L’homme est le seul parmi les êtres vivants a avoir une claire conscience de la mort. La mort est pour nous une certitude, il n’est pas nécessaire d’avoir vécu cette ultime épreuve pour savoir qu’inéluctablement nous mourrons. Mais comment vivons-nous ceci au quotidien ? La mort se vit-elle comme un ordre ou un désordre ? Cette question présuppose que nous vivons la mort, mais celle-ci peut-elle véritablement se vivre si ce n’est au moment précis où nous mourons ? Et si la mort peut réellement se vivre, de quelle façon la vivons-nous ? Car la question porte bien sur deux manières qui semblent tout à fait antithétiques de considérer la mort : on peut la voir comme un ordre ou comme un désordre. Si on se rapporte au sens du terme « ordre » que l’on peut définir comme une des idées fondamentales de l’entendement qui implique une disposition satisfaisante de la raison, on comprend bien que la question touche au thème du rapport de la mort. Qu’elles pourraient être alors les attitudes face à la mort qui reviendraient à vivre celle-ci comme un ordre ou comme un désordre ?
Enfin on peut se demander si l’opposition proposée n’est pas un peu schématique et si notre rapport à la mort ne révèlerait pas d’une sorte de conciliation entre les deux aspects. L’ordre et le désordre ne pourraient-ils pas êtres unis dans une même façon de considérer la mort ?
A première vue, il semble bien difficile de concevoir que la mort puisse se vivre puisque par définition, la mort est négation de la vie. Lorsque je fais l’expérience de ma propre mort, je ne suis déjà plus vivant et lorsque je suis vivant, je peux penser à la mort, sur la mort mais pas la mort elle-même. Comme l’observait Kant, nul ne peut faire l’expérience de la mort, et la pensée d’un « non-être » ne peut absolument pas exister. Ainsi, la mort apparaît radicalement impensable en elle-même. Comment alors la mort peut-elle véritablement se vivre, si elle ne peut pas être réellement pensée ?
Peut-être même est-il totalement absurde de penser qu’on puisse vivre la mort de quelque manière que ce soit puisque si on en croit Epicure, « La mort n’est rien par rapport à nous. Car ce qui est dessous ne ressent rien, et ce qui ne ressent n’est rien par rapport à nous. » Il précisera dans « la lettre à Ménécée » : « Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation, la mort est la privation de toute sensibilité. Quand nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants, ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. » Ainsi, pour Epicure, comme la mort est au-delà de toute sensation, elle n’a rien à voir avec la vie ; notre existence est radicalement indépendante de l’existence de la mort, l’homme n’a donc pas à réfléchir plus avant à la mort et ne peut de surcroît, pas la vivre, puisqu’il s’agit d’un ennemis qu’on ne saurait rencontrer d’une confrontation qui se révèle impossible au moment de devenir réalité dans la mesure où, au moment précis où je meurs et où je pourrais vivre la mort, je ne suis plus vivant et je perds toute possibilité de pouvoir la vivre.
On peut alors opter pour une autre alternative envisageant que la mort puisse vivre à travers la mort des autres. Mais il semble bien difficile de croire qu’on puisse vivre la mort des autres comme on vit sa propre mort. Bien que le fait de mourir soit commun à tous, notre propre mort ne peut être pensée comme celle des autres. On rejoint ici Jankélévitch qui, dans son ouvrage intitulé «la Mort», il affirme que la mort de chacun est « une expérience privilégiée dans laquelle la loi universelle de mortalité est vécue comme un malheur privé et une tragédie personnelle ». Aussi dure que soit l’épreuve de la mort d’autrui, elle est encore du domaine de l’objectivité, on ne fait que la constater, que l’éprouver. Ma propre mort ne pourra jamais être un événement dont je sois le témoin, j’entretiens un rapport intime avec elle, elle est pour moi un événement premier même si des millions de gens sont morts avant moi. Comme l’a bien souligné Ionesco dans sa pièce « le roi se meurt », « On est toujours le premier à mourir ». Ce que d’autres ont pu vivre auparavant, cesse d’exister quand nous n’avons plus d’après.. L’autre est notre semblable jusqu’au moment où l’on meurt ; la mort n’est que l’expérience solitaire de notre unicité.
