Gabriel Péri était un journaliste de L'Humanité apprécié des résistants, car résistant lui-même. Arrêté par les Allemands car il aurait tenté de reconstituer un parti interdit, le Parti Communiste, puis fusillé le 15 décembre 1941, il laissa derrière lui beaucoup : femme, amis, concitoyens, résistants… vie. On se souvient de lui comme l'homme qui préparait "les lendemains qui chantent" (lettre qu'il écrivit avant son exécution pour son amie). Il inspira Paul Eluard qui en trois strophes dans son recueil Au rendez-vous Allemand lui rend hommage, en tant qu'homme mort injustement, en tant que martyr, en tant que symbole. Mais plus encore, nous observerons comment et pourquoi Paul Eluard s’engage dans l’exposition de la lutte que mènent les hommes pour la vie, la justice, le bonheur. Le pouvoir du langage est ici célébré et nous nous attacherons à l’étude du rôle des mots et du rôle du poète lui-même à travers eux.
Intéressons nous d'abord au thème premier de ce poème : la commémoration de la mort injuste d'un homme. En effet, le fond de ce poème repose sur la mort, par opposition à la vie. Cette mort est exposée dès la première strophe, le premier vers, les premiers mots : « un homme est mort ». On remarque à la lecture de la première strophe la construction anaphorique des vers 1, 3, 5, qui chacun commencent par « un homme est mort », le mot « mort » étant placé à l'hémistiche, accentuant la brutalité du fait par la simplicité de l'énonciation (indéfini « un» en début de vers) et la dureté du mot monosyllabique. Cette insistance au début du poème est retrouvée au v.24, lorsque l'on apprend qui est cet homme qui est mort : « Péri est mort ». Le verbe être employé au présent de l’indicatif, donc à sa forme la plus simple, expose la simplicité du fait énoncé : la mort est part de l’existence. Au v.25, Paul Eluard emploie une image violente de la mort : « poitrine trouée », qui rappelle que Péri a été fusillé. On peut supposer que l'adjectif « troué », employé dans une proposition indépendante simple rappelle le poème « Le dormeur du val » de Rimbaud (« il a deux trous rouges au côté droit »). Nous pouvons relever le champ lexical de la guerre ( « mort » (v.1, 3, 5, 24), « défense» (v.1), « fusils » (v.4), « lutte » (v.5)) qui illustre les conditions de la mort de Péri : pendant la guerre.
Cet homme, dont la mort est présentée comme injuste, est exposé comme un symbole, un martyr. Le passage de l'indéfini « un » (v.1, 3, 5) au nom « Péri » (v.24) expose l'importance de cet homme : il est unique, et pourtant comme tous les hommes. Son identité est révélée brusquement, au v.23, par un vers bref, et le nom « Péri » est repris au vers d'après. On ne retrouve aucune référence aux auteurs de ce crime, mais juste à la brièveté de l'acte. Péri n'avait aucune défense, et cela est mis en valeur par la construction restrictive « ne…que » (v.1, 2, 3, 4). On comprend l'injustice de cette mort alors que le poète nous démontre que cet homme était fait pour la vie : c'est ainsi que l'on relève une opposition constante entre le thème de la mort et celle de la vie. D'abord dans le première strophe, avec au v.2 la vie, au v.4 la paix (« on hait les fusils »), au v.6 le souvenir (« contre l'oubli »), puis grâce à l'opposition entre les v.25 et 27 : ces deux vers ont une construction identique, mais dans le premier « sa poitrine est trouée » est une image de la mort, et dans le second "son espoir est vivant" est une image de la vie. Ce poème est donc non seulement un hommage à Péri et une révolte contre sa mort injuste, mais aussi un éloge de la vie. C’est ainsi que l’on remarque dès la deuxième vers la formule « bras ouverts à la vie » : la vie est un cadeau que Péri accueillait avec joie.
Cette vie qui passionnait Péri et dont Eluard fait l’éloge est par la suite étendue aux autres hommes, qui forment l’humanité. Cette humanité comprend Péri, le lecteur, le poète, les résistants et tous les autres hommes (hémistiche du v.26 nous/nous). Eluard nous invite à nous comparer à Péri, à le « tutoyer » (« tutoyons-le », v.25). Ce vers 25 est mis en parallèle avec le dernier vers du poème qui extrapoler l’action de « tutoyer » Péri à celle de tutoyer tous les hommes (« tutoyons-nous », v.27) : c’est la fraternité. Nous observons encore cette humanité au v.12 « sur la terre ». Nous remarquons aussi le passage du « il » des premières strophes au « nous » (v.8, 9, 24, 25, 26, 27). Pour comprendre cette poésie, il faut la replacer dans son contexte et la considérer avant tout comme une trace, presque une marque de l’Histoire. En 1944, la deuxième Guerre Mondiale n’est pas encore terminée, et la Résistance continue activement sa lutte : Paul Eluard ne dénonce pas seulement la mort injuste d’un homme, mais il exprime aussi des idées et valeurs qui rassemblent. En effet, comme toute poésie engagée, les notions exposées sont concrètes et mettent en avant des symboles, avec le but implicite de faire réagir le lecteur, de l’impliquer.
