Les enterrements ne seraient-ils qu'une mise en scène où chaque personnage s'efforce de tenir le rôle qui lui incombe, parfois avec hypocrisie ? Déjà La Fontaine, dans sa fable Le Curé et le Mort, ironisait :
Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte ;
Un Curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Verlaine écrira par la suite un sonnet intitulé L'Enterrement où il fustige les héritiers resplendissants.
Dans le dénouement de son roman, Le Père Goriot, Balzac reprend cette vision réaliste et satirique de la société et de ses conventions. Mais l'inhumation du père Goriot, par ses circonstances, son déroulement, les rapprochements symboliques qu'elle suggère, clôt surtout l'éducation sentimentale et sociale de son jeune voisin de la pension Vauquer, Eugène de Rastignac.
I. La volonté réaliste, satirique et symbolique
a) Balzac suit scrupuleusement le déroulement de l'enterrement ; il relate minutieusement
• la levée du corps,
• le convoi,
• l'office funèbre
• l'inhumation proprement dite.
Il use d'un vocabulaire réaliste, choisit les termes conventionnels comme "bière", "char", nous précise même les titres des psaumes lors de l'office religieux, le "Libera", le "De profundis", et ne nous épargne pas le bruit sourd des pelletées de terre" sur le bois du cercueil.
b) Une tonalité parodique et même odieuse
Mais dans cet extrait d'autres situations ou attitudes conventionnelles prennent une tonalité parodique et même odieuse, révèlant la misère et l'abandon dont le père Goriot est victime.
Le rôle de Christophe
• personnage nécessaire représentant la réalité conventionnelle de tout enterrement
• l'éloge funèbre (sincérité ou stéréotype ?)
• sinistre parodie des condoléances révélant l'absence de la famille
présence de l'argent => enterrement expédié (gradation)
• normale (?), professionnelle : fossoyeurs (convention du pourboire)
• professionnelle et anormale chez les "gens du clergé" (périphrase à commenter !)
• Balzac se livre même à quelques intrusions, commentaires généraux sur la situation du clergé.
c) Certaines précisions réalistes, mais aussi symboliques, accentuent encore l'atmosphère sordide de cet enterrement
Le temps
• rapidité des actions => accélération du destin, oubli
• climat humide, sombre d'une fin de journée => tristesse, énervement
Les lieux
• l'atmosphère sombre et la proximité de la chapelle, dans ce quartier miséreux, sordide où le père Goriot a terminé sa triste destinée.
• le symbole des calèches armoriées et vides représentant le luxe, la position sociale des filles à travers les armoiries, mais aussi le vide de leur coeur, l'absence de toute humanité.
Transition : Face à ce monde indifférent, hypocrite, dominé par l'intérêt, décrit impitoyablement par Balzac, le jeune Rastignac subit sa dernière et cruelle initiation.
II. La fin d'une initiation sentimentale et sociale
a) L'extrait révèle une très nette évolution psychologique
Mutisme, solitude de Rastignac qui est fort différent des autres personnages présents, car il est plongé dans sa tristesse, mais aussi dans ses réflexions.
Gestes et attitudes symboliques de Rastignac : compassion, respect, piété
• Le passé, monde de la pureté, est enterré : l'image
• La vertu, le sentiment, sont enterrés : la larme
La dernière honte
• le pourboire, révélateur de la misère passée /présente MAIS détonateur pour l'AVENIR
b) Un choix définitif : réussir !
Transfiguration de la CAPITALE
• personnification et interprétation de "tortueusement"
• allégorie de la "ruche bourdonnant"
• choix révélateur des lieux : haute société, beaux quartiers
Position symbolique du conquérant, bras croisé, dominant, regard en plongée
Transition : Mais derrière cette description, ces transfigurations, => regard et jugement de Balzac
III. Le romancier face à son personnage, à son oeuvre
a) Complexité psychologique de Rastignac : nouveau type de héros ?
Un regard à la fois tendre et ironique sur l'arriviste
• Vocabulaire religieux, parfois hyperbolique utilisé pour les attitudes et la douleur d'Eugène ==> regard à la fois tendre, protecteur et moqueur sur son personnage.
• Compromission d'un coeur pur qui semble choisir le Prétexte (?) de la vengeance pour se disculper.
Exagération et ironie : les dires et les faits
• La force de l'arrivisme et les "mains sales"
• Dernières paroles avant la plongé dans la fange.
Terme révélant le cynisme, le refus du sentiment.
• Le dîner un jour de deuil, l'appellation révélatrice de Mme de Nucingen au lieu de Delphine : femme du banquier, protectrice, sésame pour pénétrer dans la jungle de la finance.
• Contraste entre l'exagération des postures, la fausse grandeur des propos et l'acte accompli, le dîner chez les Nucingen. D'ailleurs dans les premières versions, Rastignac rentrait chez lui, dans sa garçonnière, rue d'Artois !
b) Une parabole : Mort, renaissance, retour des personnages
• Déchéance, Mort de Goriot => Education, Naissance de Rastignac
• Ce dénouement clôt tragiquement la vie du personnage Goriot, lance un personnage important de la Comédie Humaine, qui épousera la fille de Delphine, qui obtiendra son salaire, pour son poste d'amant attentionné, des mains de Nucingen, parvenant au rang de ministre en 1845 dans Les Comédiens sans le savoir.