Cependant, si la mort ne peut se vivre an elle-même, ou à travers la mort des autres, ne peut-on pas dire que nous vivons la mort dans la mesure où nous avons un rapport à elle tout le long de notre vie. Ce rapport à la mort serait donc une façon de la vivre et nous vivrions cette mort au quotidien. Elle ferait partie intégrante de notre vie. C’est dans cette optique que Chateaubriand écrit dans son ouvrage « Voyage en Amérique » « Tout nous ramène à quelque idée de mort, parce que cette idée est au fond de la vie. » Chaque jour nous amène en effet à vivre la mort, à reconnaître son emprise. Dès qu »un accident nous touche ou touche un être proche nous prenons conscience de l’enjeu capital, de la menace qu’elle représente. Nous nous rendons compte qu’il faut compter toujours et partout avec elle, sans savoir d’ailleurs, si c’est elle ou notre imagination qui nous menace le plus. Chaque seconde qui s’écoule nous invite à constater sa présence car lorsque nous prenons conscience du temps qui passe, nous prenons conscience par-là même que l’instant qui vient d’entrer dans le passé nous rapproche inéluctablement de la mort. De toute façon, dès l’instant où nous naissons, nous vivons déjà la mort, le compte à rebours est déjà commencé. Nous pouvons conclure avec Montaigne que « Tous les jours vont à la mort. » ; nous nous vivons dons la mort tout en vivant et il n’est pas nécessaire d’être passé par la mort pour dire « je vis la mort ». Mais si la mort peut effectivement se vivre, se vit-elle comme un ordre ou un désordre ? Quelles manières de considérer la mort reviendraient à la vivre comme un ordre ou comme un désordre ?
La mort ne dépend pas de nous et quand bien même nous déciderions d’en fixer le moment par une mort volontaire, nous ne ferions que devancer ce que de toute façon, nous serions incapables d’empêcher. La mort est donc dans ce sens un ordre que l’on ne peut bouleverser. Il faut y passer, c’est un passage obligé auquel d’aucun d’entre nous ne peut échapper ; la mort se vit alors comme une sorte d’ordre suprême, de toute puissance inexorable que nul n’a le pouvoir de changer, ni même de remettre en cause. Nous vivons également la mort comme un ordre dans la mesure où elle est inscrite dans l’ordre de la nature. La mort est en effet absolument indispensable pour l’évolution de la matière vivante. Sans mort, la possibilité de voir apparaître chaque fois un nouvel être légèrement différent du premier n’existerait pas. Or, l’individu nouvellement créer à lui la possibilité de s’adapte à de nouvelles conditions d’existence. Rien n’est statique dans la nature. La mort est tout à fait essentielle pour qu’une espèce puisse évoluer. L’apparition des uns suppose la disparition des autres. La mort individuelle peut donc être vue comme une nécessité imposée par l’ordre de la nature pour la survie de l’espèce. Ainsi, la nature ne prend pas en considération l’individu en tant que tel, mais il semble bien difficile pour l’homme d’en faire autant et de vivre sa propre mort comme une nécessité, nous nous contentons le plus souvent de la vivre comme un ordre que la nature nous impose et contre lequel nous ne pouvons rien faire. La mort fait partie de l’ordre de la vie, nous savons qu’à partir du moment où nous venons au monde, il nous faudra ensuite mourir. Ainsi, la mort semble bien avoir des caractéristiques d’un ordre, elle obéit à des lois strictes, personne ne peut y échapper, elle s’applique à chacun d’entre nous. On peut noter par ailleurs qu’elle s’inscrit dans un ordre chronologique : c’est la dernière étape à laquelle chaque être humain doit se soumettre.
