Est-il possible de vraiment penser sans le langage? Dans ce texte extrait de sa Philosophie de l'esprit (1895), Hegel répond par la négative : il montre que le mot rend la pensée haute et vraie. Il prouve d'abord que le langage permet une pensée à la fois personnelle et objective ; il met ensuite en évidence le fait qu'une pensée ne pouvant être exprimée est forcément obscure, et enfin que le mot permet d'accéder à l'essence des choses.
Ce texte participe au long débat concernant les rapports entre langage et pensée, qui s'amorce dès l'antiquité avec la critique par Platon de la sophistique qui utilise le langage pour convaincre faussement et donc manipule la pensée, et s'étend jusqu'à l'époque contemporaine avec la linguistique et les philosophies du langage, voire la psychologie et la psychanalyse.
I. Analyse linéraire du texte
Tout d'abord, Hegel mentionne la "conscience de nos pensées", les "pensées déterminées et réelles". Une pensée est consciente, déterminée, réelle, par opposition à une autre floue, vague, sans objet ; une telle idée inconsistante ne pourrait être ni utilisée, ni même conçue par le sujet : celui-ci a conscience de son existence mais ne sait pas vraiment ce qu'elle est. Au contraire, si le sujet veut avoir une pensée correcte, il se doit de lui faire correspondre une réalité objective, de manière à lui associer un objet réel pour lui donner de la consistance. Cependant, n'importe quel objet concret ne peut pas convenir, car on perd alors le côté interne et de réflexion abstraite caractéristique de l'idée. Ainsi l'intermédiaire entre l'intériorité abstraite et l'extériorité concrète est le mot, qui met les deux en relation. De plus ce dernier permet la communication de l'idée, et donc l'apparition de sa véritable existence : une idée non communiquée (même à long terme) ni appliquée n'a aucune existence pour autrui, et si elle n'est pas exprimée à l'aide de mots (ou d'un autre système de notation assez objectif pour permettre à autrui de la comprendre) par le sujet, celui-ci risque fort d'en oublier la nature exacte (si néanmoins cette dernière existe), ce qui est finalement équivalent à son inexistence totale. L'application, comme l'utilisation d'un objet concret pour la transmission, n'est pas suffisante pour préserver l'essence de l'idée quelle qu'elle soit. La communication à l'aide de mots permet donc finalement de donner à l'idée l'existence objective (c'est-à-dire perceptible par tous) et, de plus, d'offrir un cadre suffisamment souple et abstrait pour garantir la conservation des caractères propres aux idées.
D'autre part, le langage conserve la subjectivité car le sujet se l'est approprié lors de l'apprentissage et aussi car il est suffisamment riche pour permettre l'expression originale d'une idée originale. De plus, la communication est le lien par excellence entre subjectivité et objectivité : l'idée est élaborée subjectivement par le sujet, connaît une phase d'existence objective lors de sa communication [note du professeur : A soi-même ou aux autres. A subdiviser:a) idée vague b)idée formulée b1) phase d'existence objective intérieure b2) phase éventuelle d'existence objective extérieure], et enfin est perçue subjectivement par l'interlocuteur ; ces états suivent le milieu physique traversé : d'humain à humain par l'intermédiaire du milieu physique transmetteur objectif (l'air, le papier et l'encre, le câble téléphonique, etc.). A noter qu'Hegel mentionne le mot, donc le langage humain, et non un système de signes quelconque, car on a vu que son raisonnement requiert un certain degré de richesse et d'abstraction. Ainsi le mot "contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute", c'est-à-dire la pensée vraie, en tant qu'il est le seul moyen de la rendre réelle, de la développer, sans la dénaturer. De plus le langage est caractéristique de l'homme, ce qui renforce encore l'affirmation précédente. Si l'on admet aussi que, dans l'éducation, le langage contribue largement à la structuration de la pensée, il n'est pas étonnant qu'il en représente la partie supérieure (ce qui rend l'argument valable pour tout langage, gagnant en universalité mais perdant en gloire car le fait que le langage humain suffise la plupart du temps à décrire les idées n'est plus une preuve de son évolution puisque le langage est la cause directe des idées supérieures [note du professeur : à clarifier]). Tout ceci permet à Hegel d'affirmer que "vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée", car le sujet se priverait alors de la partie la plus élevée de la pensée, renoncerait à la diffusion, à la progression, de ses idées, et finalement à leur existence même. D'après un exemple donné par l'auteur, cela aboutirait même à l'aliénation (cependant l'occultisme ayant eu une grande influence sur Mesmer, la valeur de l'exemple est contestable ; de plus rien ne prouve que l'on puisse généraliser).
