La Bruyère, Les Caractères - V, 9 : Arrias

Première générale, devoir entièrement validé et corrigé par un professeur.

Dernière mise à jour : 21/04/2025 • Proposé par: Loulou (élève)

Texte étudié

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi; c'est un homme universel, et il se donne pour tel : Il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle, à la table d'un grand, d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. « je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : «C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade.»

La Bruyère, Les Caractères - V, 9

En 1654, La Bruyère devient un précepteur du petit-fils du Grand Condé, Louis II de Bourbon. Il partage alors sa vie entre Versailles et Chantilly, ce qui lui permet de bien connaître la Cour et les salons mondains. En 1688, il publie Les Caractères, une œuvre inspirée et traduite de Théophraste, un moraliste grec du IVe siècle av. J.-C.

Ce livre propose une galerie de portraits types où La Bruyère raille les défauts humains et critique les abus de la Cour. Comme La Fontaine, il ne se limite pas à exposer les travers de l’homme, mais esquisse également l’idéal de l’honnête homme.

Plan

- Portrait d’un vulgaire parvenu (De début jusqu'à « le premier jusqu'à éclater »)
- Contre le modèle de l’honnête homme du 17e siècle (de « quelqu'un se hasarde » à « aucune circonstance »)
- Coup de théâtre (de « Il reprenait le fil » à la fin)

Problématique

On étudiera l’art satirique avec lequel l’auteur critique les vices de son temps en démasquant Arrias comme un imposteur.

I. Portrait d’un vulgaire parvenu

« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel ». On note plusieurs hyperboles (« tout lu », « tout vu », qu’il est « universel ») qui montrent la haute idée qu’Arrias se fait de lui-même, sa prétention. Il se fait passer pour un homme savant. La Bruyère adopte ici le point de vue d’Arrias. Les propositions élogieuses sont systématiquement mises en cause par d’autres qui révèlent le point de vue critique de l’auteur. Des verbes exprimant l’apparence trompeuse (« persuader » et « se donne pour tel ») montrent qu’Arrias n’a pas les qualités qu’il prétend posséder. Au regard de ce contrepoint, on peut relire les hyperboles élogieuses comme des antiphrases : "Arrias n’a rien lu", "rien vu".

« il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose ». C’est une nouvelle fois le point de vue de l’auteur qui nous est donné. Au moyen d’un comparatif de supériorité, La Bruyère décrit Arrias comme un imposteur. Les verbes « mentir » et « paraître » dénoncent les faux-semblants du personnage.

De « On parle à la table » à « jusqu’à éclater ». On note une anaphore en « il » (pronom personnel qui désigne Arrias). Ce procédé montre combien Arrias aime se mettre en valeur, l’importance qu’il se donne. La Bruyère blâme son narcissisme, sa fatuité. Dans « il prend la parole », il y a une allitération en « p », qui appuie le ton péremptoire.

« On parle à la table d’un Grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ». On passe d’un portrait classique à une mise en situation, à un portrait en action. On voit Arrias se comporter en société et son caractère émane de ses actions. Arrias est impoli, car il monopolise la parole et la coupe à ceux qui tentent d’intervenir. Il s’oppose en cela au modèle de l’honnête homme.

« il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ». On peut relever plusieurs figures de style ici : l'anaphore avec les « il », ainsi que l'accumulation (énumération) de « il s'oriente », « il discourt », « il récite », la comparaison « comme s’il en était originaire ».

La Bruyère nous livre la teneur des propos d’Arrias. L’anaphore en « il » traduit l’omniprésence du personnage. Son flot de paroles est d’ailleurs suggéré par l’accumulation (on en compte quatre) des compléments d’objet indirects du verbe « discourt » qui énumère les sujets qu’il aborde. La comparaison « comme s’il en était originaire » souligne la fausseté du personnage de même que le mot « historiettes », qui peut signifier de petites phrases mensongères, qui ne correspondent pas à la réalité. Le diminutif « -iettes » accentue le ridicule, et traduit aussi la superficialité du personnage, qui privilégie les anecdotes.

« il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater ». Cette hyperbole souligne l'orgueil démesuré du personnage, son autosatisfaction. Arrias est ici acteur et spectateur de lui-même. Le verbe « éclate » souligne son manque de modération et de distinction.

La Bruyère expose ici la position précaire d'Arrias.

II. Contre le modèle de l’honnête homme du 17e siècle

« Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur ». Le pronom indéfini « quelqu'un » souligne l'imposture. Les subordonnées coordonnées « et », puis plus bas « lorsque » montrent que ses interlocuteurs sont réfléchis, contrairement à Arrias qui est défini par le mensonge. Le champ lexical de la logique « contredire », « prouve nettement » marque le parallèle avec ce mensonge. Arrias de son côté ne supporte pas qu’on le contredise et s’emporte aussitôt. La négation « ne se trouble point » marque son assurance, et la métaphore hyperbolique « prend feu » révèle son intempérance et son arrogance.

« Je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Le discours direct nous donne à entendre Arrias. Les hyperboles, l’argument d’autorité et les nombreuses expansions du nom Sethon qu’il emploie (une apposition, un groupe adjectival et trois propositions subordonnées relatives) montrent quel soin il apporte à justifier ses mensonges. Cela montre aussi l’aplomb avec lequel il trompe le monde.

Arrias existe uniquement par regard des autres, et sa chute est imminente.

III. Coup de théâtre

« Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : "C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade." » L’ironie vient ici du contraste entre la « confiance » orgueilleuse affichée par Arrias et le démenti cinglant de Sethon au discours direct qui le ridiculise en montrant que les allégations d’Arrias sont mensongères. L’ironie vient aussi du ton sarcastique de Sethon qui parle de lui-même à la troisième personne, reprenant l’énonciation employée par Arrias lui-même pour prouver qu’il avait raison quelques lignes plus haut : « je l’ai appris de Sethon ».

On comprend dans cette chute qu’Arrias n’a pas rencontré Sethon puisqu’il ne l’a pas reconnu parmi les convives, ce qui prouve que ses affirmations précédentes sont mensongères. L’ironie vient ici du contraste entre la « confiance » orgueilleuse affichée par Arrias et le démenti cinglant de Sethon au discours direct qui le ridiculise en montrant que les allégations d’Arrias sont mensongères. L’ironie vient aussi du ton sarcastique de Sethon qui parle de lui-même à la troisième personne, reprenant l’énonciation employée par Arrias lui-même pour prouver qu’il avait raison quelques lignes plus haut : « je l’ai appris de Sethon ».

À la fin du texte, l'imposteur est dupé, et le lecteur amusé. On est dans l'idée du "theatrum mundi".

Conclusion

La satire de La Bruyère re pose sur une argumentation indirecte. Les personnages comme Arrias et leurs défauts sont évoqués sans être nommés directement. À l’instar de La Fontaine, il stimule l’imagination du lecteur, fidèle à l’objectif de l’apologue : plaire et instruire. Il dénonce une société de faux-semblants où courtisans et parvenus, obsédés par l’apparence et la réussite sociale et qui manquent de profondeur.

Plus largement, on peut dire que La Bruyère invite à une réflexion contemporaine. L’omniprésence des réseaux sociaux, le culte des selfies et la peur de l’invisibilité traduisent une quête similaire : le désir de se construire une identité factice, souvent déconnectée de la réalité.