Laclos, Les Liaisons dangereuses - Lettre 161: « Être cruel »

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 09/10/2022 • Proposé par: arthura (élève)

Texte étudié

La présidente de Tourvel A…

(Dictée par elle & écrite par sa femme de chambre.)

Être cruel & malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter ? Ne te suffit-il pas de m’avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu’à la paix du tombeau ? Quoi ! dans ce séjour de ténèbres où l’ignominie m’a forcée de m’ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l’espérance est-elle méconnue ? Je n’implore point une grâce que je ne mérite point : pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n’excèdent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments insupportables. En me laissant mes douleurs, ôte-moi le cruel souvenir des biens que j’ai perdus. Quand tu me les as ravis, n’en retrace plus à mes yeux la désolante image. J’étais innocente & tranquille : c’est pour t’avoir vu que j’ai perdu le repos ; c’est en t’écoutant que je suis devenue criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les punir ?

Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils ? mon infortune les épouvante. Aucun n’ose m’approcher. Je suis opprimée, & ils me laissent sans secours ! Je meurs, & personne ne pleure sur moi. Toute consolation m’est refusée. La pitié s’arrête sur les bords de l’abîme où le criminel se plonge. Les remords le déchirent, & ses cris ne sont pas entendus !

Et toi, que j’ai outragé ; toi, dont l’estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjà je me serais soumise à ta vengeance ; mais le courage m’a manqué pour t’apprendre ta honte. Ce n’était point dissimulation, c’était respect. Que cette lettre au moins t’apprenne mon repentir. Le ciel a pris ta cause ; il te venge d’une injure que tu as ignorée. C’est lui qui a lié ma langue & retenu mes paroles ; il a craint que tu ne me remis[ses] une faute qu’il voulait punir. Il m’a soustraite à ton indulgence, qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue. C’est à la fois, pour lui & par lui, que je souffre. Je veux le fuir en vain ; il me suit ; il est là, il m’obsède sans cesse. Mais qu’il est différent de lui-même ! Ses yeux n’expriment plus que la haine & le mépris. Sa bouche ne profère que l’insulte & le reproche. Ses bras ne m’entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur ?

Mais quoi ! c’est lui… Je ne me trompe pas ; c’est lui que je revois. O mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c’est toi, c’est bien toi ! Quelle illusion funeste m’avait fait te méconnaître ? combien j’ai souffert dans ton absence ! Oh ! ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens comme mon cœur palpite ! Ah ! ce n’est plus de crainte, c’est la douce émotion de l’amour. Pourquoi te refuses-tu à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pour qui prépares-tu cet appareil de mort ? qui peut altérer ainsi tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi : je frémis ! Dieu ! c’est ce monstre encore !

Mes amies, ne m’abandonnez pas. Vous qui m’invitiez à le fuir, aidez-moi à le combattre ; & vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous toutes deux ? S’il ne m’est plus permis de vous revoir, répondez au moins à cette lettre ; que je sache que vous m’aimez encore.

Laisse-moi donc, cruel ! quelle nouvelle fureur t’anime ? Crains-tu qu’un sentiment doux ne pénètre jusqu’à mon âme ? Tu redoubles mes tourments ; tu me forces de te haïr. Oh ! que la haine est douloureuse ! comme elle corrode le cœur qui la distille ! Pourquoi me persécutez-vous ? que pouvez-vous encore avoir à me dire ? ne m’avez-vous pas mise dans l’impossibilité de vous écouter comme de vous répondre ? N’attendez plus rien de moi.

Adieu, Monsieur.

Paris ce 5 décembre 17…

Laclos, Les Liaisons dangereuses - Lettre 161

Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire écrit par Pierre Choderlos de Laclos. Militaire et écrivain amateur, il voulait "faire un ouvrage qui sortit de la route ordinaire, qui du bruit, et qui retentit encore sur la Terre quand il aurait passé" but qui est largement atteint : bien que perçu comme immoral et dépravé lors de sa publication en 1782 car contraire aux idées des lumières, il est aujourd'hui considéré comme un chef-d’œuvre de la littérature française mondialement connu. Ce roman épistolaire narre donc l'histoire de deux libertins Valmont et Merteuil, qui manipulent leur entourage leurs propres fins. Ainsi, Mme de Merteuil et Valmont cherchent ici se venger d'une certaine Mme de Volanges.

