il surgit et se rencontre dans le monde. Il ne se définit qu’après. Sartre caractérise ainsi l’existentialisme dans L’existentialisme est un humanisme. L’homme peut donc tout au long de son existence se redéfinir à chaque instant, et se libérer des déterminismes auxquels il se croit soumis. En effet, la conscience de soi ne se confond pas avec la conscience de quelque chose de soi (ses différentes caractéristiques). L’homme est toujours libre d’agir autrement et de devenir autre qu’il n’est déjà. Que ce soit sa profession, son milieu social, son enfance, il a toujours la possibilité d’agir en fonction d’une nouvelle détermination qu’il crée lui-même : il est toujours libre. Ses passions, quelles que soient leurs causes, ne constituent pas un motif suffisant pour l’empêcher d’agir ou d’être différemment. La mauvaise foi serait de le croire. On ne naît pas lâche ou héros. On le devient, et ce n’est jamais définitif. Prendre conscience de soi serait prendre conscience que l’on reste à chaque instant responsable (capable de répondre à ses actes.
En se libérant du déterminisme – de la croyance au déterminisme -, on s’offre la possibilité d’être toujours un autre que ce que l’on était, un étranger. Mais prendre ainsi conscience de soi renvoie à l’inadéquation de l’homme à lui-même, au décalage entre ce qu’il a projeté d’être et sa situation, et crée un sentiment d’angoisse. L’étranger que l’on peut devenir pose le problème du moi comme identité instable : il inquiète.
Comment vivre sans angoisse l’étrangeté de l’homme à lui-même, ce décalage entre ce que l’homme est et ce qu’il devient ? Est-il réduit à vivre dans l’inconscience de lui-même ? Si le décalage entre l’essence et l’existence peut répondre à une nécessité morale, sur un plan psychologique, en revanche, l’homme peut faire durer les différents instants les uns par rapport aux autres. La conscience de soi consiste pour Bergson en une attention soutenue entre le passé dont il se souvient et l’avenir qu’il anticipe. La conscience est « un pont jeté entre l’avenir et le passé », écrit-il dans L’Energie spirituelle. Ainsi prendre conscience de soi serait devenir étranger à soi dans la mesure où la conscience de soi c’est l’expérience même de l’énigme du temps. Mais l’identité est préservée car elle se perpétue et se reconstruit perpétuellement tout au long de la vie.
La prise de conscience de soi engage l’action et la possibilité d’agir sur soi librement, de se transformer. Dès lors, le soi est toujours autre mais, à travers ce changement, l’identité constitue ce qui lie les différentes déterminations du soi entre elles. C’est en ce sens que la prise de conscience de soi engage la responsabilité, la possibilité de répondre de ses actes, passés et à venir.
Conclusion
L’énoncé du sujet posait un problème épistémologique : comment la conscience peut-elle être à la fois sujet et objet de sa réflexion sans perdre sa spécificité, son identité ? Ce problème s’est déplacé en difficulté psychologique : le psychisme est double car il ne se réduit pas à la conscience ; une part obscure rend chacun étranger à lui-même. Le problème ne se comprend finalement que métaphysiquement : le sujet conscient se définit par sa temporalité et par son inscription dans l’action qui le renvoie à sa liberté.