Cette vie glorifiée par Eluard est simple, juste, en un mot, heureuse. Cette vie dans laquelle le bonheur est abondant est développée dès la seconde strophe, et dans la longue énumération des v.13 à 22. Avant d’expliquer ce qu’est le bonheur lui-même, le poète utilise l’article défini « le » (v.8, 9). Le bonheur n’est pas compliqué : Paul Eluard le définit comme la combinaison de deux éléments : « la lumière » (v.10) et « la justice » (v.12). Ce bonheur, associé à la lumière, donne une image de rayonnement universel (« sur la terre », v.12). Il est ancré en l’homme. En effet, on relève la procédé d’insistance « au fond de » (v.11) et les synecdoques des yeux et du cœur nous exposent que le bonheur est humain et la vie en est indissociable. Les mots « font vivre » (v.13), et Eluard énumère ces mots, qui ont tous une connotation positive. On relève dans cette énumération de nombreux mots faisant allusion aux relations humaines : « enfant » (v.17), « frère », « camarade » (v.20), « femmes », « amis » (v.22). L’hémistiche du vers le plus long, le dix-huitième, sépare deux groupes nominaux identiques jusqu’à la première lettre du dernier mot (« et certains noms de f- ») ; les derniers mots sont « fleurs » et « fruits », deux noms monosyllabiques symbolisant l’abondance, le printemps, la légèreté. L’ « espoir » de Péri évoqué au dernier vers rappelle le v.7 : « tout ce qu’il voulait ». On remarque aussi au v.16 l’apposition de trois noms : « Amour justice et liberté ». Ces trois mots sont spécifiques à l’homme, et sont nécessaire au bonheur.
Mais même si elle a le bonheur comme objectif capital, la vie n’en oublie pas d’être vouée à d’autres causes… Les noms « défense » (v.1) et « lutte » (v.5) rappellent que nous devons avoir cœur certaines causes. La lutte pour la vie est la première des causes de l’homme : nous le remarquons dès le v.7 : « contre la mort ». Nous comprenons que la vie l’emporte sur la mort au vers précédent car l’imparfait du début de la strophe laisse place au présent, et le verbe d’action « continuer », qui dénote l’absence de cessation d’activité, la persévérance, est employé : Péri, même mort, « continue la lutte / contre la mort ». Le dernier vers de cette strophe nous indique une autre intention de Péri, le souvenir, à l’aide du parallélisme « contre…contre… ». Paul Eluard n’écrit pas « pour la vie pour le souvenir », mais insiste avec des négations (« contre la mort contre l’oubli ») qui rompe avec la suite du poème, plus positif. Le blanc qui sépare les deux strophes entre lesquelles il n’y a pourtant aucune ponctuation met en valeur le premier mot : la deuxième strophe est en effet introduite par la conjonction de coordination « car », qui nous indique que vont suivre les raisons de la mort de Péri. En effet l’expression de la causalité ici est suivie au v.24 par celle de la finalité (« pour »), toujours avec les mêmes compléments qui suivent. Le verbe de volonté « vouloir » est employé deux fois sur trois vers (7, 8, 9) : le vers 7 devient le COD des vers suivants (« tout ce qu’il voulait » rappelé par « le »), le verbe vouloir qui était à l’imparfait à la troisième personne du singulier qui passe dans le vers suivant à la première personne du pluriel, et dans le troisième vers qui garde la première personne du pluriel mais qui passe au présent. Cette construction permet à Paul Eluard de mettre en valeur l’universalité de cette volonté et d’inclure le lecteur dans le poème. Les vers qui suivent sont introduits par une tournure injonctive « Que…soit… ». Toutes les valeurs évoquées par P. Eluard sont partagées par Péri et les résistants.