Hegel fustige ensuite ceux qui considèrent la nécessité du langage comme un handicap pour la pensée [note du professeur : L'expérience menée par Mesmer s'inscrit dans cette vision péjorative du langage]. Selon lui, l'opinion commune selon laquelle les idées les plus élevées seraient indicibles est "superficielle et sans fondement". Outre le fait que ceci constitue une solution de facilité et une bonne excuse pour ceux qui n'arrivent pas à exprimer correctement leurs idées, une bonne idée devrait normalement être exprimable. En effet prétexter la nouveauté d'une idée [note du professeur : ou la spécificité individuelle] pour justifier son incapacité à l'exprimer est aberrant : une idée, pour constituer un progrès, doit englober et dépasser les précédentes, ou au moins viser un objet commun déjà connu, en étudiant des relations nouvelles ; ainsi a-t-elle un rapport avec le monde et les autres idées, qui ne peuvent être connues que par le langage, et est-elle donc exprimable, au moins en partie ou par son objet. Ce raisonnement ne pêche que si l'objet visé est lui-même nouveau ; mais s'il est concret il recevra un nom et sera descriptible à la manière d'une sensation, et s'il est abstrait il constitue lui-même une idée nouvelle, ce qui ne fait que repousser le problème jusqu'à ce que l'on trouve une idée ou un objet habituel et exprimable (ce qui arrive toujours sauf si l'on admet que le sujet a effectué un raisonnement infini [note du professeur : ce qui est impossible compte tenu de ses limites, l'infini devenant vite indéfini]). De plus une idée nouvelle, sans objet et sans rapport avec rien de connu ne peut même pas être maniée par son concepteur : elle ne peut qu'exister en soi, le sujet connaissant son existence mais ne pouvant la réfléchir ; c'est bien là une idée obscure. Et encore le sujet peut-il alors décrire la sensation [note du professeur : avec des mots jugés impersonnels, universels et donc insatisfaisants (argument des intuitionnistes)] que lui procure la connaissance de l'existence de l'idée. Ainsi une idée définitivement inexprimable (s'il en existe) est sans intérêt et peut être considérée comme inexistante puisqu'elle ne s'applique à rien et ne peut être utilisée dans une réflexion. Plus intéressant est donc le cas, mentionné immédiatement après par Hegel, de "pensée à l'état de fermentation", c'est-à-dire préfigurant une pensée exprimable. Dans ce cas, même si le sujet ne réussit pas à l'exprimer, son caractère exprimable peut suffire à la rendre maniable par le sujet, ceci en fonction de l'abstraction et de la nouveauté de l'idée (mesurées par le nombre d'étapes nécessaire dans le mécanisme précédent pour aboutir à un objet ou une idée directement exprimable) et aussi des capacités d'abstraction du sujet : c'est l'existence de l'exprimabilité et non le fait que le sujet s'exprime directement qui détermine la maniabilité de l'idée. Cette phase de "fermentation", où se forge l'idée dans son côté subjectif et interne, donc dans ses caractères fondamentaux [note du professeur : expression ambiguë], est laissée de côté par Hegel, qui s'occupe surtout de la phase de matérialisation, où le mot procure à l'idée son caractère objectif indispensable.
"Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie." Après avoir montré que les pensées ineffables sont obscures, donc que les pensées véritables sont exprimables, Hegel lève le dernier argument qui pourrait lui être opposé : qu'en est-il des idées mal exprimables? Hegel les classe dans la première catégorie. En effet, un langage suffisamment riche peut toujours décrire une idée, au moins partiellement. Si donc un "flux de mots" ne parvient pas à rendre la pensée, c'est, en dehors du cas où le sujet ne sait pas manier le langage ou n'a pas les capacités intellectuelles nécessaires au maniement de l'idée, que cette dernière ne peut pas être rendue par lui, et donc ne peut pas avoir d'existence externe et objective, c'est-à-dire ne contient tien de réel : elle est "indéterminée et vide", et le langage est hors de cause.
L'"existence la plus haute et la plus vraie" est donnée par le mot à la pensée car, d'après les raisonnements précédents, le mot, correctement utilisé, prouve premièrement que la pensée n'est pas vide mais plus ou moins abstraite (puisqu'en descendant l'échelle de l'abstraction on atteint un objet dicible) : il est fondamental puisque de l'exprimabilité de l'idée dépend sa maniabilité ; deuxièmement, "haute" et "vraie" sont les avatars respectifs des "subjective" et "objective" de la première partie si l'on y ajoute quelques-uns des résultats précédents ; l'abstraction et la subjectivité garantissent l'altitude [note du professeur : supériorité rationnelle], et l'emploi correct du mot (par opposition au "flux de mots" où l'on se perd) entraînant la logique est, marié à l'objectivité, un bon garant de la vérité.