Nous étudierons ici la lettre 161, c'est la première lettre de la présidente de Tourvel après sa rupture avec Valmont : son état est tel qu'elle ne peut écrire et confie cette tâche à sa femme de chambre. Cette lettre est l'aboutissement d'un échange de courrier entre ses amies, au sujet de sa santé qui se dégrade depuis son entrée au couvent. Dans cette lettre, la présidente dialogue avec plusieurs interlocuteurs dans sa folie, elle s'y plaint et s'y confesse. Peu après la rédaction de cette lettre, elle apprend la mort de son amant et succombe, c'est donc la toute dernière manifestation de la présidente avant sa mort. On peut se demander en quoi cette lettre est révélatrice ? Nous verrons dans un premier temps la lettre et ses différents destinataires, puis l'état de Madame de Tourvel et enfin les conséquences de son amour avec Valmont.

I. La lettre et ses différents destinataires

La lettre 161 se distingue des autres lettres des liaisons dangereuses par son originalité par rapport au caractère « traditionnel » du roman épistolaire.

Pour commencer, on remarque que le destinataire de cette lettre n'est pas mentionné ("La Présidente de Tourvel à...", Entête). La lettre est adressée à plusieurs destinataires qui se distinguent par la présence de différents paragraphes. Bien que le texte soit donc en grande partie à Valmont il n'est jamais nommé mais seulement désigné explicitement, par exemple l'aide de périphrases dans le premier paragraphe (« être cruel et malfaisant » l l, « auteur de mes fautes » l. 14), le quatrième (« c'est ä la fois, pour lui et par lui, que je souffre» l. 36), le cinquième (« Oh mon aimable ami ! » l. 44, « Dieu ! C'est ce monstre encore ! » l. 54) et enfin le septième paragraphe («cruel » l. 62, « Monsieur » l. 70). On peut donc considérer Valmont comme le destinataire principal car régulièrement sujet d'une partie majeure de la lettre. Il incarne dans ces passages le mal absolu, la cause du désespoir de la présidente de Tourvel. Cette image marque un contraste frappant par rapport au deuxième destinataire masculin de la lettre : M. de Tourvel. Son mari est quand à lui évoqué dans troisième paragraphe (« toi que j'ai outragé » l. 23) et est associé à la tromperie (« femme infidèle » l. 25, « ta vengeance » l. 27, « ta honte » l. 28) à la bonté et à l'indulgence (« l'estime » l. 24, « tu me remisses une faute » l. 32, « indulgence » l. 33) dont la présidente veux que son Mari fasse preuve lors qu'il apprendra cette tromperie.

La lettre est également destinée à ses amies dont l'identité est d'abord inconnue puis dont-on suppose être Mme de Volanges et Mme de Rosemond (« Ou êtes vous toutes deux l. 59) dans le premier les amis qui me chérissaient » l. 16) et le sixième paragraphe Mes amis, ne m'abandonnez pas » l. 56). Malgré sa maladie elle reste très proche de ses amies, comme Laclos le souligne à travers la présence du champ lexical de la tendresse et de la bonté : « chérissaient » (l. 16), « consolation » (l. 19) « indulgente » (l. 57), « diminuer mes peines » « venez auprès de moi » (l. 60) « vous m 'aimez encore » (l. 61). Grâce à la présence de ces différents destinataires, Laclos rend cette lettre plus vivante, au rythme rapide, et lui donne des allures de dialogues entre la présidente et ses destinataires, notamment grâce à la présence de phrases interrogatives, exclamatives et impératives de Tourvel. En effet, lors de son monologue, elle donne l'impression d'avoir les destinataires bels et bien présent et dialoguant avec elle, elle leur pose des questions (« Auteur de mes fautes, quels droit à ru de les punir ? » l. 14/15) et les visualise dans sa folie (« Mais quoi ! C'est lui... je ne me trompe pas ; c'est lui que je revois » l. 43, « Laisse moi donc, cruel » l. 62).

