En mai 1871, s’adressant au poète Paul Demény, Rimbaud écrit la lettre dite du voyant dans laquelle il s’explique sur sa démarche poétique. Cette lettre, importante pour la genèse de l’œuvre à venir, constitue une sorte d’art poétique, une théorie qui précise à la fois les objectifs, les enjeux et les moyens d’une création poétique pourtant difficile à définir. Itinéraire de découverte, d’exploration, de recherche, la poésie ainsi présentée relève d’une expérience qui a quelque chose d’inhumain ou plus exactement de surhumain.
La lettre est constituée de deux parties dans lesquelles Rimbaud développe les différents aspects de la création poétique. Il explique tout d’abord la désormais célèbre formule « Je est un autre », apparentée à une démarche de dédoublement de soi qui aboutit à un processus de création, et non pas à un projet d’introspection comme on serait tenté de le croire. Puis il se définit comme un « voleur de feu », autre formule qu’il explicite au travers d’une réflexion centrée sur le langage, outil essentiel d’une démarche qui se veut résolument novatrice.
I. Le postulat de départ
La lettre commence par un postulat : « Je est un autre ».
Ce postulat pose les conditions d’une démarche poétique qui passe par des expériences extrêmes conduisant presque à la folie. « Je est un autre » sous-tend un processus de mise à distance de soi-même, exprimé dans le premier paragraphe à travers les métaphores empruntées au domaine de la musique. Le sens du verbe « s’éveille » implique dans le contexte un phénomène de dissociation entre le sujet « le cuivre » et l’objet « le clairon ». En outre, l’évocation successive de la partie (« coup d’archet ») et du tout (« la symphonie ») confirme bien la distanciation. D’autre part, l’utilisation des pronoms personnels et des adjectifs possessifs, sujets et objets, souligne également le phénomène. Ainsi on remarque les expressions suivantes, qui indiquent explicitement le processus de dédoublement : « j’assiste à l’éclosion de ma pensée », « je la regarde », « je l’écoute ». Enfin, le travail que le poète fait sur lui, suggéré par les expressions « le poète se fait voyant » (Rimbaud aurait pu dire « devient voyant » mais l’usage du verbe « faire » à la forme pronominale est mieux choisi pour mettre en valeur l’idée du travail actif) et « il épuise en lui » va de pair avec une mise à distance constante. Selon Rimbaud, le dédoublement est un moyen d’accéder à un autre univers, un univers inconnu dont la découverte est le fondement d’une quête artistique caractérisée par son aspect absolu et novateur. L’expression « je dis qu’il faut être voyant » est une affirmation péremptoire qui montre bien le côté conscient et délibéré d’une démarche dont il montre l’importance par le biais du terme mis en italique. Le côté conscient et délibéré de l’entreprise est confirmé juste après par l’adjectif « raisonné » associé de manière paradoxale au mot « dérèglement », ce qui permet de comprendre que l’expérience ne s’apparente pas à un laisser-aller spontané, ni à une facilité passive.
Tout au long de ce paragraphe, Rimbaud révèle les moyens d’accéder à la faculté vers laquelle il tend. La préposition « par » introduit donc la formule-clef : « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », à l’intérieur de laquelle le procédé d’énumération et la valeur des mots choisis suggèrent une expérience sensible caractérisée par la démesure. Cette démesure est corroborée par plusieurs procédés : emploi récurrent de l’adjectif « tout » (« tous les sens », « toutes les formes », « tous les poisons », « toute la foi », « toute la force », « entre tous » -ici le mot est pronom indéfini-) soulignant l’idée d’absolu et de grandeur, idée reprise grâce aux adjectifs « inouïes » et « innombrables » ; emploi récurrent de l’adjectif « grand » à l’intérieur de la gradation « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » ; présence de termes hyperboliques comme « souffrance », « folie », « poisons » (au sens figuré, donc à connotation très chargée), « torture », « surhumaine », « criminel », « maudit », « affolé », « crève », « horribles » ; emploi de l’expression superlative « le suprême Savant ». D’autre part, si Rimbaud évoque un « dérèglement …/… de tous les sens », il évoque aussi implicitement une expérience morale et psychologique à travers l’expression « toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie » et l’emploi du mot « criminel ». Effectivement, on peut comprendre cette formule comme l’aveu du refus de toute norme de comportement, ce qui place le poète dans une marginalité revendiquée comme mode de vie et comme justification de la cause qu’il défend, celle de la poésie.
Dans la même perspective, on remarque que l’expérience rimbaldienne est associée à l’idée de malédiction. Effectivement, tous les termes hyperboliques sont négatifs et connotent la souffrance, la destruction et la solitude. Néanmoins, au delà de la douleur suggérée par l’emploi de tous ces mots, on peut penser que l’expérience est ressentie positivement puisqu’elle tend vers un but supérieur. Ainsi on relève un lexique renvoyant à la connaissance valorisée : « suprême Savant » (l’emploi de la majuscule confirme la valeur laudative de l’expression), « cultivé son âme », « plus riche », « intelligence ». De plus, Rimbaud insiste sur la légitimité de la douleur à travers la succession des propositions coordonnée et subordonnée de cause faisant office de phrases (« Car il arrive à l’inconnu ! », « Puisqu’il a cultivé son âme ! ») : ce raccourci d’expression, accentué par les exclamations, donne encore plus de crédibilité à l’idée ainsi mise en valeur par un poète qui fait preuve d’un enthousiasme propre à susciter l’adhésion.
