Maupassant, Bel-Ami - Chapitre 7 : Le duel

La correction de l'enseignant, suite à une évaluation sur le texte.

Dernière mise à jour : 14/02/2025 • Proposé par: Abbou (élève)

Texte étudié

Mais il aperçut au bout d’une clairière une autre voiture arrêtée et quatre messieurs qui piétinaient pour s’échauffer les pieds ; et il fut obligé d’ouvrir la bouche, tant sa respiration devenait pénible.
  Les témoins descendirent d’abord, puis le médecin et le combattant. Rival avait pris la boîte aux pistolets et il s’en alla avec Boisrenard, vers deux des étrangers qui venaient à eux. Duroy les vit se saluer avec cérémonie, puis marcher ensemble dans la clairière en regardant tantôt par terre et tantôt dans les arbres, comme s’ils avaient cherché quelque chose qui aurait pu tomber ou s’envoler. Puis ils comptèrent des pas et enfoncèrent avec grand’peine deux cannes dans le sol gelé. Ils se réunirent ensuite en groupe et ils firent les mouvements du jeu de pile ou face, comme des enfants qui s’amusent.
  Le docteur Le Brument demandait à Duroy :
  — Vous vous sentez bien ? Vous n’avez besoin de rien ?
  — Non, de rien, merci.
  Il lui semblait qu’il était fou, qu’il dormait, qu’il rêvait, que quelque chose de surnaturel était survenu qui l’enveloppait.
Avait-il peur ? Peut-être ? Mais il ne savait pas. Tout était changé autour de lui.
  Jacques Rival revint et lui annonça tout bas avec satisfaction :
  — Tout est prêt. La chance nous a favorisés pour les pistolets.
  Voilà une chose qui était indifférente à Duroy.
  On lui ôta son pardessus. Il se laissa faire. On tâta les poches de sa redingote pour s’assurer qu’il ne portait point de papiers ni de portefeuille protecteur.
  Il répétait en lui-même, comme une prière : — Quand on commandera feu, j’élèverai le bras.
  Puis on l’amena jusqu’à une des cannes piquées en terre et on lui remit son pistolet. Alors il aperçut un homme debout, en face de lui, tout près, un petit homme ventru, chauve, qui portait des lunettes. C’était son adversaire.
  Il le vit très bien, mais il ne pensait à rien qu’à ceci : « Quand on commandera feu, j’élèverai le bras et je tirerai. » Une voix résonna dans le grand silence de l’espace, une voix qui semblait venir de très loin, et elle demanda : — Êtes-vous prêts, messieurs ?
  Georges cria : — Oui.
  Alors la même voix ordonna : — Feu !…
  Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien, il ne se rendit compte de rien, il sentit seulement qu’il levait le bras en appuyant de toute sa force sur la gâchette.
  Et il n’entendit rien.
  Mais il vit aussitôt un peu de fumée au bout du canon de son pistolet ; et comme l’homme en face de lui demeurait toujours debout, dans la même posture également, il aperçut aussi un autre petit nuage blanc qui s’envolait au-dessus de la tête de son adversaire.
  Ils avaient tiré tous les deux. C’était fini.
  Ses témoins et le médecin le touchaient, le palpaient, déboutonnaient ses vêtements en demandant avec anxiété :
  — Vous n’êtes pas blessé ? — Il répondit au hasard. — Non, je ne crois pas.
Langremont d’ailleurs demeurait aussi intact que son ennemi, et Jacques Rival murmura d’un ton mécontent :
  — Avec ce sacré pistolet c’est toujours comme ça, on se rate ou on se tue. Quel sale instrument !
  Duroy ne bougeait point, paralysé de surprise et de joie : « C’était fini ! » Il fallut lui enlever son arme qu’il tenait toujours serrée dans sa main. Il lui semblait maintenant qu’il se serait battu contre l’univers entier. C’était fini. Quel bonheur ! il se sentait brave tout à coup à provoquer n’importe qui.

Maupassant, Bel-Ami - Chapitre 7

Bel-Ami est un roman d’apprentissage de Guy de Maupassant décrivant l’ascension sociale de Georges Duroy, un arriviste qui parvient à ses fins en séduisant les femmes. Paru en feuilleton dans la revue Gil Blas au cours du mois de mai 1885, Bel-Ami est généralement considéré comme un roman de la veine naturaliste, visant à raconter la vie d’un personnage de manière très scientifique, en décrivant un cadre spatial, temporel et social extrêmement précis.

Dans notre passage, Georges Duroy est provoqué en duel par un journaliste inconnu. La moment du coup de feu nous est raconté du point de vue de Duroy, tourmenté par la peur. Mais si la scène du duel est traitée de façon réaliste, l’attitude du personnage principal semble, par opposition, déconnectée de l’événement.

Comment l’auteur parvient-il à inscrire un contexte presque surnaturel dans une scène profondément réaliste ? Nous étudierons dans un premier temps la part du réalisme dans cette scène de duel, puis nous nous attacherons à démontrer le caractère surnaturel qui semble prendre possession de Georges Duroy.