II. L'état de Madame de Tourvel

De plus, on remarque que cette lettre a aussi une fonction de bilan de fin de vie pour la présidente. Ce sont ses dernières paroles qui nous sont rapportés : elle se laisse mourir après la mort de Valmont. Elle s'adresse une dernière fois aux personnes qui lui sont proches : ses amis, Valmont. M. de Tourvel, quand à lui, est évoqué indirectement sous le thème du mari trompé : elle cherche à se faire pardonner. Profonde croyante, on peut supposer que la présidente de Tourvel essaye de se faire pardonner aux yeux de son mari, mais aussi d'un point de vue religieux. De ce point de vue, elle se confesse et espère que ses pêchers seront pardonnés : elle se considère comme « criminelle » (l. 14) et veux abdiquer ses pêchers avant de mourir. Elle est donc consciente de sa probable mort, d'où ses nombreuses allusions à la mort (« lu paix du tombeau » l. 3, « cet appareil de mort » l. 46, « m'ensevelir » l. 5) et considère son avenir comme incertain. Cette part de lucidité est soulignée par l'usage fréquent du passé composé (« des biens que j'ai perdus », «j'ai perdu le repos l. 13, « toi que j'ai outragé l. 23) et de l'imparfait (« hérissaient » l. 16, « étais » l. 12). Elle raconte ici des événements passes, comme si elle se confessait avant de mourir. Les souvenirs qu'elle a de sa vie sont négatifs («j'ai perdu » l. 11 et 13) et on retrouve une idée de souffrance et de tristesse (« je suis opprimée » l. 18, « toute consolation m'est refusée » l. 19) dans cette lettre, donnant un aspect assez pathétique au « bilan » de sa vie.

Dans ce texte, l'état de la présidente de Tourvel est très variable : de la lucidité la folie en passant par la solitude extrême. D'une part, on remarque que la présidente fait face une solitude tout au long de la lettre. Elle reproche notamment à ses amies de ne pas être là pour elle : « Où sont les amis qui chérissaient, Où sont-ils ? » l. 16 « ils me laissent sans secours » l. 18 « toute consolation m'est refusée» l. 19. Plus généralement, sa solitude est aussi soulignée par l'usage de déterminants indéfinis dans des tournures négatives : « aucun n'ose m'approcher » l. 16, « ils me laissent sans secours » l. 1 8, « personne ne pleure sur moi » l. 19, « ne m'abandonnez pas » l. 48. Sa relation avec Valmont l'a isolé du monde, elle se considère comme criminelle pour avoir trompé son mari et pense que c'est le tabou qu'elle a commis qui l'empêche d'être réconfortée : « La pitié s’arrête sur les bords de l'abime ou le criminel se plonge » (l. 10). Elle se prétend incomprise, de ce fait personne ne peux la soutenir. Son monologue amplifie cette impression de solitude dans la mesure où les questions qu'elle pose aux destinataires dans sa folie ne trouvent aucune réponse.

D'autre part, on remarque également qu'au fur et mesure du texte, la folie de la présidente est croissante, ses paroles sont de moins en moins cohérentes et de plus en plus négatifs. Laclos joue avec la forme syntaxique des phrases qu'il déconstruit au fil du texte. On passe par des phrases structurées et réfléchies « Ne te lassera-tu point de me persécuter » l. 1 « Ne te suffit-il pas de m 'avoir tourmenté ? » l. 2) au début du texte, pour arriver à des phrases, courtes, peu construites (« Oh! Que la haine est douloureuse ! » l. 65) et parfois averbales («Mais quoi ! C 'est lui... » l. 43). Sa folie est presque palpable dans le dernier paragraphe, où les phrases exclamatives et la ponctuation sont fréquentes. La folie est dans son paroxysme lorsque la présidente de Tourvel commence avoir des hallucinations : elle pose des questions Valmont (« Quelle nouvelle fureur m'anime ? » l. 62, « qui peut altérer ainsi tes traits ? Que fais-tu ? » l. 53/54) et visualise même dans sa folie (« Mais quoi ! C'est lui... je ne me trompe pas ; c'est lui que je revois » l. 43, « Laisse moi donc, cruel ! » l. 62). Laclos utilise aussi un autre élément pour marquer la folie de Tourvel. En effet, le portrait qu'elle dresse de Valmont est parfaitement incohérent. La présidente cherche d' abord à se protéger de Valmont et cache son amour réciproque : elle en dresse un portrait péjoratif et le qualifie de monstre. Dans le premier paragraphe, elle met en valeur le danger qu'il représente pour elle, d'où la répétition de l'adjectif « cruel » (l. 1 et 10). Il est aussi décrit comme l'incarnation du mal grâce au parallélisme de construction des 3 phrases dans le quatrième paragraphe « ses yeux n'expriment plus que de la haine que pour le déchirer » (l. 38 41). Seulement cette image change radicalement au cinquième paragraphe, le Valmont « cruel » laisse place à un Valmont charmant et amoureux et aux champs lexicaux de l'amour et de la tendresse (« coeur» l. 49, « douce émotion », « amour» l. 50. « tendres caresse », « doux regards » l. 51), puis redevient encore une fois un monstre dans la fin du cinquième et dans le dernier paragraphe. Cette description contradictoire est donc un autre signe de la folie de la Présidente.

