Au XVIIème siècle, La Fontaine a su donner à la fable, genre antique dont « Esope est le père », ses lettres de noblesse en France, et dans l’imaginaire collectif il est celui qui « se ser[vait] d’animaux pour instruire les hommes ». Les fables du second recueil sont cependant différentes des précédentes ; le fabuliste cherche à se renouveler et varie les sources d’inspiration, puisant chez l’indien Pilpay ou dans l’actualité ses sujets ; le bestiaire est moins utilisé ; la tonalité aussi a changé, La Fontaine se montrant souvent plus pessimiste et satirique que moralisateur. Ce recueil n’est d’ailleurs pas dédié à un enfant, comme l’était le premier.
La fable 10 du livre VII, « Le curé et le mort », est représentative de ce changement. S’inspirant d’une anecdote réelle, relatée par Madame de Sévigné à sa fille dans son abondante correspondance, le fabuliste raconte l’histoire d’un curé qui trouve la mort en accompagnant un mort au cimetière, alors qu’il se laissait aller à la rêverie. Cette fable fait pendant à celle de « La laitière et le Pot au lait », qui raconte une aventure construite sur le même schéma. La thématique de l’imagination prend donc une importance décisive. Comment le fabuliste traite-t-il le fait divers dans l’apologue, et quelle est son ambition morale ? Nous étudierons tout d’abord l’art de la narration dans cette fable, puis la visée satirique de La Fontaine dans sa description du curé songeur. Nous analyserons enfin la réflexion sur la condition humaine que propose ce texte.
I. L’art de la narration
La Fontaine a transformé le fait divers en un apologue plaisant, vif, varié, qui joue des oppositions entre les personnages, et qui mêle des tonalités inattendues, compte tenu du sujet et des personnages choisis.
a) La brièveté et la variété
La Fontaine a écrit, avec « Le curé et le Mort », un petit récit alerte. Il relate une anecdote, sans digression, en utilisant pour l’essentiel des octosyllabes, qui confèrent à la fable un rythme vif. L’originalité de la fable tient ici au long développement de la situation initiale, qui met en valeur la seule péripétie, qui fait office à la fois d’élément perturbateur, d’élément de résolution, et de situation finale : l’accident dans lequel le curé trouve la mort. La valeur dramatique de cette chute est mise en relief par la parataxe : « Un heurt survient, adieu le char » (v30), le présentatif « Voilà » (v31) et l’utilisation du passé composé : « Messire Jean Chouart […] a la tête cassée » (v31).
Le récit est d’autant plus plaisant à lire que le fabuliste joue sur l’alternance et la variété, pour lui donner du rythme. Il alterne les rimes plates (v5-6), croisées (v1-4), embrassées (29-32) ; le récit est parfois coupé par du discours direct (v15-18, 21-23) ou les interventions du narrateur (« hélas ! » v7) ; à l’intérieur même du récit, La Fontaine fait alterner les temps, avec de l’imparfait (v1-6, 10-14, 18-20, 24-28), du présent de narration (v30-35), d’énonciation (dans les paroles rapportées), ou de vérité générale (v7, 37).
La Fontaine a donc cherché à garder le caractère brutal de l’anecdote, tout en la rendant plaisante.
b)Les personnages
Il développe cependant suffisamment son récit pour le lecteur jouisse des parallélismes qu’il a créés entre ses personnages. Ceux-ci sont dès le titre mis en relation, avec la conjonction « et » qui laisse s’interroger sur le sens : souvent les personnages qui donnent le titre de la fable s’opposent, comme le Corbeau et le Renard, ou le Lièvre et la Tortue. Ici, il ne s’agit pas d’animaux, et le lecteur voit mal de prime abord ce que l’auteur suggère. Le fabuliste utilise donc dès les quatre premiers vers de forte oppositions afin d’amener le lecteur à saisir l’enjeu de la fable et le caractère du curé : les vers 1 et 3 sont construits de façon identique : déterminant indéfini, nom, verbe (« s’en allait »), adverbe ; seuls les noms et les adverbes changent, et puisque les adverbes sont antithétiques (« tristement » / « gaiement »), les noms doivent être compris comme antithétiques eux aussi. La suite du texte est plus subtile, et ce sont les connotations qui s’opposent : au mort la « bière » qui lui sert d’habit et qu’il n’ôtera plus, au curé les rêveries sur les « cotillons » à offrir, et sans doute à ôter…
Par ailleurs, le lecteur du recueil , qui vient de lire « La laitière et le Pot au lait », remarque la similitude entre les deux fables, et conclut que le « curé » est l’équivalent de la « laitière », ce qui implique que le « mort » est l’équivalent du « pot au lait » : la réification implicite du titre, développée par le participe passé « empaqueté » (v6) montre que le mort n’est plus qu’une chose, alors que le curé, bien vivant, a des aspirations, des envies, d’ « agréable[s] pensée[s] » (v29).
