Dès le premier paragraphe Hegel marque la spécificité de l'homme en insistant sur ce qui fait sa double existence , d'une part comme être naturel, d'autre part en tant qu'esprit, c'est-à-dire en tant qu'être susceptible de prendre conscience de lui-même. En effet, nous dit Hegel :
les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon
Par cette formule l'auteur veut ici montrer que ces choses adhèrent complètement au mode d'existence naturel, qu'elles sont incapables de prendre une distance par rapport à elles-mêmes et à leur environnement, elles sont complètement intégrées la nature et ne peuvent s'en détacher. Par contre, l'homme, s'il participe à cette forme d'existence en tant qu'animal, est capable également de rompre cette immédiateté en introduisant une distance intermédiaire entre lui et le monde extérieur, recul qu'il peut établir par la conscience de soi, celle-ci lui permettant de s'extraire de l'univers dans lequel il apparaît tout d'abord. Ainsi, par la conscience, l'homme sait qu'il existe, il se perçoit donc comme une unité distincte et séparée de tout ce qui l'entoure, il existe pour soi , il n'est plus enfermé dans un mode d'existence unique et limité, comme l'animal qui est totalement soumis à ses instincts et ne peut sortir du sillon tracé pour lui par la nature, à l'opposé l'homme parvient à la vie spirituelle par ce retour sur lui-même, cette saisie de soi par la pensée que constitue pour lui la conscience.
En quoi consiste véritablement cette conscience ?
Se limite-t-elle à un simple savoir intérieur de sa propre existence ?
C'est à cette question que répond Hegel dans la suite du texte.
La conscience de soi qui permet à l'homme de se réaliser en tant qu'esprit ne semble pas, telle que Hegel nous la décrit, être donnée à l'homme sous une forme achevée et définitive, mais sous une forme qui doit se développer au cours de l'existence humaine dans la mesure où il est ici question d'une acquisition de la conscience de soi. Cette acquisition se réalise selon Hegel de deux manières , théoriquement et pratiquement.
Que faut-il entendre ici par ces termes ?
Tout d'abord il est bon de préciser que ces deux manières ne s'opposent pas et ne s'excluent pas, mais coexistent et se complètent en tout homme. Si la conscience de soi prend d'abord une forme théorique, elle ne se réalise pleinement que par l'activité pratique de l'homme qui lui donne toute sa consistance et sa véritable dimension.
Par acquisition théorique de la conscience de soi Hegel désigne ici le savoir concernant sa propre existence auquel l'homme parvient par la pensée et l'introspection en portant un regard intérieur sur lui-même; ainsi l'homme sait qu'il existe et cherche à mieux se connaître, à savoir qui il est. Hegel décrit donc ici l'aspect réflexif de la conscience de soi qui se manifeste par un retour de la pensée sur elle-même, pensée qui s'auto-analyse et cherche à se représenter tout ce qui constitue son intériorité.
tous les mouvements et replis du coeur humain; et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence; enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur
Autrement dit, même les choses extérieures, envisagées selon le point de vue de cette forme de conscience, restent fortement imprégnées de subjectivité, l'homme se les représente en quelque sorte à sa manière, sans s'être encore heurté à leur résistance, sans les avoir affrontées afin de leur imposer la marque de l'esprit humain.
Une telle forme de conscience ne peut suffire à l'homme et ne peut être pour lui pleinement satisfaisante ; en effet si la conscience humaine en restait là, enfermée en elle-même elle ne parviendrait pas à son plein épanouissement, se nourrissant de son propre contenu aucune possibilité de développement et d'enrichissement ne pourrait s'offrir à elle. Il faut donc que par son activité pratique l'homme s'affirme comme conscience de soi en faisant en sorte que celle-ci se manifeste à l'extérieur d'elle-même pour se prouver à elle-même qu'elle existe. La conscience de soi fait naître en l'homme ce désir de se manifester à l'extérieur de lui-même, en agissant sur le monde qui l'entoure :
il est poussé à se trouver lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement.
Grâce à notre conscience, la nature, le monde se présentent à nous comme quelque chose d'extérieur à quoi nous sommes étrangers et sur quoi nous pouvons agir, ainsi naît en l'homme le désir de se reconnaître dans les choses extérieures, de les utiliser comme un miroir dans lequel il retrouve son image. Ce désir il parvient à le satisfaire en changeant les choses extérieures , c'est-à-dire en marquant de son empreinte son environnement pour affirmer son existence, se prouver à lui-même qu'il existe en constatant son efficacité dans la transformation d'objets qui ne sont pas lui, qui lui sont étrangers. Ainsi, quand j'agis sur un objet extérieur pour le transformer, je perçois ensuite dans cette chose que j'ai modifiée une preuve de ma présence dans le monde, hors de moi il y a désormais présent ce qui auparavant était enfermé en moi, les choses extérieures sont ainsi marquées du sceau de mon intériorité dans lesquelles je ne retrouve que mes propres déterminations (mes désirs et mes volontés). Et c'est principalement par le travail et l'art qui sont transformation de la nature pour lui donner un sens spécifiquement humain que l'homme parvient à la satisfaction de ce désir, le travail n'est pas seulement un moyen de répondre aux nécessités liées à notre survie ; s'il en était ainsi il ne prendrait pas une forme aussi complexe et se limiterait à la satisfaction de nos besoins les plus élémentaires, si l'homme travaille c'est avant tout pour imprimer la marque de sa présence au monde extérieur et se réaliser comme conscience.
L'homme se libère ainsi de sa dépendance à l'égard de la nature, il n'est plus une chose parmi les choses de la nature, un être soumis à des lois, des principes dont il n'aurait pas conscience. Au contraire ces lois et ces principes, il les utilise pour transformer le monde extérieur et lui donner un sens proprement humain.
Par la conscience de soi s'ouvrant par l'action sur le monde extérieur l'homme devient un sujet libre, il n'obéit plus aveuglément aux lois de la nature, mais les utilise pour donner au monde une signification humaine, c'est-à-dire pour lui ôter son caractère étranger, non-humain.
L'homme agit ainsi de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.
La conscience de soi selon Hegel permet donc à l'homme de se libérer de sa dépendance vis-à-vis de la nature en humanisant celle-ci, c'est-à-dire en lui donnant une forme adaptée aux désirs et aux besoins spécifiquement humains.
Hegel montre donc par cette analyse que la conscience ne peut se réduire à un pure produit de la spéculation théorique et qu'elle ne peut en conséquence être substantifiée comme le fait Descartes qui pourrait laisser croire que la conscience n'aurait besoin de rien d'autre qu'elle-même pour exister.
Or l'expérience même de la pensée et de la vie consciente nous prouve tout le contraire. Il semble en effet que faire le vide en son esprit, c'est comme anéantir l'esprit. Et même Descartes, qui pose que tout est faux, que rien n'existe, présente en quelque sorte la conscience comme liée à autre chose qu'elle-même, ce dont elle doute quand elle conçoit, veut, imagine, sent, etc.
La conscience ne se présente donc pas comme une réalité en soi, mais comme relation au monde, comme mouvement vers l'extérieur d'elle-même, vers les choses.