Vivre la mort comme un ordre débouche nécessairement sur une attitude qui tend à accepter la mort. Puisque nous savons que la mort est invincible et inéluctable, nous l’acceptons. C’est cette attitude qu’on choisit les Stoïciens et qu’ils défendent. Ainsi les Pensées IX, Marc Aurèle écrit : « Ne méprise pas la mort, mais soit content d’elle, puisqu’elle est une des choses que veut la nature. Tels sont (…) tous les évènements naturels qui marquent les heures de ta vie, telle est aussi la dissolution de ton être.(…) Il te faut accueillir l’heure où ta petite âme se détachera de ton enveloppe. » Autrement dit, la mort, puisqu’elle est un processus naturel et nécessaire, tout sage se doit de l’accepter, et il convient de l’attendre avec sérénité. C’est la philosophie qui enseignera cette sérénité. Ainsi, Montaigne écrira dans « les Essais » : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ».
La mort semble donc bien pouvoir se vivre comme un ordre mais n’est-il pas possible qu’elle puisse se vivre comme un désordre ?
Tout d’abord, on peut dire qu’étant donné que la mort est en elle-même proprement inconnaissable elle n’est pour nous qu’un désordre de supposition que nous faisons sur elle. Ainsi, par exemple, les religions l’expliquent souvent comme un châtiment divin, le résultat d’une chute, l’homme étant à l’origine immortel. Certains, qui ont besoins de croire au surnaturel se lancent, souvent après un coma, dans le récit de la sempiternelle « lumière blanche » qui s’avance et prétendent que c’est ainsi que la mort se manifeste. On donne encore bien d’autres explications mais aucune ne peut prétendre rendre compte de manière indubitable de ce qu’est véritablement la mort, c’est pourquoi, lorsque nous tentons de réfléchir à ce que peut-être la mort en elle-même notre esprit ne se perd dans des suppositions qui n’aboutiront jamais à une certitude. Nous en restons au stade d’hypothèses complètement désordonnées.
D’autre part, nous vivons la mort comme un désordre dans la mesure où la mort est ce qui peut instantanément désordonner tout ce que j’ai mis sur pied. Aussi solidement construite soit-elle mon existence est rendue précaire par la mort, qui est toujours menaçante. « Contre tout ce qui vient du dehors, il est possible de se procurer la sécurité. Mais à cause de la mort, nous autres, les hommes, nous sommes tous une forteresse sans remparts. », ainsi écrivait Epicure dans sa « sentence vaticane 11 ». L’existence humaine est en permanence menacée par la mort, celle-ci peut en un instant tout désordonner. Qu’il s’agisse de ma propre mort ou de celle d’un proche, elle est le douloureux moment de perte de tout repère au sein de ce qui nous paraissait le plus familier la mort sous-entend la disparition de l’univers qui nous était connu jusqu’ici et se caractérise par l’irruption du néant au sein de ce qui nous est plus réel que tout, de ce qui nous offre un semblant d’équilibre et d’assurance. Nous la vivons donc comme un désordre : nous savons qu’elle nous privera de tous nos repères au moment fatidique ou qu’elle l’a déjà fait en nous enlevant un être cher.
La mort est d’autant plus vécue comme un désordre qu’elle « désordonne » notre vie en faisant naître en nous un sentiment d’angoisse, de peur du néant. Notre statut de mortel ainsi que l’impossibilité de se sécurisé suscite une prise de conscience angoissée de ce que c’est qu’exister. L’angoisse révèle le néant qui se cache au sein de ce monde, elle est l’épreuve intime et terrible qui dévoile le « sang froid » de toute existence, l’abîme dont aucune tentative pour se sentir « à l’aise », « chez soi » dans le monde ne peut permettre de sortir. On a beau se préparer à mourir, il y a toujours un temps, ne serait-ce que l’ultime instant, où le désordre envahit notre esprit. Ainsi Levinas dira « Pour la pensée qui se meurt toujours au milieu de notions interdépendantes, la mort est le trou qui défait le système, le dérangement de tout ordre, le démantèlement de toute la totalité ». Cette mort se vit comme un désordre car, si on reprend la pensée de Heidegger, elle n’est pas une possibilité comme toutes les autres possibilités, où il y a toujours un préliminaire, un projet. Comme le dira Emmanuel Levinas : « Elle est un événement sans projet et le projet qu’on peut avoir de la mort est défait au dernier moment. C’est elle qui fait le dernier bout de chemin. »
La mort est une possibilité mais on la vit comme un désordre dans le sens où c’est une possibilité indépassable qui n’offre aucune possibilité elle ne donne rien à réaliser Heidegger appellera d’ailleurs la possibilité extrême de la mort « possibilité de l’impossible », formule relevant de l’oxymore qui rend bien compte du désordre que représente la mort.