c) La tonalité
Ces oppositions permettent à La Fontaine de créer dans cette fable une tonalité particulière, mêlée de grivoiserie, avec les mentions des « cotillons », de la « nièce », de la « chambrière » (v26-28) et d’humour noir, avec le curé libidineux qui chemine au côté du mort en direction du cimetière, et la chute qui mêle leurs deux destins. Le texte est par ailleurs ironique : les reprises nominales font d’ « un mort » « Monsieur le mort » dans la bouche du curé, et cette appellation ironique puisque faussement respectueuse est parodiée par l’auteur qui qualifie le curé de « Messire Jean Chouart ». De plus, afin de montrer la cupidité du curé qui compte ce que pourra lui rapporter cet enterrement, le mort est par deux fois appelé « son mort », comme si le curé s’était déjà approprié les revenus dus à celui-ci. L’auteur fait un jeu de mots au vers 37, car le curé « comptait » sur son mort, au sens d’ « espérait », mais aussi au sens concret de « faisait les comptes ».
A partir d’une anecdote réellement arrivée, La Fontaine construit une fable plaisante, tant par le rythme du récit que par les caractéristiques données aux protagonistes ou par la tonalité toute particulière de la fable. A travers le personnage du curé, La Fontaine se livre à une satire féroce du clergé, car ce curé apparaît comme un bon vivant.
II. La satire du clergé
a) La dépravation des mœurs
Le curé mis en scène par La Fontaine apparaît comme un être dépravé. Avec l’argent de l’enterrement, il rêve d’acheter une « feuillette », c’est-à-dire un tonneau, « du meilleur vin des environs » ; La Fontaine s’inscrit dans la tradition anti-cléricale qui voit dans les hommes d’Eglise des ivrognes invétérés. Son autre projet est d’acheter des « cotillons », des jupons, à sa nièce et à sa femme de chambre ; La Fontaine fait du curé de sa fable un homme lascif. Le thème de la sensualité est tout d’abord évoqué dans les vers consacrés au mort, qui ne connaîtra plus les jouissances de la chair : son cercueil est désigné par trois fois comme une « robe », dont les morts ne peuvent se dévêtir (v7-8). Il est repris dans l’ « agréable pensée » (v29) du curé qui veut acheter des dessous pour « certaine nièce » et une chambrière nommée « Pâquette », dont le nom évoque une femme légère. Le curé apparaît donc comme un individu lubrique, qui profite de son ascendant social et moral sur sa femme de chambre, et a même des pensées incestueuses avec sa nièce. La Fontaine charge le portrait, en appelant, par deux fois, le curé « Messire Jean Chouart » (v18,31): « Messire » est le titre donné aux gens d’Eglise ; « Jean Chouart » est une référence à Rabelais, qui désigne ainsi, dans Pantagruel ou le Quart Livre, le sexe masculin. Le personnage est donc réduit à son organe, ce qui montre son côté jouisseur ; l’association du titre qui rappelle son statut d’homme d’Eglise, son côté spirituel, et du pénis qui renvoie au côté sensuel de l’homme est férocement satirique. Le curé est montré comme un être dépravé qui est prêt à céder au péché de luxure.
b) La cupidité
Le curé est par ailleurs montré comme un être cupide, intéressé seulement par l’argent que peut lui rapporter le mort. Par une pensée charitable pour « notre défunt » ne vient au « pasteur ». Il ne songe qu’à ce qu’il va gagner : « il ne s’agit que du salaire » (v17), « j’aurai de vous tant en argent, et tant en cire, et tant en autres menus coûts » (v21-23). La répétition de « tant » dévoile les calculs auxquels se livre le prêtre, qui comptabilise sa rétribution, l’argent payé par les fidèles pour les cierges et les détails du service funèbre. « Son mort » devient donc pour le curé un « trésor », qu’il « couve » des yeux, ce qui traduit bien sa cupidité. Le jeu de mots final (« le curé Chouart, qui sur son mort comptait ») rappelle une dernière fois au lecteur le caractère intéressé du prêtre.