Hegel affirme ensuite que la "vraie pensée" ainsi définie, par opposition à la pensée obscure, inexprimable, et bien sûr à l'opinion même vraie, est "la chose même". Même si ceci est contestable pour des objets matériels (le fait que le sujet ne puisse penser qu'avec des représentations de ces objets ne prouve pas l'adéquation de ces représentations aux objets et encore moins leur identité [note du professeur : Adéquation : Si ! dans le cas où cette pensée est vraie, vérifiée. Surtout pas identité sauf dans la conception hegelienne où raison=être]), c'est trivial pour les idées, sans contrepartie matérielle (à moins de tomber dans une version primaire du platonisme) ; c'est dans ce sens qu'Hegel semble le prendre, ceci sans restriction sur la portée de l'exposé car il considère uniquement des idées. De plus, comme le mot "employé par la vraie pensée", est la vraie pensée elle-même, puisque d'une part un "flux de mots" sans sens n'est pas employé par une pensée correcte (toujours si l'on considère que le locuteur sait utiliser pleinement le langage) ; d'autre part une "vraie" pensée, pour avoir été réalisée, doit être passée par le langage (sinon elle n'acquiert pas le statut de "vrai") puisque celui-ci est le seul moyen de la rendre objective sans la dénaturer, ce qui termine d'établir l'équivalence, il est aussi "la chose même". Donc le sujet, "en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses". Ceci n'est pas seulement vrai pour le destinataire des mots, qui ne peut connaître l'idée d'autrui qu'à leur travers, mais aussi pour le concepteur lui-même : celui-ci, avant l'élocution, n'avait en lui qu'une idée, peut-être bonne, mais sans réalité ; le mot donne l'objectivité à cette idée et, en fait, la réalise [note du professeur : il accède par là à la véritable représentation du réel, "collant" ainsi au réel lui-même].
II. Intérêt philosophique du texte
L'intérêt philosophique de ce texte est multiple. Il a des rapports divers avec plusieurs systèmes, et une étude simplement chronologique (prédécesseurs/successeurs) serait très trompeuse. On peut d'abord ainsi mentionner deux développements récents de la psychologie : en psychologie infantile d'abord, le rôle du langage, et en particulier de la syntaxe, est reconnu comme fondamental pour le développement cognitif de l'enfant ; d'autre part et au contraire, la psychanalyse postule l'existence d'un mécanisme inconscient de censure : celui-ci doit raisonner pour savoir que censurer, mais d'autre part ne peut pas utiliser le langage qui est un mécanisme conscient, et il en va de même de tous les mécanismes de l'inconscient.
D'autre part, la thèse selon laquelle le langage confère à l'idée son objectivité éclaire d'un jour nouveau la thèse platonicienne des Idées : une idée humaine est subjective, confuse, tandis que les Idées, auxquelles l'homme vulgaire n'a accès que par le langage, en les nommant [note du professeur : même pas. Les Idées comme l'Idée existent indépendamment de la capacité de qq h. à les (la) penser], sont hautes et vraies car le langage leur a conféré l'objectivité, et donc existent indépendamment de l'homme vulgaire. On peut aussi rappeler que les Grecs tenaient leur langue en haute considération.
D'autre part, ce texte préfigure le travail de Wittgenstein sur l'impossibilité du langage interne : le sujet étant seul garant des règles qu'il s'impose, il peut, à la suite d'un oubli, d'une confusion ou bien volontairement, les transgresser ; par suite un langage interne suffisamment structuré et respectant les règles de la logique est impossible à tenir indépendamment du langage courant (ce qui n'exclut pas que le sujet puisse l'utiliser si cela lui est utile : gains en rapidité, en clarté, et s'il est traduisible en langage courant qui est alors le garant de sa cohérence [note du professeur : Et la condition en dernière instance de son existence] : ce n'est alors qu'un moyen de trouver des raisonnements valables en langage normal).
Enfin, Hegel s'inscrit par ce texte dans la lignée, commençant avec Leibniz et continuant par les logiciens modernes, des chercheurs d'un langage universel : Leibniz élabore le projet, Hegel en assure ici les bases théoriques et des logiciens tels que Frege, Russel et Whitehead tentent la première réalisation du projet en proposant des modèles de langages formels (si l'on excepte certaines tentatives de langues internationales). Ainsi s'établit une hiérarchie de langages et donc de pensées : tout d'abord, la pensée confuse, existant déjà sous forme d'ébauche chez l'animal, totalement subjective ; ensuite, le langage vulgaire, déjà plus objectif, étudié par Hegel, qui réunit objectivité et subjectivité mais d'une manière un peu bâtarde ; puis, le langage totalement universel et objectif des logiciens, qui ne laisse aucune part de subjectivité, mais ignore le temps, la causalité, la modalité, et aussi les sentiments, passions etc., bref l'humanité ; enfin, au-delà se situe le langage de Leibniz, qu'il soit réalisable ou non (il est au stade d'idée en fermentation, bien que largement discuté), qui serait objectif et universel mais sans perte de la subjectivité [Note du professeur : Fin de l'histoire. Esprit absolu (conscience + monde)] (c'est exactement le rôle qu'Hegel attribue au langage, et cela pourrait servir comme définition de ce dernier).
Conclusion
Peut-on raisonnablement penser sans langage? Hegel répond clairement par la négative. Le langage est le mode d'accès obligé des idées à l'objectivité, et leur donne plus grande valeur. Ainsi Hegel apporte-t-il une contribution importante à un vieux débat [note du professeur : primordial en philosophie] qui ne cesse cependant de prendre de l'ampleur.