Ainsi, on peut dire que la mort se vit comme un ordre mais on peut également considérer qu’elle se vit comme un désordre. Si ces deux façons de voir la mort peuvent se justifier indépendamment l’une de l’autre, ne pourrait-on pas les associer, bien qu’elles semblent s’opposer, dans une même conception de la mort ? Le désordre que crée la mort ne permettrait-il pas de la penser comme un ordre dans le sens où ce désordre soutiendrait l’existence en nous aidant à agir ?
Il est clair qu’un être infini, n’existerait pas au sens fort du verbe exister, ex sistere, se tenir hors de soi, n’être pas emprisonné dans une coïncidence trop parfaite à soi, comme la chose.
Cet être immortel serait toujours en lui-même tel que l’éternité le laisse, assuré que tout lui adviendra. Pour lui, il ne vaut pas la peine d’exister, il lui suffit d’être car il n’est pas limité dans le temps. Au contraire, l’homme, lui, en tant qu’être mortel et donc temporel, accorde une valeur inestimable au temps car il est pour lui limité. Ainsi, on peut dire que c’est la finitude de l’être mortel qui commande la vigilance, la concentration et surtout les projets. L’homme, avant que la mort ne le fasse disparaître, s’empresse de marquer son passage et c’est bien la perspective de la mort qui le pousse à agir. Voilà pourquoi Heidegger nomme Dasein, c’est à dire l’existence, « Sein um Tode », « être pour la mort » ou mieux « être envers la mort ». C’est bien à partir de la mort que l’homme construit son existence.
Ainsi, on peut affirmer que le fait de vivre la mort comme un désordre contribue paradoxalement à « ordonner » ma vie dans la mesure où ce désordre me pousse à donner un sens à ma vie. En prenant conscience du désordre total que provoquera la mort en nous privant de tous les repères que nous avions jusqu’à présent, nous nous disons qu’il bien vite laisser notre trace et donner une signification à notre existence tant que c’est encore possible et que nous en sommes encore capables.
La mort, même si elle est vécue comme un désordre, retrouve la qualité d’ordre nécessaire puisqu’elle permet de dynamiser notre existence en lui donnant un sens.
Le désordre que crée la mort dans notre vie, exemple sous la forme d’angoisse, nous rappelle que la mort est là et qu’à tout moment tout peut s’arrêter, il brise le danger, la dispersion, de l’éclatement de soi-même de multiples projets particuliers entrecroisés du hasard de la vie et ainsi met de l’ordre dans notre existence. Ce désordre met fin à certains comportements tout faits, à la momification sécurisante de soi, à quoi nous mènent souvent par exemple, des succès passés. Vivre la mort comme un désordre nous pousse à renoncer à faire de notre existence quelque chose de stable te de confortable, qui ne serait que le réceptacle de nos acquis. Cela, au contraire, nous incite à maintenir le corps, nous encourager à un devenir ferme et sans compromis. Nous demeurons infiniment ouverts au possible et nous faisons tout pour nous construire une histoire.
Certes, on peut dire, que d’une certaine manière la mort se vit comme un ordre mais elle se vit également comme un désordre. Notre rapport à la mort peut même être plus complexe et mêler la notion d’ordre et de désordre. Cependant, peut-on véritablement affirmer que la mort se vit, d’une façon générale, de manière individuelle, notre propre façon de vivre la mort ? N’y a-t-il pas autant de façons de vivre la mort que de façons de vivre l’existence ?