On peut donc dire que l’expérience de voyance implique une envergure humaine exceptionnelle, une existence inconditionnellement vouée à l’accomplissement d’un idéal artistique, quelles qu’en soient les conséquences pour le poète. Ainsi, l’acceptation de toutes ces conséquences témoigne d’une force qui assimile le poète à un démiurge, divin et satanique à la fois.
II. Une réflexion sur la langage
L’assimilation du poète à un personnage divin prend d’ailleurs tout son sens à travers la référence explicite à Prométhée, voleur de feu bienfaiteur de l’humanité et initiateur de progrès. Mais Prométhée n’est pas le seul personnage à être évoqué : l’allusion aux « animaux » fait implicitement référence à Orphée qui charmait les hommes, les bêtes et les éléments par le pouvoir de sa musique. L’aspect divin est confirmé par la formule « ce qu’il rapporte de là-bas », dont le complément de lieu en italique fait écho à « l’inconnu » dont il était précédemment question.
Associé principalement à Prométhée, le poète s’attribue donc toutes les caractéristiques du personnage mythique : guide, médiateur, intermédiaire entre Dieu et les hommes. Sa responsabilité est mise en évidence par l’emploi des mots « chargé » et « devra », soulignant clairement l’idée d’obligation, voire de mission. Quant à l’idée du poète médium et créateur, elle est formulée grâce aux expressions « faire sentir » (on note l’importance de l’emploi de l’auxiliaire, permettant de présenter le poète comme le transcripteur de l’expérience évoquée dans les deux premiers paragraphes) et « donner forme ». Le rôle prométhéen du poète est mis en relief par les références explicites au progrès : « marche au Progrès », « multiplicateur de progrès », en italique et avec majuscule dans le premier cas, pour insister sur le rôle capital de l’artiste. Cette référence était d’ailleurs déjà annoncée au début du texte par l’insistance sur le caractère surhumain du poète, sur ses souffrances (Prométhée fut condamné à être enchaîné à un rocher, avec un aigle qui lui dévorait sans cesse le foie), et sur le caractère vertigineux de son expérience et de son statut. On peut pousser plus loin l’analogie : si Orphée possède une harpe merveilleuse et Prométhée le don des techniques, le poète, lui, possède également un outil aux pouvoirs étonnants : le langage.
Ainsi on observe tout un champ lexical appartenant au registre de la parole : « langue », « parole », « langage », « académicien », « dictionnaire », « langues », « lettre », « alphabet », « langue », « formule ». Comment Rimbaud traite-t-il cette question ? Le poète insiste bien sur la nécessité de la création d’un langage nouveau, ce qui implique le rejet de toute forme de norme et de convention dans le langage, on le devine à travers l’expression dépréciative « plus mort qu’un fossile » servant à qualifier l’académicien, dont les critères sont ressentis comme sclérosants. Le rejet de la norme, qui s’appliquait au début du texte à des expériences humaines, s’applique ici au domaine de l’écriture. Qu’en est-il donc de la conception rimbaldienne du langage ? En observant le dernier paragraphe, on note la référence explicite à Baudelaire à travers l’évocation des fameuses correspondances : « Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs ». Cette idée des correspondances sera d’ailleurs reprise par Rimbaud lorsqu’il inventera la « couleur des voyelles », langage parlant à l’âme, traduisant l’inconnu et s’adressant à tous les sens à la fois, ce qui établit une cohérence avec le « dérèglement de tous les sens » mis en avant au début de la lettre. Le langage fait donc chez le poète disparaître toutes les barrières de l’académisme, afin d’ouvrir l’accès à la nouveauté, à l’originalité, à la richesse créatrice. Enfin, ce langage nouveau répond également bien sûr à la nécessité de transcrire l’expérience ineffable et hors du commun évoquée dans les deux premiers paragraphes.
Face à ce défi, Rimbaud déclare haut et fort son enthousiasme, par le biais des phrases exclamatives et du futur, temps de la certitude. Il se montre même provocateur en raillant les académiciens. On remarque néanmoins que l’emploi du futur n’est pas systématique : il est parfois remplacé par le conditionnel, ce qui induit un doute quant à la possibilité de mener l’expérience à son terme, de la réussir.
Conclusion
Ce que contient cet extrait de lettre, de manière originale et prémonitoire, correspond assez précisément à l’expérience poétique de Rimbaud lui-même. « Le dérèglement de tous les sens » s’apparente à la fois aux multiples expériences de sa vie et à son itinéraire poétique, qui en est difficilement séparable. Sa volonté d’inventer un langage nouveau se trouve mise en pratique dans nombre des textes des Illuminations.