I. Une scène réaliste

Dans ce passage, est décrite de façon très réaliste, une scène de duel.

a) Une scène de duel

Le cadre spatial nous est indiqué « au bout d’une clairière », ainsi que les différents intervenants du duel « Les témoins » « le médecin », » « le combattant ». Nous pouvons également relever l’emploi du champ lexical des armes : « Rival avait pris la boîte aux pistolets » ; « on lui remit son pistolet » ; « au bout du canon ».

b) Une description détaillée du protocole

Les différentes étapes du protocole s’enchaînent au moyen de connecteurs logiques (mots de liaison) et compléments circonstanciels de temps qui aident au déroulement du récit : « Les témoins descendirent d’abord, puis le médecin et le combattant », « puis marcher ensemble dans la clairière […] tantôt dans les arbres, comme s’ils avaient cherché quelque chose … », « Puis ils comptèrent des pas […] en groupe ».

Le protocole du duel est dépeint pas à pas, de façon très détaillée « Duroy les vit se saluer avec cérémonie », « Puis ils comptèrent des pas et enfoncèrent avec grand peine deux cannes dans le sol gelé », « Ils se réunirent ensuite en groupe ».

c) Une scène ancrée dans la réalité

Cette scène se trouve ancrée dans la réalité ; en effet l’auteur fait appel à plusieurs occurrences de l’ordre du tangible (qui peut être touché) et des sens : « Vous vous sentez-bien ? », « quatre messieurs qui piétinaient pour s’échauffer les pieds », « Ses témoins et le médecin le touchaient, le palpaient… ».

L’emploi de phrases déclaratives et injonctives telles que « Jacques Rival revint et lui annonça tout bas avec satisfaction : - Tout est prêt. La chance nous a favorisés pour les pistolets », « Alors la même voix ordonna : - Feu !… », montrent les différentes interactions et actions entre les protagonistes, et contribuent à animer la scène.

II. Un personnage "hors de lui-même"

Si le duel, décrit de façon très détaillée et tangible, apparaît comme une scène réaliste, paradoxalement, Duroy, paralysé par la peur, semble se soustraire à cet événement et s’évaporer dans un espace surnaturel.

a) Une réalité qui s'échappe

La gradation « Il lui semblait qu’il était fou, qu’il dormait, qu’il rêvait, que quelque chose de surnaturel était survenu qui l’enveloppait » semble opposer la rationalité du reste de la scène à l’attitude de Duroy. En effet, la proposition principale « Il lui semblait », contient un verbe d’état « semblait » qui nous indique qu’il est question du ressenti un peu flou de ce dernier. Les quatre propositions subordonnées s’enchaînent et insistent sur la nécessité pour Duroy d’échapper à la réalité.

Dans une même phrase, l’auteur fait ainsi allusion à la folie, à l’onirisme (monde du rêve), au surnaturel, comme si Duroy accédait à un monde parallèle. La tournure qui revient à plusieurs reprises dans les pensées de Duroy « Quand on commandera feu j’élèverai le bras » est comparée au rythme d’une prière « Il répétait en lui-même comme une prière ». Cela accentue l’idée d’une forme de superstition, voire de "mantra" (invocation utilisée dans l’hindouisme) propre à engourdir la peur du personnage.

b) L'inaction de Duroy

De nombreuses tournures négatives et restrictives indiquent l’inaction de Duroy « Il n’écouta rien de plus, il ne s’aperçut de rien ». Les verbes d’action sont annulés : « Il le vit très bien, mais il ne pensait à rien qu’à ceci ». Ici la conjonction « mais » suivie de la tournure négative annule, en quelque sorte, le verbe « voir ». L’emploi du pronom indéfini « on », montre que les autres agissent à la place de Duroy et qu’il n’a aucune réaction « On lui ôta son pardessus. Il se laissa faire. On tâta les poches de sa redingote », « Puis on l’amena jusqu’à une des cannes piquées en terre ».

Les personnages qui gravitent autour de Duroy semblent s’évanouir dans l’espace. Ainsi, on peut observer l’emploi de pronoms indéfinis et de synecdoques (la partie pour le tout) pour désigner l’un des intervenants du duel, comme s’il était invisible : dans « Une voix résonna dans le grand silence de l’espace » , avec ici le pronom indéfini « une », ou dans « Alors la même voix ordonna ». De même, l’auteur désigne l’adversaire de Duroy par une périphrase (exprime par un groupe de mots ce qui pourrait l’être par un seul) et il ne semble être qu’une vague silhouette : « l’homme en face de lui demeurait toujours debout ».

c) Un acte inconscient du héros

L’acte du duel lui-même semble totalement échapper à Bel-Ami. En effet, il tire sur son adversaire sans même s’en rendre compte, et c’est la vision du nuage de fumée produit par le tir, qui lui indique que le duel est terminé : « il vit aussitôt un peu de fumée au bout du canon de son pistolet », « il aperçut aussi un autre petit nuage blanc qui s’envolait au-dessus de la tête de son adversaire ».

On peut observer l’emploi de verbes relatifs à la vue « il vit », « il aperçut » qui nous montre que c’est par le champ visuel que Duroy reprend contact avec la réalité.

Conclusion

Si Georges Duroy se trouve dans l’obligation de combattre en duel avec l’adversaire bien défini qu’est Langremont, dans le cadre d’un protocole fort détaillé par l’auteur, il semble que sa peur prenne le dessus et l’enferme dans un "brouillard sensitif" (qui concerne les sens). Cette opposition entre description réaliste et monde parallèle montre toute l’ironie de l’auteur qui place Bel-Ami en posture d’"anti-héros".

Nous pouvons retrouver cette opposition d’un monde réel à un monde fantastique dans une nouvelle du même auteur : Le Horla. L’incipit place en effet le protagoniste dont un cadre réaliste (la Normandie), puis le personnage s’en échappe peu à peu pour rejoindre le monde du fantastique.

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