III. Les conséquences de son amour avec Valmont

Avec cette lettre, Laclos nous montre le danger des liaisons. Au travers de la présidente de Tourvel, c'est la cruauté, la perversion de sa liaison entretenue avec Valmont qui ressort.

Premièrement, on remarque que les ravages de sa liaison avec Valmont se répercutent, aussi bien sur son état physique que moral. D'un point de vue physique, on sait déjà sans lire la lettre que son état est mauvais, grâce à l'entête qui nous apprend que ce n'est pas la présidente de Tourvel qui l'a écrite, elle l'a seulement dictée et c'est sa femme de chambre qui s'est chargé de cette tâche ('Dictée par elle et écrite par sa femme de chambre', entête). Dans la lettre elle-même, Laclos nous décrit l'amour comme quelque chose de négatif dont la présidente a été la victime. Les souffrances qu'elle subit sont constamment évoquées dans cette lettre comme le souligne les nombreuses références la douleur (« souffrir sans me plaindre» l. 7, «souffrances» l. 8, «tourments insupportables» l. 9, «douleur» l. 10, «opprimée» l. 18, « peines» l. 58, « tu redoubles mes tourments » l. 54) ainsi que la graduation « tourmentée, dégradée, avilie » (l. 3). Les ravages de son amour se répercutent aussi sur ces émotions, d'où le fort désarroi de la présidente et son usage de phrases exclamatives («Ils me laissent sans secours !» l. 18 ; « ses cris ne sont pas entendus ! » l. 21). La cause de son état n'est autre que Valmont : Laclos nous le rappelle en créant une certaine similitude entre la graduation « tourmentée, dégradée. avilie » (l. 3) et le parallélisme de construction « ses yeux n'expriment plus que de la haine que pour le déchirer » (l. 39 41), ce qui donne « tourmentée, dégradée, avilie » pour « mépris, insulte, déchirement». Cette similitude entre la graduation nous montre que c'est la cruauté de Valmont qui est la cause de son état.

Deuxièmement, on remarque aussi que l'amour que ressent la présidente à l'égard de Valmont est perçu comme négatif, presque comme une malédiction dont elle a été la victime. Certains éléments nous indiquent la présence d'un destin tragique l'aide du registre tragique, comme les références à la divinité et au destin (« une grâce » l. 6 ; « le Cie/ » l. 30 ; « une faute » l. 32», la thématique de la mort («tombeau » l. 3 ; « m 'ensevelir » l. 5) est également évoqué. Les paroles de la présidente sont tragiques, comme si elle ne pouvait pas lutter contre l'amour de Valmont. On remarque également que les paragraphes dont Valmont est le sujet retrace trait pour trait sa relation avec le libertin. Dans un premier temps elle repousse ces avances (premier paragraphe), puis elle cherche le fuir et cacher son amour réciproque "Qui me sauvera de sa barbare fureur ?" l. 42, quatrième paragraphe), elle succombe à son amour au cinquième paragraphe (« Oh ! Mon aimable ami ! Revois-moi dans tes bras » l. 45), puis se rend compte de sa tromperie. Laclos va meme plus loin en faisant correspondre la durée approximative des différents « états » de leur relation avec la longueur des paragraphes. Ainsi la durée de leur relation amoureuse ne dure que quelques lignes, alors que le tourment qu'elle subit avant de renoncer à Valmont dure deux paragraphes entier.

Conclusion

Pour conclure, nous retiendrons que cette lettre, en plus d'avoir une situation d'énonciation originale de par la présence de plusieurs destinataires, est aussi révélatrice quand au piteux état de la présidente de Tourvel. Elle a été la victime d'une malédiction tragique : l'amour de Valmont. En dépeignant les dangers des liaisons dangereuses, la lettre 161 sert les intentions morales de Laclos. Au travers du personnage de la Présidente, c'est toute la perversité et la cruauté de Valmont qui est pointée du doigt. L'amour est donc décrit comme une fatalité, une force laquelle l'Homme ne peut résister. On retrouve ici les accents, tragiques, du second aveu de Phedre Hippolyte, dans la tragédie Phèdre de Racine.