Après la mort de Louis XIV, sous la régence de Philippe d’Orléans, le libertinage se développe. Dans ce mouvement, un auteur des Lumières, Pierre Choderlos de Laclos, engagé politiquement, va critiquer l’aristocratie dans son œuvre Les Liaisons dangereuses. Ce roman épistolaire montre cette image libertine de la société aristocratique et sans morale. Celle-ci est illustrée par le duo formé par la marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Pour se venger de Gercourt, son amant qui l’a délaissée et s’apprête à épouser Cécile de Volanges, jeune fille « pure » tout juste sortie du couvent, la marquise de Merteuil fait appel à Valmont, pour qu’il mette ses talents de séducteur à son service en séduisant la jeune fille. Elle encourage aussi Cécile dans sa relation avec Valmont. Le roman compte cent soixante-quinze lettres, entre les différents protagonistes de cette intrigue, et la lettre 105 répond à la lettre 97, envoyée par Cécile à la Marquise, à laquelle elle fait entièrement confiance : elle lui avoue sa honte d’avoir cédé aux avances pressantes de Valmont, qui s’est introduit de nuit dans sa chambre, et sa peur des conséquences de son acte.
Quelle conception de l’amour le ton adopté par la marquise dans cette lettre met-il en évidence ? Nous verrons dans un premier mouvement, de la ligne 1 à 7, deux conceptions opposées de l’amour : le libertinage et l’amour romanesque. Ensuite nous observerons dans un deuxième mouvement, de la ligne 8 à 12, un éloge de l’immoralité. Enfin nous analyserons dans un troisième mouvement, ligne 13 à 20, une critique ironique d’une jeune fille naïve et des dangers de la vertu.
I. Deux conceptions opposées de l’amour
Nous verrons dans un premier mouvement deux conceptions opposées de l’amour l. 1 à 7 : le libertinage et l’amour romanesque.
Le début de la lettre est rendu vivant par l’interpellation immédiate de la destinatrice, « Hé bien ! petite » l. 1, sur un ton affectueux, certes, mais le redoublement exclamatif, « vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! » l. 1, en réponse à la lettre de Cécile, révèle déjà toute son ironie. En imitant le langage enfantin de la jeune fille, elle se moque, en effet, de ses réactions, d’abord par sa question, « Monsieur de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? » l. 1 et 2. Elle ridiculise ensuite les reproches lancés par Cécile contre Valmont, en faisant l’éloge du comportement de celui-ci : « Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! » l. 2. Mais surtout, elle accuse Cécile d’hypocrisie, en soulignant la contradiction entre la vertu affichée et la curiosité de toute jeune fille pour les réalités sexuelles : « Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! » l. 3. Sa conclusion affirmée, « En vérité, ces procédés-là sont impardonnables » l. 3 est donc de l’ironie par antiphrase et révèle, en fait, l’approbation du libertinage par la Marquise.
À cet éloge indirect du libertinage, et sur ce même ton ironique, la Marquise oppose une peinture critique de l’amour tel qu’il est traditionnellement présenté dans les romans, comme la réponse aux élans du cœur. Cécile est, en effet, amoureuse de Danceny, amour interdit puisqu’elle doit épouser Monsieur de Gercourt. Mais ce mariage avec un homme que la Marquise lui a présenté comme « vieux », austère et sévère, lui répugne, alors que Danceny, lui, paraît l’amant parfait. Or, c’est précisément de cette perfection vertueuse que se moque la Marquise par une parenthèse faussement élogieuse : « vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) » l. 4.
Elle dresse alors un tableau de l’amour qui, à partir des romans, nourrit les rêves des jeunes filles, rendu ironique par l’énumération exclamative en gradation : « De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! » L. 6 et 7. Les romans (comme celui de Madame de La Fayette), dans la lignée des romans précieux, mettent en scène les « infortunes » de l’amour, les désordres qu’il provoque. Or, pour la Marquise, cet amour-là est un sacrifice : « vous ne chérissez de l’amour que les peines, et non les plaisirs ! » l. 5. La dernière phrase du paragraphe détruit, en effet, tous les termes élogieux qui la précèdent : « Rien de mieux » l. 5, dans une proposition elliptique du verbe (une proposition est dite elliptique lorsque le verbe n'est pas exprimé.) , « et vous figurerez à merveille dans un roman » l. 5, l’exclamation, « que de belles choses ! » l. 6 et 7, et l’image du « brillant cortège » l. 7. Elle conclut sur une vision d’un amour qui s’éteint, car aucun plaisir ne vient le raviver : « on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien. » l.7
II. Un éloge de l’immoralité
Après avoir vu dans un premier mouvement deux conceptions opposées de l’amour nous observerons dans un deuxième mouvement un éloge de l’immoralité lignes 8 à 12.