Paul Eluard développe dans ce poème non seulement les thèmes que nous venons d’aborder mais aussi une idée différente et qui pourtant reste liée aux notions de vie, de mort, de fraternité. De plus, nous remarquons la simplicité de l’énonciation, qui facilite la mémorisation du poème. Il développe dans ce poème l’idée du « pouvoir du langage ». En effet, nous remarquons qu’il accorde aux mots un grand rôle : « il y a des mots qui font vivre » (v.13). Nous remarquons que même s’il n’y a pas de ponctuation à la fin du vers 12, une phrase nouvelle débute au vers 13 grâce à la tournure impersonnelle « Il y a ». L’énumération qui suit n’a pas de véritable structure, nous remarquons juste quelques constructions voisines : les mots sont reliés par la conjonction de coordination « et » (9 fois en 7 vers). Ces mots font vivre les hommes, et en effet, ils sont tous reliés, d’une façon ou d’une autre, à la vie humaine, heureuse et bonne. Ces mots qui font vivre sont « innocents » (v.14), par opposition aux actions qui provoquent la mort. Nous observons des mots qui rappellent la nature abondante (« chaleur », v.15, « fleurs », « fruits », v.18), les relations aimantes entre hommes (cf. plus haut), les sentiments (« confiance », v.15, « amour », v.16, « gentillesse », v.17, « courage », v.19). Il faut malgré tout relever le mot « certain », qui réduit et empêche au lecteur de croire que tout fait vivre. Ces vers sont tous des décasyllabes, sauf le vers 18, qui symbolise l’abondance et la joie. Tous ces mots ont une connotation positive, abstraite ou concrète. Les mots permettent aussi aux hommes de s’aimer. Paul Eluard nous le fait comprendre à la fin du poème en nous incitant à nous tutoyer (le tutoiement est une forme de communication plus fraternelle).
Mais même si ces mots existent, il leur faut encore être prononcés : c’est le rôle du poète. Nous remarquons que le temps employé au début et à la fin du poème est le présent de l’indicatif, ce qui nous laisse penser que le pouvoir de la pensée d’un homme ne s’efface pas avec sa seule mort ; l’importance du poète est à l’instant présent. Le nom « Péri » est mis en parallèle avec tous les autres mots « qui font vivre », et qui sont « innocents » : l’homme est fait pour la vie. L’impératif employé au vers 23 (« ajoutons-y ») n’est pas un ordre mais un souhait, une proposition, une invitation. Le poète doit être à l’origine de plusieurs idées : l’exaltation des valeurs de la vie en premier lieu. C’est ainsi que P. Eluard commence son poème sur la notion de mort et glisse vers celle de vie avec le verbe « vivre » au v.13 et l’adjectif « vivant » au dernier vers : il élargit les thèmes vers le futur. Un poète doit perpétuer le souvenir (« contre l’oubli », v.6), l’écriture est un relais de l’existence : l’espoir de Péri est vivant (v.27) car Paul Eluard a écrit un poème sur lui, permettant ainsi à cet homme de continuer à exister. Le dernier rôle du poète est celui d’éveiller les consciences, et d’impliquer le reste du monde. C’est pourquoi nous pouvons relever trois impératifs (v.23, 25, 27) ; ces impératifs reprennent la même forme de construction que nous avions remarqué aux v.8, 9 : le verbe « tutoyer » est toujours à la première personne du pluriel mais le COD est d’abord « le » (Péri), puis « nous ». Nous sommes invités à communiquer avec un homme qui est mort mais dont le souvenir est perpétué, et à communiquer entre nous. Le dernier vers est conclu par un point : les ornements ne sont pas nécessaires lorsque les sujets traités sont simples. Paul Eluard a pour intention implicite d’éveiller la conscience du lecteur de ce poème, en 1944 : cette poésie se termine donc sur un élan d’espérance vers un situation meilleure.
Ce poème est au premier abord une célébration d’un martyr : celui de Péri, celui d’un homme. Au-delà du contexte de la guerre, ce poème dénonce l’injustice de cette mort, car cet homme ne demandait qu’à vivre. Parallèlement, ce poème exalte les valeurs de la vie : le bonheur, objectif capital, justice, sentiments positifs, fraternité. Les mots sont opposés aux actions, mais alors que ces dernières peuvent mener à la mort, les mots permettent non seulement la vie mais aussi « la vie après la mort », le souvenir, l’espoir. Le rôle du poète apparaît à travers eux : il doit exalter leur puissance, et avec la vie elle-même, il doit perpétuer le souvenir des hommes et éveiller les consciences et appeler à l’engagement, ici notamment à la Résistance. Eluard n’est pas le seul poète qui rend hommage à Gabriel Péri. En effet, Aragon, lui aussi journaliste de l’Humanité, aussi écrivit quelques vers en son honneur :
« C’est au cimetière d’Ivry
Qu’au fond de la fosse commune
Dans l’anonyme nuit sans lune
Repose Gabriel Péri »…