Au rebours de toutes les valeurs chrétiennes, le mort devient donc pour l’Eglise une valeur marchande. Il n’est plus qu’une chose, dont on oublie l’âme, « bien et dûment empaqueté » que l’on emmène au cimetière « au plus vite » pour toucher son « salaire ». L’insistance de La Fontaine sur la « bière » (v7), le « plomb » (v33) montre la réification de la personne pour le clergé, qui ne se préoccupe pas de spiritualité mais se révèle mercantile. Les pensées du prêtre mettent en valeur la relation conçue sur l’échange et le profit : « on vous en donnera [des prières] de toutes les façons » et « j’aurai de vous tant […] ».
c) L’hypocrisie
En mettant au jour les péchés des gens d’Eglise, qui cèdent facilement à l’avarice et à la luxure, La Fontaine fait surtout ressortir leur hypocrisie. C’est sous prétexte de spiritualité et de salut de l’âme que sont dites les prières et effectuées les cérémonies religieuses. Or, dans ce texte, le fabuliste met en opposition les paroles effectivement prononcées et les pensées réelles du prêtre. Il « récitait, à l’ordinaire, / Maintes dévotes oraisons, / Et des psaumes, et des leçons, / Et des versets, et des répons » : trois vers sont consacrés à l’énumération des différentes prières chantées ou lues par le curé, avec la répétition (et l’anaphore) de la conjonction « et » qui marque l’accumulation. Derrière cette démonstration de religiosité et de foi, se dissimulent des pensées non avouables : « On vous en donnera de toutes les façons ; / Il ne s’agit que du salaire ». L’ingéniosité de La Fontaine consiste à inverser dans la fable les procédés attendus : les prières prononcées sont rapportées de façon indirecte, tandis que les pensées du curé sont rapportées au style direct. Celles-ci prennent donc plus de relief, et paraissent plus vraies que les litanies de prières débitées effectivement. De plus, le curé semble se moquer du mort : s’adressant mentalement à lui, il le nargue, en l’appelant « Monsieur le Mort » et en énumérant les profits réalisés grâce à lui.
L’anecdote permet donc à La Fontaine de livrer une virulente satire des hommes d’Eglise, montrés comme des êtres dépravés, cupides et hypocrites. Mais la fable n’est pas seulement ironique : elle invite à réfléchir sur l’humaine condition.
III. Une réflexion sur la condition humaine
Dans les trois derniers vers, séparés du texte par un espace, et qui apparaissent comme la moralité de la fable, La Fontaine estime que « le curé Chouart », c’est-à-dire l’aventure du curé Chouart, est « proprement toute notre vie ». Le lecteur est donc amené à voir dans cet apologue une image de sa propre destinée.
a) La finitude
En choisissant comme personnages un mort et un curé qui meurt, La Fontaine montre le destin humain sous le signe de la finitude. Il attire notre attention sur notre devenir commun, en insistant sur le cercueil, et en faisant part de son chagrin personnel : « une robe, hélas ! qu’on nomme bière ». Il tente cependant une dédramatisation en présentant le mort avec des caractéristiques de vivant : la terre est son « dernier gîte », il est vêtu d’une « robe », et se révèle, à son insu, acteur de la fin du curé : « le Paroissien en plomb entraîne son pasteur ». Mais si l’auteur, dans ses interventions, refuse d’évoquer le mort de façon morbide, le personnage du curé, on l’a vu, le renvoie à sa finitude en le considérant comme une chose, dont il peut tirer profit.