Les exclamations de la Marquise mettent en valeur l’ironie de sa pitié, feinte : « Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! » l. 8. Elle la représente comme une enfant innocente, telle un « bel ange » l. 9, qui a peur que la faute commise, qu’elle ne peut, vu son éducation, que considérer comme un péché, ne se lise dans ses « yeux battus » l. 8, signe de sa nuit d’amour.
Pour la convaincre de l’intérêt du libertinage, elle joue alors sur trois arguments.
- Le premier suggère qu’il faut profiter du plaisir reçu, avant que l’ « amant » n’aille le chercher ailleurs ;
- Le deuxième met en avant la qualité même de l’amant, en sous-entendant que les bons amants sont rares : « tous les hommes ne sont pas des Valmont. » l. 10.
- Elle termine, plus simplement, par une flatterie, allusion à sa beauté : « Et puis ne plus oser lever ces yeux-là ! » l. 10 a fait un éloge de l’immoralité.
Pour la persuader, elle feint d’admettre la peur de Cécile : « Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. » l. 1. Mais, là encore, il s’agit d’ironie car elle détruit aussitôt cette hypothèse : « Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus modeste. » l. 12. Elle dépeint ainsi une société où la vertu a perdu toute valeur, et où toutes les femmes, y compris les « demoiselles » l. 12 qui sont censées rester vierges jusqu’au mariage, profitent des plaisirs du libertinage.
III. Une critique ironique d’une jeune fille naïve
Après avoir assisté à l’éloge de l’immoralité dans le deuxième mouvement nous observerons dans le troisième mouvement une critique ironique d’une jeune fille naïve et des dangers de la vertu lignes 13 à 20.
Il faut continuer à prendre pour une antiphrase le terme « louanges » l. 13 lancé au début du troisième paragraphe, puisque, depuis le début de cette lettre, la Marquise dénonce, un par un, tous les arguments invoqués par Cécile. De même, le terme hyperbolique, « chef-d’œuvre » l. 14, se moque de la naïveté de la jeune fille qui a pleuré dans les bras de sa mère, qui l’interrogeait sur son état de trouble, le lendemain matin. En reprenant cette scène, la Marquise la rend totalement ridicule : « vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! » l. 15 à 16. Mais, en feignant l’admiration par ses exclamations, « Vous aviez si bien commencé ! » l. 14 et 15, « et quel dommage de ne l’avoir pas achevé ! » l. 16, elle dénonce, en réalité la confiance excessive qu’aurait représenté l’aveu de sa nuit passée avec Valmont. La question qui interpelle la destinatrice à la fin de l’extrait, souligne ce reproche : « Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? » l. 20.
La Marquise rappelle enfin à Cécile les réalités de l’éducation des jeunes filles, en plaçant devant ses yeux les conséquences de son aveu. D’abord, elle brosse un portrait critique du comportement des mères. Pour empêcher que la honte ne rejaillisse sur sa famille, l’aveu l’aurait amenée à punir sa fille en l’enfermant, comme c’est encore de tradition, dans un couvent : « Votre tendre mère, toute ravie d’aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie » l. 16 et 17. La Marquise revient alors sur les deux conceptions de l’amour présentées au début de la lettre, en en inversant ironiquement la valeur. Ce qui est tragique devient un bonheur total, et les « plaisirs » sensuels sont « contrariants » l. 19 : « et là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise ; et Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troublé votre douleur par de contrariants plaisirs. » l. 17, 18, 19. De ce fait, la vertu se trouve dénoncée, remplacée par le libertinage, signe d’une liberté qui rejette toute dimension chrétienne.
Conclusion
L’œuvre Les Liaisons dangereuses comporte un sous-titre : « Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres ». Par ce terme d’« instruction » et ce sous-titre, Choderlos de Laclos fixe à son roman un objectif moral… Mais nous pouvons nous poser la question si c’est vraiment le cas dans cette lettre ? Nous pouvons faire le lien avec le roman La Princesse de Clèves qui représente l’exacte antithèse du roman Les Liaisons dangereuses.
Si l’on suit l’opinion de la Marquise, La Princesse de Clèves est l’exemple même de ce qu’elle dénonce, c'est-à-dire une vertu excessive qui condamne les amants à une douleur éternelle et conduit les femmes à renoncer à l’amour en se réfugiant au couvent. Elle oppose à cela les « plaisirs » immédiats, ceux de la chair, à vivre sans scrupules, et fait du libertinage une règle de vie pour toute la société.