La brutalité de la chute rappelle d’ailleurs au lecteur que nul n’est à l’abri : La Fontaine utilise le paradoxe de l’anecdote pour rendre compte des aléas de la fortune, qui peuvent être tragiques. Les deux personnages mis en opposition tout le long de la fable, l’un mort et n’ayant plus droit à rien, l’autre bien vivant et plein d’espérance, se retrouvent unis dans le même destin : « tous deux s’en vont de compagnie ». Le chiasme développé dans les vers 33-34 suggère le retournement de situation complet et rapide qui s’opère. Le curé en mourant devient lui aussi chose sans volonté et sans pouvoir, soumis à la fatalité : le mort l’ « entraîne », lui « suit ». La reprise du verbe « s’en aller » (« s’en vont », v35), présent dans le premier vers, et conjugué cette fois-ci au pluriel clôt le récit sur une idée de fin totale.
b) Le pouvoir de l’imagination
Ce n’est pas seulement sur ce thème que La Fontaine veut faire réfléchir le lecteur ; la même anecdote racontée par Madame de Sévigné dans sa lettre du 26 février 1672 tenait en trois phrases : « M. de Boufflers a tué un homme après sa mort. Il était dans sa bière et en carrosse : on le menait à une lieue de Boufflers pour l’enterrer ; son curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé. » Ce qui l’a frappée est le paradoxe de cette mort inattendue. La Fontaine, s’il ne néglige pas cet aspect, a développé son récit en y intégrant les pensées intimes du curé, et en modifiant ainsi la portée de l’anecdote. Celle-ci a donc pour thématique l’imagination.
La morale est d’ailleurs explicite, ce qu’il faut retenir de cet apologue est que le curé « comptait » sur le « Mort » comme Perrette comptait sur le « Pot au lait ». L’auteur invite donc le lecteur à comparer les deux fables afin d’en dégager le sens moral. « La Laitière et le Pot au lait » raconte la rêverie d’une laitière sur le profit qu’elle imagine pouvoir tirer de son lait, et se voit déjà acheter des poulets, puis un cochon, une vache et un veau ; mais dans l’exaltation de ses pensées, elle fait tomber son pot : « adieu veau, vache, cochon, couvée ». La Fontaine réutilise l’expression, mais de façon moins développée dans « Le Curé et le Mort » : « adieu le char ».
La fable invite donc à prendre en considération le pouvoir de l’imagination qui dirige nos vies.
c) Une vision pessimiste de la vie
Le lecteur constate toutefois une différence de taille entre les deux fables. Certes, le thème et la progression du récit sont les mêmes, mais la fable de « La Laitière » s’inscrit dans une thématique de vie, avec l’évocation des animaux et de leur prolifération ; la fable du « Curé » est empreinte de mort. Surtout, la rêverie de la Laitière suscite de la part du lecteur une certaine identification, comme de la part de l’auteur : « Quel esprit ne bat la campagne ? […] Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi […] Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même, / Je suis gros Jean comme devant ». La morale de la fable «Le Curé et le Mort » n’est pas lyrique, et si le fabuliste invite à se reconnaître dans le destin du curé avec l’utilisation de la première personne du pluriel (« notre vie », v36), la tonalité est différente. L’imagination chez l’homme est telle qu’elle permet des suppositions et des rêveries même à propos des morts, rien ne l’arrête : elle transforme même l’homme en être cynique et amoral, pour qui tout support est bon, tant qu’il permet l’espoir et l’essor de l’imagination.
Conclusion
Avec « Le Curé et le Mort », La Fontaine a écrit un récit plaisant, au rythme alerte, aux effets variés, d’une tonalité originale, mêlant l’humour et l’ironie. L’opposition des personnages permet de mettre en valeur les défauts du curé lascif, cupide et hypocrite, à travers lequel La Fontaine fait une satire virulente des gens du clergé, qui se préoccupent de notions plus matérielles que spirituelles.
Cette fable est aussi l’occasion pour le fabuliste de développer la réflexion amorcée avec « La Laitière et le Pot au lait » sur le pouvoir de l’imagination qui nous éloigne du réel ; dans « Le Curé et le Mort », elle apparaît comme aussi nécessaire que l’espérance, mais liée à l’égoïsme fondamental de l’être humain.